P. Fort (p. 3-12).
II.  ►

LE
Bataillon de Cythère

I

CES DAMES — PROTECTEURS ET PROTECTEURS — SPLENDEUR ET MISÈRE.

L’esprit n’est pas seul à courir les rues ; un de ses compagnons les plus habituels, le vice, tient souvent toute la place sur le trottoir et force l’honnêteté à prendre la chaussée afin d’éviter son contact : encore cette chaussée est-elle maintes fois encombrée d’équipages brillants aux harnais luxueux, aux ressorts moelleux dans lesquelles se prélasse le vice, toujours.

Dans cette rapide étude nous espérons donner à nos lecteurs une idée précise de ce qui forme les contingents de cette innombrable armée ; des chefs, des étoiles, des sommités, enfin de tout ce qui est arrivé à la force du ventre sinon du poignet ; nous descendrons aux humbles et sordides troupiers croupissant dans la boue noire et fétide des bouges où s’ébat le vice misérable, trouvant dans son exercice à peine de quoi remplir ce pauvre ventre si travailleur hélas ! qui porte à lui seul le poids des maigres affaires, chargé de faire vivre sa propriétaire toujours en ménage avec un souteneur affamé, assoiffé aussi, le plus dur, le plus exigeant des deux, allant jusqu’à frapper à coups de pieds la partie la plus active, qui n’en peut mais !

L’État-major, coté à haute, très haute cote, fantaisistement blasonné, sérieusement diamanté, est formé en majeure partie de très médiocres cabotines tourmentées de la gloire des planches et y montant surtout parce qu’elles savent qu’elles y pourront déployer tout le luxe de leurs beautés, les exhibant à toute une salle, réservant le toucher aux intimes de la coulisse : elles savent aussi que là se tient le marché le plus cher, où les choses acquièrent d’autant plus de valeur qu’elles sont mieux présentées et à une plus grande clientèle. Le rôle importe peu, le meilleur est celui au maillot le moins couvert.

Le rôle joué, les amants trouvés, l’artiste de rencontre quitte la scène, sauf à y revenir plus tard tenter une nouvelle fortune.

Sa vraie vocation c’est la fête dans toute sa splendeur avec changements de protecteurs et de domiciles, allant des petits hôtels — oh ! leurs rêves ! — à l’entresol plus modeste ; de l’entresol à la ville de province où la plus sage termine une vie galante bien remplie de soupers, de bals, de toutes les fêtes que l’oisiveté remuante sait inventer pour charmer les loisirs des jours et des soirs — en attendant les nuits vaillantes.

L’hiver se passe à Paris, avec la saison de Nice comme entr’acte ; le Grand-Prix couru, les malles s’emplissent et l’on part à la mer, aux eaux, en excursions suivant le caprice, le goût, la mode de l’année ; c’est parfois le moment choisi des ruptures… Elle s’en va seule dans l’espoir de trouver dans ses voyages une nouvelle passion pour remplacer celle envolée. — Hélas, le rastaquouérisme fleurit mieux l’été, dans les relations de campagne, et les lapins pullulent ; — mais il n’est pas possible de rester à Paris l’été, la réputation d’une horizontale a ses exigences.

On revient avant les protecteurs que les devoirs mondains retiennent dans les châteaux, en famille, pour la chasse — c’est l’époque du guerluchonnage effréné — puis, l’hiver revenu, la vie reprend son cours de fêtes, de soupers, de théâtres. Ces pauvres femmes suivent l’existence des vraies mondaines sans avoir la compensation de celles-ci à leur fatigue. — Au moins la femme du monde couche seule quelquefois.

Mais aussi on est de l’État-major dont la notoriété balance celle des maisons les plus citées. Il en est d’aussi jolies qui s’en tiennent à un rêve plus modeste, se contentent d’un luxe douillet, seyant à leur genre de beauté pas tapageuse, préfèrent, une fois la main mise sur l’homme rêvé, s’enrichir lentement mais sûrement et ne pas courir la chance douteuse des fêtes continuelles avec leurs brusques ressauts qui désarçonnent les meilleures monteuses.

Monteuse de coup celle-là : elle persuade son seigneur que la noce ne vaut rien à l’estomac d’un homme du monde ; il ne se range pas, elle le range, se fait indispensable à ses vices et à sa santé, lui prépare chaque soir la tisane bienfaisante, jette dans la tasse, discrètement, la drogue excitante nécessaire au réveil des sens paresseux.

