Le Zend-Avesta (trad. Darmesteter)/Volume III/Chapitre V/II


 
Traduction de James Darmesteter

Édition : Musée Guimet. Publication : Ernest Leroux, Paris, 1893.
Annales du Musée Guimet, Tome 24.


INTRODUCTION
CHAPITRE V
L’élément ancien dans l’Avesta
II
Le Zoroastrisme ancien est la religion des Mages. - Il n’y a point de différence essentielle entre la religion des Achéménides et celle des Mages. — Les Mages sont le sacerdoce héréditaire de la Médie. — Les deux éléments du Zoroastrisme ancien :l’élément aryen et l’élément iranien. — Influence possible des religions assyriennes sur le Zoroastrisme ancien.


II


Dans tout ce qui précède nous n’avons point distingué entre la religion des Perses achéménides et celle des Mages : cette confusion est-elle légitime, les Mages étant des Mèdes et non des Perses ?

On a cru voir dans les tombeaux de Darius et des siens àlVaqshi-Rustam la preuve que la loi principale des Mages, celle qui défend de souiller la terre avec les restes des morts, était lettre morte pour les Achéménides. Mais on n’a pas observé que la seule chose défendue par l’Avesla, c’est d’enfouir la chair qui pourrit et engendre l’infection’, mais non pas les ossements desséchés. Les Sassanides, ces Zoroastriens fervents, se faisaient «lu dualisme à l’unité, par un principe supérieur d’où sortent les deux principes el qui est l’Espace ou le Temps, Td- ;; ou Xpiv :;, remonterait au Zoroastrisme ancien ; car Damascius semble prendre pour autorité un disciple d’Aristole, Eudème. « Les Mages et toute la race arienne, comme dit aussi Eudème, appellent les uns Td :: :?, les autres Xpôvsç, l’univers encore idéal et dans l’unité {-i •tzr,-o’i x-x’i /.y.’ : -h vjvwjjivcv ) ; de là sont sortis par différenciation un Dieu bon et un Démon méchant, ou, selon quelques-uns, la Lumière et les Ténèbres avant ceux-ci. Ceux-ci, à leur tour, différenciant la nature indistincte, forment ainsi deux rangées d’êtres soumis à leur puissance : l’une est sous la direction d’Ormazd, l’autre d’Ahriman » {De primis principiis, éd. Kopp, 384). Damascius se réfugia à la cour de Ivhosroès vers Tan 530 : or, le système zervanite avait été en pleine vigueur au siècle précédent, surtout sous Yazdgard II (438-457 : cf. vol. I, 221, note 10), la conception du monde idéal est un emprunt néo-platonicien et tour cela fait que l’on ne peut s’empêcher d’avoir quelque doute sur l’antiquité de la source de Damascius et sur l’authenticité des mots (t’)ç -/.a’ ; -riût : Ypâçjs’. : E"J3r, ;j.sç, à moins qu’il ne s’agisse d’un autre Eudème que le disciple d’Aristote. — Le Temps et l’Espace sont des abstractions détachées de l’Éternité et de l’Infinité matérielle d’Ahura, dieu du ciel. L’Avesta les connait déjà sous le nom de Zrvan Akarana, « Temps sans bornes », et Gâtva hvadhâta, « L’Espace souverain » [zamdn et (jds dans le Bundahish, Vd. XIX, 36, note 98). Il n’y a point d’impossibilité absolue à ce qu’un Zervanisme eût déjà existé sous les Achéménides : car le dogme de la durée limitée du monde, de la Grande Période, suppose celui du Temps sans bornes. — Sur les systèmes zervanites, voir Ormazd Pt Akrbnan, pp. 314-338.

1. Vd. l.51, note 34. élever des louibeuux ’ el l’Avesla iiièine, en luules IcUres, uulurise les ossuaires -.

l’ii fait plus grave el [)lus proljaiil eu apparence, c’est que liarius. aprr,> avoir renversé le .Mage Gauinàla, « rétablit les temples que le Mage aail démolis»’. Peut-être s’agit-il de temples élraugers, assyriens ou grecs, (|ue le Mage avait renversés par zèle clérical, el que Darius, respectueux par politique de tous les cultes de son empire, se fil un devoir de restaurer. .Mais, si même il s’agit de temples mazdéeus ’, je ne crois pas qu’on puisse conclure de là h une opposition de religion et même de culte. Nous ne savons pas quels sont les temples que le Mage renversa : peut-être était-ce ceux auxquels on n’avait pas préposé de prêtre de leur caste, selon le privilège qu’ils commençaient à s’arroger et que nous voyons pleinement reconnu au temps dllérodote, ou qui n’avaient pas été consacrés selon les rites et par des prêtres compétents. Autant dire qu’Ardashir BàbagAii, le restaurateur du Zoroastrisme, n’élail pas zoroaslrieu, parce qu’il inaugura son règne en éteignant nombre de feux sacrés, au grand scandale des provinciaux ’.

