Le Zend-Avesta (trad. Darmesteter)/Volume III/Chapitre VI/I


 
Traduction de James Darmesteter

Édition : Musée Guimet. Publication : Ernest Leroux, Paris, 1893.
Annales du Musée Guimet, Tome 24.


INTRODUCTION
CHAPITRE VI
La légende de Zoroastre
I
La personnalité de Zoroastre appartient à la religion pré-alexandrine. - La διαδοχὴ (diadochê), des grands maîtres du Magisme. — La légende de Zoroastre dans le Néo-Zoroastrisme ; dans les Gâthas et l’Avesta ou prose. — Sa naissance miraculeuse. — Naissance miraculeuse de ses trois fils à venir. — Ses rapports avec le roi Vishtâspa. — Sa naissance rentre dans le cycle des mythes de Haoma. — Caractère artificiel des mythes relatifs à ses fils.


I


L’œuvre du Magisme modique est symbolisée dans le nom do Zoroastre. Nous avons à peine jusqu’ici proiioacé ce nom et les développements qui précèdent résolvent en partie et en partie transforment la question do Zoroastre. Nous n’avons plus, en effet, à nous demander si le Zoroastrisuie, tel qu’il paraît dans l’Avesta, est l’œuvre d’un ancien législateur, Zoroastre, et, encore moins, si dans la partie la plus antique de notre Avesta, dans les Gâthas, nous avons l’œuvro de sa main, k présent, nous trouvons devant nous deuxZoroastrismes, unZoroastrisme ancien, dont il ne nous reste aucun texte, et un Néo-Zoroastrisme qui, avec la littérature qui l’exprime, date des envirous du Christianisme. Le problème n’est donc plus de savoir si l’Avesta, œuvre néo-zoroastrienne, dérive en tout ou en partie de Zoroastre. Les termes où la question se pose sont tout autres : d’une part, la religion pré-alexandrine connaissait-elle déjà Zoroastre et que savait-elle de lui ? Et, d’autre part, si le Néo-Zoroastrisme a reçu une légende de Zoroastre de la religion antérieure, dans quelle mesure l’a-t-il modifiée ?

Pour aborder cette question, nous sommes mal armés : car les seuls documents que nous ayons sur la légende de Zoroastre sont néo-zoroastriens. La seule chose que nous sachions par les classiques, c’est que Zoroastre était connu à la tin de la période achéménide, car Binon le cite et donne une étymologiede son nom ’. On le reculait dans une haute antiquité : les Grecs varient pour sa date entre 600 ans avant Xerxès et oOOO ans avant la guerre de Troie. Un document, dont malheureusement l’âge est douteux, mais qui date au plus tard du i" siècle avant ère, le Pseudo-Xanthus, fait de lui le fondateur de la secte des Mages elle premier d’une série de grands maîtres du Magisme. «Après lui est venue une longue succession de 3Iages, les Ostanès, les Astrampsychi,les Gobryas, les Pazatae, jusqu’à la destruction de l’empire par Alexandre’. » Les lexicographes grecs ont pris ces noms pour des noms généraux, désignant différentes classes de Mages ; 1. Zupsâ-Tpv ;; signifierait à--pî06Tï ;ç, « adorateur des astres ». C’est une fantaisie grecque, fondée sur la seule assonance de ii.’^-^-rfi avec aa-pa. — Il serait trop long de discuter toutes les étymologies données du nom de Zarathushtra. Une chose certaine, c’est qu’il rentre dans la série des noms propres composés de ushtra « cliameau » (sur le type Vohu-ushtra, Frashaoshtra, etc.), comme le nom de son père. Pourush-aspa, rentre dans la série des composés de aspa, ctieval. Zarath- ne peut représenter un participe présent, car l’on aurait Zarat-ushtra, comme l’on a Arejataspa : c’est donc que le premier élément est un adjectif, *zarathu, dont la finale s’est fondue avec l’u initial de ushtra (cf. anukhti = : anu-ukhti ; huruthma = hu-uruthma ; hurunya r= hu-urunya) : ce *zarathu signifie sans doute « jaune, couleur d’or » (cf. Zap’.ij-a = zairi-aspa, védique hary-açva, « aux chevaux d’or), comme zairita, el le nom signifie « aux chameaux jaunes ». 2. Dans DioGÈNE, Proœ» !., 2. mais il n’y a aucune raison, sauf le plnriol de rhéloriquc, d’y voir autre chose que dtis noms propres. Oslanès est dans Pline le nom d’un des ^rand.s maîtres de l’ail uiayique sous Xerxès ; VAr/or/ios, attribuù à Platon, prête le nom deGobryas au mage qui instruit Socrate. Ces personnages, dont les noms ont la physionomie perse la plus pure ’, auraient 616 des chefs de la caste sacerdotale, ceux que sous les Sassanides on appelait Mobaddn-Mnhiid, ceux que TAvesta appelle Zarathushtrô-tema ; ou ce seraient simplement des Mages restés célèbres-. Zoroastre serait donc un ancien grand prêtre de la caste, soit historique, soit légendaire.

