Le Zend-Avesta (trad. Darmesteter)/Volume III/Chapitre VII/I


 
Traduction de James Darmesteter

Édition : Musée Guimet. Publication : Ernest Leroux, Paris, 1893.
Annales du Musée Guimet, Tome 24.


INTRODUCTION
CHAPITRE VII
Rédaction de l’Avesta
I
Distinction des textes dont le fond est récent et des textes dont le fond est ancien. - Date des Gâthas, type des textes de la première classe. Se place, d’une façon générale, entre le ier avant notre ère, époque de l’élaboration du Néo-Platonisme, et l’époque du roi Huvishka dont les monnaies présentent l’Amshaspand Shahrêvar ; d’une façon plus précise, mais hypothétique, entre Philon d’Alexandrie et Huvishka ; probablement sous Vologèse Ier, le premier éditeur de l’Avesta (troisième tiers du ier.


I

Ainsi l’analyse intérieure des textes confirme et précise le témoignage extérieur de l’histoire et distingue dans l’Avesta deux éléments : l’un dont le fond est antérieur à l’époque d’Alexandre, l’autre dont le fond est postérieur à cette époque. Les textes dont le fond est post-alexandrin sont, par définition, nouveaux tout entiers, dans le fond et dans la forme, et ne peuvent pas être le remaniement de textes préexistants. Les textes dont le fond est pré-alexandrin, en tout ou en partie, peuvent être le remaniement de textes antérieurs, et pour eux la question se pose de savoir si le Zoroastrisme ancien, celui des Achéménides, possédait un livre sacré, un Avesta, dont ils pourraient dériver. Les Gâthas sont le type des textes post-alexandrins : les parties législatives du Vendidad sont le type des textes dont le fond est pré-alexandrin. Essayons d’abord de déterminer d’une façon plus précise la date des Gâthas, qui sont à la fois et la partie neuve du Zoroastrisme et la partie ancieime de la rédaction actuelle, puisque tout le reste de l’Avesta les cite sans cesse et s’y réfère.

La date des Gâthas se place entre des limites assez restreintes. On a déjà vu qu’elles ne peuvent être plus anciennes que le ier siècle avant notre ère, ou peut-être même que Philon d’Alexandrie : car le degré d’élaboration qu’elles présentent des idées néo-platoniciennes nous reporte dans l’atmosphère intellectuelle qui a créé Philon ou que Philon a créée. Quant à la limite au-dessous de laquelle on ne peut descendre, elle nous est donnée, si je ne m’abuse, par la numismatique des rois indo-scythes.

Nous savons qu’au milieu du ier siècle de notre ère, l’Inde du nord était au pouvoir de peuplades d’origine scythique, que les Chinois appellent Yué-tchi et les Indiens Çakas. Ils avaient détruit l’empire grec de Bactriane vers l’an 125 avant notre ère ; et un siècle plus tard ou plus, unifiés sous le nom de Kushans, ils passaient dans l’Inde et fondaient au nord un empire qui devait durer plusieurs siècles. Le plus grand de leurs empereurs, Kanishka, qui fut intronisé l’an 78 de notre ère[1], et son successeur Huvishka, qui régna d’environ 110 à 130, ont laissé d’innombrables monnaies, qui nous ont rendu, outre les divinités brahmaniques et buddhiques, presque tout le panthéon de l’Avesta. Or ces monnaies zoroastriennes de la fin du ier siècle de notre ère nous offrent les noms des divinités mazdéennes, non pas sous la forme que nous trouvons dans l’Avesta, la forme zende, mais sous la forme dérivée du zend, celle que présentent les livres parsis[2]. Ainsi Mithra n’est pas ΜΙΤΡΟ ou ΜΙΘΡΟ, mais ΜΙΙΡΟ, qui est déjà la forme persane Mihir : à la même époque, concordance significative, Mithridates disparaît de l’onomastique parthe et fait place à Meherdates (an 47 de notre ère)[3]. Le génie guerrier Khshathra vairya paraît, non pas sous une forme Σαθρο-οριο[4], qui est la transcription grecque que l’on attendrait pour la forme zende, mais Σαορηοαρ[5], c’est-à-dire Shahrê, qui est la forme pehlvie-parsie dérivée. Tishtrya ou Tighri n’est représenté, ni par Τισταρο, ni par Τιγρι, mais par ΤΕΙΡΟ[6], c’est-à-dire par Tir تير, dérivé moderne de Tighri : un siècle plus tôt, au temps de Sylla, Tigrane présentait encore la forme archaïque. Je ne parle pas des formes ΟΑΔΟ, ΟΑΝΙΝΔΑ, pour vâta, Vañainti, qui présentent déjà l’affaiblissement du t médial en d, caractéristique de la période moderne.