Les Mages formaient le sacerdoce héréditaire de Médie. Leur nom même, Magu. est un ethnique : c’esl le nom d’une tribu médique, celle au sein de laquelle ils so recrutaient". Hérodote, il est vrai, n’observe pas expressément qu’il y a identité entre les .Mages prêtres el la tribu médique des .Mages. .Mais comme aujourd’hui encore, chez les derniers représentants de la religion, la caste sacerdotale est une race distincte, el qu’on 1. Vd. VI, 51, note 3-2.

2. Jhid., § 50.

3. âyadanâ tv.i Gaumâta hya Magusli viyaka adam niyatrfiravam [Bahistûn, 1,63-64).

4. .M. Dieulafoy a très biuu expliiiiR- l’erreur des tiistorieiis grecs uriirmant que les Perses n’avaieul pas de temples : ils n’avaient pas de temples au sens grec du mol, point de v ;t :r, c’est-à-dire de « demeure durable élevée à l’image matérielle de la divinité, avec la statue à l’intérieur, l’autel du sacrilice en ileliors. vis-à-vis de la statue ». Cela n’empéclic point l’e.vistence des Upa, temples du feu fermés, inaccessibles à la foule et au regard [L Acropole de Sum ;, p. 401 sq.). 5. Voir plus haut, p. xxx.

6. «Les Mcdes, dit Hérodote, sont divisés en jilusieurs tribus : lîu>;(i’. Paraelakènes, Strouchates, .rizaales, Budieus el .Mages (.MiYsO » ^l. lOli. nail Mobed, qu’on ne le derient pas ’ ; c«»mme les classiques, de Strabon à Agalhias, considèrent les Mages comme one tribu sacerviotale {à^szp -s. aôîawKprïarâi’l* ; que d’autre part les Mages sonl présentés dans tous les lexles anciens comme des Mèdes et qne l’usurpation du Mage Ganmàla est considérée par Camb]fse comme une revanche de la Médie sur la Perse ^, il est tout naturel de penser que les Mages, tribu de Médie, et les Mages, famille sacerdotale de Médie, sont une seule et même chose. Tons les membres de la tribu n’étaient sans doute pas prêtres pratiquants, pas plus que ne le sont aujourd’hui tous lesMobeds, et que ne Fêlaient chez les Juifs tous les membres de la tribu de Lévi : mais tout prêtre était un Mage, comme tout Cohen était un Lévite. Or, si les Mages sont les prêtres attitrés de la Perse, s’il n’j^ a point de sacrifice sans Mage il faut bien supposer que leur religion était celle de la Perse. D’ailleurs les termes dans lesquels Hérodote trace le tableau de la religion perse imphqnent que celte religion est celle des Mages. Enfin la tradition concordante des classiques et desZoroastriens qui fait naître Zoroastre en Médie ^ prouve que pour les uns et les antres c’est de là que la religion était venue. L’ascendant reUgienx des Mèdes remonte probablement aux temps on la Perse était sons la domination mède. La Médie, héritière de la civilisation asspiennne, représentait en face de la Perse barbare une forme plus haute de culture dont Fascendant devait aisément s’imposer. Get ascendant ne périt pas à la révolution qui intervertit les rôles et fit passer Fhégémonie de la Médie à la Perse. L’usurpation du Mage Ganmàla fut suivie d une violente réaction contre les Mages, mais d’une réaction purement 1. YoL I, xnx-u.

2. SraaBOix, XV, 14 ( :t : -w* suirtuf* sii»»)). — Sih.smêse. U, dïl que le ealle appartenait par privilège MnMilaire amx Mages, «cisr t ; sîits* kjarniit. — Ae&TBUS. Il : rè (ur^fSESY fTAav. — AMmES MjiSŒUiiX. XXHI, 6 : nma eademupie prwapm muÊititmio areaSet Jsiiims éiiéï&iilvr.

3. En : r., il sDppMe les Perses de ne point laisser le Ma^ Smerdis garder le Ir6ne, de ne point sonffirôr qae le poiiiv<j>Br retiotome aux nèdes (Hêbohmsue, 111, Sâi. 4. HËBiû<Dti !L 1, ISi. — Ce s«>nl les seuls dont les prières soient entendues {^ xïrsjç liicTCjç âx :Qc,iiiâiGu« ;, DiotS. LiEETO :, ProamX — cf. AjaBŒK Mjlkcxujk, I. /. : «rwlqme piaeuhim wmt adiré, eel kmlîiiim (vmlreelare. iatmtiKgi»&m mayms entmoiplis pntmtiomims tiiamtemia difitudem pruiicmrseirïa,

5. Voir le chaciitire’ sioirant- |)(iliti(iui aiili-cléricale, non anti-religieusc, et il n’y u pas uu iudice que Darius, en réprimant les ambitions politiques des Mages, ail aussi repoussé leurs enseignements. Sous le second successeur de Darius, Hérodote nous les montre tout-puissants dans le culte : ce sont les seuls dont los dieux accueillent le sacrilice. C’est donc aux Mafios, au sacerdoce médique, (ju’il faut faire remonter le travail qui a abouti au Zoroastrisme, tel que nous le trouvons formé à la fin de la période achéménide, que ce travail se soit fait au cours de la dynastie acbéménide ou qu’il fût déjà achevé au moment où les Mages commencèrent la conquête morale de la Perse. Ce Zoroastrisme médique et achéménide présente lo même caractère que le Zoroastrisme sassanide : ce n’est pas une religion primitive, c’est-à-dire qu’il ne représente pas une pensée une et simple, laissée en face d’elle-même ; il représente le développement d’une pensée qui a reçu beaucoup du dehors cl qui a beaucoup vécu. C’est, déjà sous sa forme ancienne, une religion historique.