Sa légende, telle qu’on la trouve dans l’.^vesta sassanide, existait-elle déjà en tout ou en partie ?

Cette légende paraît sous deux formes : l’une historique et rationaliste, dans les Gûthas ; l’autre mythique et poétique, dans l’Avesta en prose. Mais les deux conceptions ne sont contradictoires qu’en apparence : en réalité elles se complètent l’une l’autre. Dans l’une etl’autre Zaralhushtra, de la famille de Spitama, est un prophète inspiré, qui vient prêcher la morale de l’Esprit du Bien et la doctrine orthodoxe : il convertit le roi Vishtàspà, qui fera triompher sa loi : il trouve deux puissants protecteurs dans les deux Hvogvides, Frashaoshtra,qui lui donne sa rdleIIvogvi,et JàmAspa, à qui il donne sa fille, Pourucista. Voilà ce qu’il est dans les Gàthas et il n’est que cela : son origine, ses luttes avant d’arriver à la cour de Vishtâspa et là même, son histoire ultérieure, celle de ses enfants, celle de sa mort, de tout cela il n’y a pas un mot dans les Gâlhas. Mais ce serait une erreur de conclure que la légende mythologique de Zoroastre s’est développée entre la composition des Gâthas et celle de l’Avesta en prose et que le Zoroastre surnaturel des Yashts et du Vendidad est l’apothéose du Zoroastre humain des Gâthas. Les Gàthas sont avant tout une prédication 1. ’( )r :âva ; : cf. ushtana, vie ; ustâna, teiulu eu avant (se dit des mains tendues dans la prière). — ’Ar :pa ;j.’iiy_ :j ; : ’âstâram-bukhsh ( ?), « qui atrranchit du péclié ».

— l’uôpja ; = Gaubruva [Bnhhtûn, IV, 84 ; V, 7, 9). — Itarira ; = ’Pa-zâta. 2. Il est probable que dans le Pseudo-Xanthus, ces Mages étaient le prOte-nom de traités de magie, d’apocryphes comme ceux que Pline prête aux deux Ostlianès, celui de Xerxès et d’Alexandre [XXX, 2). Son .-IptucocuA- pourrait bien être une mutilation et une corruption de Aslrampsychus ; son Zanilus est une mutilation de Zarathushtra. morale et théologique, et leurs allusions énigmatiques à Frashaoshtra, à Jâmâspa, à Hvogvi, prouvent l’existence d’une légende de Zoroastre que l’auteur des Gâlhas ne développe pas, parce que ce n’est pas son objet, mais qui ne lui est pas moins connue.

Dans l’Avesla en prose*, la naissance du Prophète est miraculeuse : un rayon de la Gloire divine, destiné, par son intermédiaire, à éclairer le monde-, est descendu de sphère en sphère jusque dans le sein de Dughdo^ la future mère du Prophète. Son Frôhar est enfermé dans un plant de Hôm. Ce Hôm, au cours des temps, est absorbé dans le sacrifice par Pourushaspa, et de l’union de Pourushaspa, dépositaire du Frôhar, descendu dans le Hôm, avec Dughdo, dépositaire de la Gloire divine, naît le Prophète

  • . En vain les démons essaient de le faire périr avant sa naissance,

puis à sa naissance : en vain Ahriman le tente ; en vain les princes idolâtres du pays, les Karap, attentent à sa vie : il échappe à toutes les embûches. A trente ans, il entre en conversation avec .-Miura et reçoit ses révélations. Pendant dix ans il n’a qu’un disciple, son cousin Maidhyô-mâoiiha ; ses premiers convertis à la cour de Vîshtàspa sont les deux fils deHvogva, Jàmâspa, le sage conseiller de Vîshtàspa, à qui Zoroastre donne sa fille Pourucista, et Frashaoshtra, dont il épouse la fille Hvogvi et qui sera l’apôtre des régions sauvages de Mazandéran. Enfin Vîshtàspa reçoit la révélation, sur les instances de sa femme Hulaosa, convertie avant lui Une guerre religieuse éclate entre Vîshtàspa et le roi des Hyaonas, Arejat-aspa, qui veut supprimer la loi de Zoroastre. C’est dans ces guerres que se distinguent le frère de Vîshtàspa, Zairivairi ou Zarîr, et son fils Spentô-dâta,risfendyâr de l’épopée. Un texte postérieur, mais qui repose sans doute sur une tradition authentique, fait périr Zoroastre dans cette i. L’Avesla proprpmiMil dit, et le Spand, tel qu’on le connaît par l’analyse du Jnnknrl (Vlll, 14) et pai- le livre Vil du Innhart. 2. Cf. Yt. XIX, .^)6, 57, 79-8-2.