Au sortir d’une liaison, il reste à cette prévoyante autre chose que le souvenir : elle ferme le compte courant de l’amant et passe par profits la somme assez ronde qu’elle a su acquérir — salaires des soirées tranquilles passées sous la lampe à la lumière paisible, rénumération des nuits énivrantes qu’elle savait embellir encore par sa science profonde de la volupté — argent bien gagné qui lui permet d’envisager l’avenir avec des yeux sereins, un sourire confiant : ses vieux jours sont assurés.

Elle devient rare, la femme galante sachant faire un intérieur à l’amant revenu des fêtes turbulentes ; il faut maintenant — voyez Mensonges — la recruter dans le monde même, dans le vrai monde, et celle de ces dames qui y consentent ont des prix si élevés que toutes les bourses n’y peuvent atteindre.

La diffusion des fortunes, la rapidité avec laquelle elles s’effondrent en ces temps de cracks de tous genres, et aussi la pingrerie naturelle aux gens de fortune récente ont créé la commandite pour ces dames ; j’entends la commandite reconnue, admise, l’autre, celle que fondent souvent par leur seule adresse les entretenues, exista de tout temps.

On a aujourd’hui une part d’horizontale comme on a une part d’action ; en arrivera-t-on à libérer la première et à l’offrir comme on offre les actions — en échange d’un service ou d’un emploi honorifique ?

Il est impossible de dépeindre complètement, avec anecdotes à l’appui, le genre de vie que mène l’État-major de l’armée du Vice : il faudrait pour cela citer tel nom, décrire tel hôtel, tel boudoir… et se voir ensuite traîner sur le banc d’infamie par ces dames, car aucune d’elle n’acceptera d’être incorporée dans cette armée ; elles sont semblables en cela à une de leurs inférieures qui s’écriait :

— Je veux bien me traiter de vache, mais je ne veux pas qu’on me le dise.

C’est tout au plus si elles consentent à accepter les noms si doux sous lesquels on les désigne aujourd’hui.

La situation acquise est assez facile à conserver jusqu’à un certain âge, notez que je ne dis pas jusqu’à un âge incertain ; il est de ces dames qui firent les beaux jours du second Empire et qui font encore les belles nuits de la troisième République.

À quel enchanteur doivent-elles le secret de paraître toujours jeunes aux yeux éblouis des générations qui se succèdent à leurs genoux ?

Le philtre est commun, bien que toujours efficace, la bêtise humaine suffit à ces dames pour les maintenir au rang qu’elles ont acquis ; la mort seule les fera oublier, mais avant de succomber elles auront lutté bien longtemps !

Elles savent si bien appliquer le dicton :

Où le père a passé, passera bien l’enfant !

Un peu de prévoyance est souvent nécessaire à celles qui veulent résister ; le luxe qui les pare est l’ingrédient indispensable à l’assaisonnement d’une beauté dont on n’aperçoit plus que le vestige ; si le luxe s’évanouit, le fantôme fait place à l’affreuse réalité, le sceptre de la galanterie fait presque instantanément place au balai de bouleau, au cordon de la loge.

Adieu paniers ! il ne reste plus à la courtisane déchue qu’à faire danser l’anse de celui qui contient les provisions pour la cuisine.

Dans les demoiselles de la haute noce il se rencontre une catégorie qui n’a pas même la fidélité relative des horizontales de marque — de marque, sans doute parce qu’elles sont marquées au chiffre de leur propriétaire, comme son linge et sa vaisselle ? — Dans les petits théâtres, dans les entresols, dans les endroits réputés, on en trouve qui, pour un chiffre raisonnable, consentiront à tromper l’amant en titre et à figurer pour un soir dans une fête intime soit en tiers dans un ménage qui ne sait plus se suffire à lui-même, soit comme quatrième dans une partie carrée, soit comme simple partenaire dans un duo unique et passager — de passager on fait passe, c’est ainsi que la dame appelle le service qu’elle rend à un assoiffé d’amour rapide, dans une maison choisie dont la propriétaire est sa providence dans les jours difficiles.

« — Ils sont trop ! » s’écriait un grenadier de l’Empire. Celles-là ne sont pas moins ; triste armée sans cesse en bataille, sans espoir de jamais vaincre, recommençant chaque soir la mêlée ; souvent chargée par un ennemi impitoyable qui malmène les prisonnières, heureuses encore si elles s’en tirent avec quarante-huit heures de Dépôt. Quant aux blessées…, un



On a aujourd’hui une part d’horizontale comme on a une part d’action.

repos salutaire et administratif leur permet de rentrer bientôt dans le rang et de combattre à nouveau.