Toutes ces formes d’origine avestéenne prouvent qu’à la fin du ier siècle de notre ère, la langue était déjà sur l’étage du pehlvi, c’est-à-dire qu’au milieu de la période parthe le zend était une langue morte. Cela ne suffit point sans doute pour établir que les Gâthas ont été écrites avant le règne de Kanishka, car elles ont pu être écrites dans une langue morte. Des formes comme Mihir et Tir, dérivées de mots qui ont appartenu de tout temps à la langue populaire, ne supposent pas nécessairement la préexistence des textes où l’on rencontre les formes Mithra et Tighri : elles supposent seulement la préexistence de ces formes dans la langue. Mais parmi les divinités zoroastriennes des Indo-Scythes, il en est une dont le nom ne laisse pas place à la même incertitude et porte son état civil en lui-même : c’est Σαορηοαρ ou Shahrêvar. En effet, l’expression dont Shahrêvar dérive phonétiquement est une expression artificielle, née dans le cercle de l’école ; c’est une création de la théologie, qui a sa racine, non dans la langue populaire, mais dans le livre : Khshathra vairya n’existe que par les Gâthas : il fallait donc que les Gâthas fussent déjà existantes pour que Shahrêvar naquît. Or Shahrêvar ne s’est trouvé jusqu’à présent que sur les monnaies de Huvishka[7], c’est-à-dire de l’an 110 à l’an 130 environ : d’où il suit que les Gâthas ont dû être composées avant l’an 110 de notre ère. Leur date se place donc d’une façon générale dans le ier siècle avant ou après le Christ. Si l’on admet que la conception de Vohu Manô est sortie de l’école de Philon, le ier siècle avant le Christ sera hors de cause et leur date se placera dans le ier siècle de notre ère. C’est précisément le siècle qui a vu Vologèse et la première tentative de faire un Avesta[8], et l’on pourrait voir dans la composition des Gâthas le premier produit de cette tentative[9]. Les Gâthas auraient donc été composées entre l’an 34 et l’an 78 de notre ère, soit dans le troisième tiers du ier siècle.


  1. Point de départ de l’ère scythe ou çaka, qui marque, non pas la date de l’anéantissement des Scythes, comme le veut la tradition postérieure, mais l’avènement de leur plus grand roi (Oldenberg, Indian Antiquitry, 1881, 289-328).
  2. Sur ces monnaies zoroastriennes, voir la belle étude de M. Mark-Aurel Stein (Iranian deities on Indo-Scythic coins dans l’Indian Antiquary, 1888).
  3. Tacite, Annales, XI, 10.
  4. L’Hémérologue cappadocien a Ξανθριόρη.
  5. Lu avant Stein Ραορηοαρ : M. Stein a mis hors de doute la valeur Σ (= sh) du second Ρ des monnaies indo-scythes.
  6. Peut-être faut-il laisser de côté l’exemple de Τειρο, car on trouve déjà Tiridate au temps d’Alexandre : mais Tigranes laisse croire que l’écriture Tiri- pourrait bien être une transcription erronée pour Tigri-.
  7. C’est le seul Amshaspand que l’on ait encore trouvé sur les monnaies indo-scythiques : cette exception s’explique aisément si l’on se reporte à son caractère, qui le rendait plus intéressant que les autres pour des peuples peu spéculatifs : c’est l’Amshaspand de la royauté guerrière, armée pour réprimer le mal, et les monnaies le représentent en Arès, portant le casque grec et l’armure, et s’appuyant d’une main sur la lance et de l’autre sur le bouclier (Percy Gardner, Coins of the Greek and Scythic kings, etc., pl. XXVIII, 17 ; cf. nos 18-19). Son absence sur les monnaies de Kanishka concorde bien avec la chronologie littéraire : si les Gâthas n’ont été composées que vers l’an 70, on ne peut s’attendre à trouver immédiatement leur action imprimée sur les monnaies indo-scythes. Les divinités zoroastriennes de Kanishka sont les divinités du Zoroastrisme ancien, Athro, le Feu ; Mao, la Lune ; Miiro, Mithra ; Oado, le Vent ; ou des divinités nouvelles, mais d’un caractère encore naturaliste : Orlagno, Verethraghna ; Farro, la Gloire royale ; et Arooaspo ou Drooaspo (vol. II, 432).
  8. Voir p. xxiii-xxiv.
  9. La tradition a conservé et consacré les noms de quatre docteurs de cette époque qui auraient relevé la religion : Erezva et Srûta-Spâd, Zrayah et Speñtô-Khratu (Yt. XIII, 115, note 235). Ce serait se lancer dans le roman que de leur attribuer la composition des Gâthas. Mais on pourrait soupçonner dans la série à laquelle ils appartiennent une liste de saints de l’époque qui a vu naître le Néo-Zoroastrisme et les Gâthas.