3. Forme zeadc ; Dughdhùva [Fnujmenls divers).

4. Dlnkarl, VU ; cf. VIII, 14, 1 ; Yasna III, 2, 6, note 7 ; IX, note 30 ; Jhklhlân, XLVIII, 16 [hôm manash daliishnl Zarlmkl wndam lit)/, » le llom par i|ui fui iiroduil Zoroastre ») ; Zad-Sparani, XI, 10, note 6).

5. Vt. IX, 2B, note 27. guonc, sons les coups de lùii Bràlrùk-iêsh ", un des Kuru|) qui l’ont persécuté au berceau.

.Mais Zoroaslrese survit dans trois fils encore à naitre. Un mythe étrange conte que Zoroastre s’étant approché trois fois de sa femme llvogvi , chaque foisle germe tomba à terre : ce germe est recueilli parl’lzi’d iNéryoseiigh qui li ; dépose dans le lac Kasava (dans le Saistan), el à trois reprises, à la fin de chacun des trois derniers milléuiums qui restent à courir, une jeune fille vierge se baignant dans le lac deviendra mhre de ce germe. Ain.si naîtront Ukhshyat-ereta [Oshedar], Ukhshyat-nemô [Oshedar-màli) el Saoshyant (.S(w//j/(m.s). qui. chacun à la fin de son millénium. viendront rétablir la religion de Zoroastre, tombée en ruine. Le dernier. Saoshyant, présidera à la résurrection et k l’inauguration de la béatitude éternelle. Cette légende présente trois points à considérer : la naissance miraculeuse de Zoroastre ; la naissance miraculeuse de ses fils ; les rapports de Zoraslre avec VishtAsp.

Le mythe de la naissance du Prophète rentre dans le cycle de ilaoma. On se rappelle que dans l’histoire du culte de Haoma, Pourushaspa, le père de Zoroastre, est présenté comme le quatrième prêtre de Haoma ; et c’est en récompense de sa piété envers Haoma que lui naît pour fils Zaratliushtra, comme Yima, Thraètaona, L’rvàkhshaya sont nés pour récompenser les trois grands adorateurs qui l’ont précédé : Vîvanhào, Athwya, Thrita-. Le Zarathushira de ce mythe, né du Ilaoma bu par l’ourushaspa, est une incarnation de Haoma : c’est [Jaoma fait homme, une sorte de Dionysos iranien ’. Par là ce mythe peut remonter aux époques les plus anciennes de la religion, si l’on admet avec nous l’antiquité du culte de Haoma, soit que Zarathushira ait été de tout temps une forme de Haoma, ou que l’on ail transporté sur le prêtre Zarathushira un des mythes de Haoma.

Tout aulre esl le caractère des mythes relatifs à ses trois fils à naître, mythes artificiels amenés par la nécessité de remplir un certain cadre 1. Grand liund., cité vol. II, p. 19.

2. YasnalX, 13 ; cf. §§ i, 7,10.

3. C’est pourquoi le Ilaoma el le l’aialiaoma soqI spécialement appelés en 1 honneur de la Fravashi de Zoroastre i^Yasna 111, 2). créé d’avance. L’apparition de la religion nouvelle a ouvert la dernière période du monde, la quatrième triade de haz-àrs^ celle qui est destinée à voir le triomphe final du Bien. La Gloire divine, descendue avec Zoroastre, doit être à la fin des temps l’instrument du salut du monde, comme elle l’a été dans le passé. La symétrie veut trois sauveurs, un pour chaque hazâr : ce seront trois fils de Zoroastre. et comme ils ne peuvent être déjà nés, il faut qu’ils soient encore à naître. On utilisa, pour les faire paraître à l’heure voulue, un vieux mythe naturaliste dont on rencontre nombre d’équivalents dans l’Inde^. Mais la personnalité même de ces trois fils est sans relief, parce qu’ils sont sortis d’une idée logique : leur nom à lui seul l’indique suffisamment : Ukhshyat-ereta, « Celui qui fait grandir le Bien » ; Ukhshyat-nemô, «Celui qui fait grandir la Prière » ; Saoshyant, » le Bienfaiteur », nommé aussi Astvat-ereta, « Celui qui fait relever les êtres corporels »’.

Comme le dogme de la résurrection, et très probablement aussi l’idée de la victoire progressive d’Ormazd durant les trois derniers milléniums, appartiennent au Zoroastrisme achéménide, il est possible que le mythe des trois fils à naître existât déjà au moment de la conquête d’Alexandre. Mais cela n’est point nécessaire : il se peut que le dieu de la résurrection existât seul : et le caractère abstrait et artificiel de cette triade, avec ses noms symboliques, rappelle plutôt le Zoroastrisme symétrique et logique de la période posl-alexandrine.