Dès la tombée de la nuit, la campagne commence, les embuscades se dressent ; les éclaireurs, reconnaissables à leur démarche traînante, au déhanchement invétéré, s’en vont faire le guet et la lutte s’entame ; le passant sollicité, frôlé, capté, doit céder, sinon les injures, les menaces pleuvent ; bien heureux si juge de prise douteuse il peut d’éloigner sans encombre ; le malheur veut-il qu’il inspire confiance ; l’araignée du soir l’enlace, donne au souteneur prévenu le temps d’arriver… et promptement on l’assomme, on le dépouille, et s’il a le mauvais goût de témoigner par ses cris autre chose que de la satisfaction, les couteaux ne sont pas fait pour seulement peler des pêches.

Ne soyons pas si noir, bien qu’encore fréquent ce tableau l’est moins que cet autre :

Boulevards extérieurs huit heures du soir à une heure du matin, hiver ou été, au choix.

Des femmes vont et viennent par groupes, dans un espace restreint ; elles causent de la dureté du temps, de la rareté du client, de son avarice, de ses exigences, du marlou et de sa jalousie… Un miché probable s’avance, les femmes se séparent, l’une d’elle attaque :

— Viens-tu beau garçon ? je suis très polissonne.

— Pas ce soir, j’ai pas le rond.

— Mais si, t’as bien deux francs ?

― J’te dis que j’ai pas le rond !

— Voyons, t’as trente sous !

— P’t-être pas !

— Viens tout de même, fait la femme qui a compris ; c’est un râleur, elle en tirera ce qu’elle pourra.

L’autre, sa compagne restée toute seule, bat l’asphalte d’un pas plus rapide, chantonne pour se distraire en attendant le retour de la travailleuse.

Dix minutes se passent, elles se rejoignent.

— Combien ?

— Quarante sous, ma chère, et avec ça exigeant comme tout. C’est épatant, ces cochons-là faudra bientôt turbiner à l’œil ! Allons boire un punch, dis ! Elles s’éloignent, bientôt rejointes par un homme qui fond sur elles, cogne sur celle qui sort du turbin comme elle l’a dit, lui prend la braise et s’en va en proférant des menaces terribles.

— J’te crèves si tu bouges du bitume ! s’pèce de feignante.

Pleurante, décoiffée, la figure rougie par la bâfre, la femme se remet à sa promenade, résignée, elle sait qu’il n’y a pas de rébellion possible, c’est son homme, il a tous les droits. Au reste, il la protège contre tous ceux auxquels il prendrait fantaisie de le suppléer dans la distribution libérale gnons.

Pauvre soldat ! voilà son sort ! à peine une boule de son péniblement gagnée, son protecteur à lui, à l’encontre de ceux des gradés, lui dévore, lui boit tout, lui laissant à peine de quoi suffire à l’entretien de ses haillons, tandis qu’il guette patiemment chez le troquet, contrôlant ses passes, venant à la caisse aussitôt qu’il la voit réapparaître.

Il y a bien la caserne, autrement dit le gros numéro, mais alors elle ne serait plus libre.

Le souteneur, dont nous nous occuperons d’une manière plus étendue tout à l’heure, est d’institution aussi ancienne que la fille. Nous ne voulons pas faire d’érudition à coups de bouquins remués à tort et à travers, en tirer des citations tronquées ou dénaturées, comme se le permet l’auteur de plusieurs études de ce genre, où l’inexactitude le dispute à l’imbécilité ; nous ne donnerons pas au lecteur la monographie fastidieuse du souteneur depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours.

Constatons seulement qu’il existe, c’est suffisant ; constatons aussi que le supprimer serait chose presque facile si l’autorité montrait à son égard une rudesse dont personne, sauf, les intéressés, ne saurait la blâmer.

Peu de femmes échappent à la loi du souteneur, surtout dans les quartiers excentriques, celles qui ne se prostituent que le soir, après leur travail, ont parfois pour protecteur un individu dont la manière de voir est semblable à la leur : c’est un ouvrier économe, peu buveur, évitant les querelles, les batailles, n’intervenant auprès de sa marmite que dans les cas extrêmes… Ils finissent par s’épouser et s’établir avec les fonds recueillis pendant les années de travail.