Le Zoroastrisme ancien présente un fond aryen, c’est-à-dire un fond de conceptions communes avec llnde, et un fond purement iranien qui lui donne son originalité propre. Sont aryens : le dieu du ciel, dieu suprême, Ahura Mazda ; le dieu de la lumière céleste, Mithra ; le culte des divinités naturelles, l’eau, le feu, la terre, le vent ; un ensemble de mythes mettant aux prises le dieu de l’éclair et le serpent de l’orage ; le culte de Haoma. Sont purement iraniennes : la conception dualiste du monde ; la durée limitée du monde, avec ses quatre périodes de trois mille ans chaque : la lutte continue des deux principes et la victoire finale d’.hura ; la résurrection ; la notion de pureté portée aux dernières limites, la prohibition d’enterrer et de brûleries morts, l’exposition des cadavres aux bêtes fauves. Parmi ces dogmes nouveaux, il y en a qui peuvent être le développement logique de conceptions aryennes : la conception dualiste du monde ponçait sortir des mythes mettant aux prises dieux et démons. .Mais la grande aimée et la résurrection sont des choses absolument nouvelles, et dont malheureusement il est impossible de refaire la genèse, même par hypothèse ; car il nous manque ici ce que nous avions pour le .Néo-Zoroastrisme, la connaissance des milieux religieux voisins. Nous devons, eu l’ab-T. m. j sence de toule douuée historique, considérer ces dogmes comme la création des Mages : quant à faire de ces Mages des Scythes, des Tourauiens ou autres, et à voir dans le Magisme le reflet d’une religion scythique, c’est une supposition qu’il est prématuré de discuter, tant qu’elle ne repose sur aucune donnée de fait, aucun indice précis, aucun témoignage direct ou indirect. Qu’il y ait eu en Médie, jadis comme aujourd’hui, un élément ethnique non aryen, cela est possible, cela est probable : que cet élément, dont nous ne connaissons rien, ait été un élément de civilisation et créé le Magisme, cela n’est encore qu’une hypothèse au second degré ’. Tout au plus peut-on voir dans l’habitude de jeter les morts aux bêtes fauves un trait de mœurs très primitives, commun à beaucoup de peuplades semi-sauvages de l’Asie, que le Magisme aura accepté et consacré par le dogme de la pureté des éléments-. La seule civilisation voisine dont nous connaissions l’existence est la civilisation assyro-babylonienne, qui, nous le savons, a été en beaucoup de choses l’initiatrice des Iraniens ^ et peut-être y aurait-il lieu de chercher si de ce côté les Mages n’ont reçu aucune leçon ni aucune inspiration. Faut-il chercher dans le renouvellement du monde qui suit la grande année de douze milléniums une transformation des mythes sémitiques de la renaissance annuelle de Tammuz et d’Adonis ? La résurrection elle-même semble attestée dans le cylindre babylonien dit de Cyrus *. En attendant que des fouilles en Médie soient possibles, l’assyriologie est la seule source d’où l’on puisse attendre quelque lumière sur la civilisation ancienne de la Médie : elle n’en a pas encore fournie •]. Sur la théorie ijizarre qui voit dans les noms royaux de la dynastie d’Âstyage des noms scythiques aryanisés, voir Eludes iraniennes. Il, 12-13. 2. Un des hommes qui ont eu par la pratique le sentiment le plus fin des choses de l’Orient, sir Alfred Lyall, avec qui je m’entretenais des lois zoroastriennes sur l’exposition des morts, résumait sa pensée en ces deux mots décisifs : Tliey foiind il convenient, Ihey made il reiigious.

3. Us lui doivent leur art, leur écriture.

4. li’ihi sha ina lukulli shn ubnlliln m/lulam, traduit : « Dcr Herr welcher im Vertrauen darauf dassor Todte lebendig machl » [Krilinsclivifl-nihiiolkcl ;, lit, 2, 121). D’après M. Arthur Strong (communication personnelle) : « le Dieu, par la foi de qui il ressuscite les morts ». S’il n’y a ici qu’une métaphore, la métaphore même suppose le dogme à l’arrière-fond.

5. Voir le résumé des données assyriennes dans J.-V. Prashek, Medien und das IJaiis des Krjaxares, Berlin, 1890.