P. Fort (p. 56-60).
◄  VI.
VIII.  ►

VII

DE LA GRANDEUR À LA DÉCADENCE

Du train qu’elles mènent, ces dames vieillissent vite ; malgré le soin qu’elles prennent de dissimuler leurs rides et leurs cheveux blancs, elles n’arrivent qu’à s’illusionner seules sur leur décrépitude : l’amour et ses revenus font faux bond à l’ancienne prêtresse. Que devenir ?

Proxénète.

Honnête femme.

Rouleuse de bouges.

À celle qui a su conserver de belles relations, [Il reste]



Après la passe.

la ressource de se mettre pourvoyeuse ; ne travaillant plus pour son compte, elle fait la commission ; cela ira ainsi jusqu’à la fin, ou à peu près.

À celle qui, prévoyante de l’avenir, aura su amasser quelques sous, même quelques billets bleus, il reste un beau mariage à faire avec quelque jeune homme distingué (l’annonce le dit du moins) désirant faire le bonheur d’une vieille rouleuse, en mangeant le produit de ses veilles. Dans cette série-là, il en est qui préfèrent se retirer seule à la campagne, jouer à la châtelaine, faire du bien aux pauvres, après en avoir tant fait aux riches.

À la cigale, ayant chanté jusqu’à l’extrême automne, il reste la rue ; borgne, sinistre, aux coins noirs et pestilentiels ; les palissades des démolitions, les constructions inachevées, aux plâtres humides, elle ira sans but, suiveuse d’ivrognes, gibier d’agents, toujours aux aguets. Ses rares moments de calme s’écouleront dans un bouge infâme.

La rue des Filles-Dieu, récemment élargie, assainie, possédait les plus horribles spécimens de ces bouges ; on en rencontre encore quelques-uns dans les rues Brise-Miche, Simon-le-Franc, etc. Dans les escaliers de ces maisons, on monte à quatre pattes ; il est impossible, à moins d’être de très petite taille, de se tenir debout ; la rue est encombrée, pavée d’ordures puantes, nauséabondes, les portes basses, fermées par des battants à claire-voie que l’on enlève la nuit venue, donnent sur des allées sombres, où jamais le jour ne pénètre ; les dalles disjointes ; brisées, se soulèvent et forment des accidents de terrain fort capables d’amener des accidents de personnes ; l’escalier grimpé, on pénètre dans un taudis lamentable, où séjourne une âcre odeur ; l’odorat distingue l’émanation d’une lampe à pétrole falsifié, mélangée à celle de parfums populaires, le tout dominé par un goût de moisissure et de bestialité… Aux fenêtres des loques pendent, prétentieuses et sales ; ce sont les rideaux que tire la fille qu’accompagne un client… Aux murs, d’invariables nudités chromolithographiées, une rose en papier aux teintes passées, des médaillons en plâtre achetés aux italiens qui brocantent ces épreuves des chefs-d’œuvre antiques.

Une vague commode porte une cuvette et un pot à l’eau, couverts d’une serviette aux longues traînes de crasse, deux chaises dans l’étroit passage laissé par la couchette de fer, dont l’absence de drap est dissimulée péniblement par une béante couverture d’indienne, aux blessures effilochées produites par les pieds des clients.

Dans ces chambres de passe, la fille (pauvre vieille fille !) usée vient terminer là une carrière trop remplie ; il en est plusieurs qui, lors de la démolition de la rue des Filles-Dieu, ne purent retrouver de logis ; trop vieilles pour aller exercer ailleurs leur triste métier, on les casa dans les hospices, à la Salpêtrière, où l’on put.

Heureuses encore, celles-là ! elles auront le vivre et le couvert. Mais les autres, il arrive malgré tout que la décrépitude a fait de ces êtres, autrefois gracieux et attrayants, des monstres repoussants, à l’haleine empoisonnée d’alcool, à la voix rauque, aux yeux chassieux, aux mains tremblantes… Que deviennent-ils ?

Le matin aux portes des casernes, des restaurants charitables, des maisons signalées comme distribuant le sou quotidien ou hebdomadaire, vous verrez une longue queue de mendiants, misérables, loqueteux, frissonnants sous le gel qui mord leur peau mal abritée par des haillons sans forme ni couleur ; ils attendent… Et tout le jour ils vont et viennent, déambulent à travers l’immense ville, courant d’une maison à l’autre, parfois arrivant trop tard, l’heure est passée !… Alors les yeux pleins de larmes, le dos voûté, les jambes cassées par la fatigue des longues courses, ils s’en vont ; dans un cabas ils traînent tout ce qui constitue leur avoir : de vieilles croûtes qu’une charitable ménagère qui n’a pas de chien à nourrir leur réserve, des choses pourries glanées sur les tas, le matin, aux Halles, parfois un sou… Le soir, les dessous de ponts, les carrières, tout ce qui est trou habitable reçoit son hôte… Et le sommeil clôt leur paupière… Rêvent-elles aux splendeurs passées, les pauvres travailleuses de l’amour ?… Quels beaux rêves alors !