E. Dentu (p. 211-221).


CHAPITRE XXII

À PROPOS DES MISÉRABLES.


Notre livre était terminé depuis six mois, lorsqu’a paru l’ouvrage si remarquable de M. Victor Hugo, les Misérables. Il y a dans les récits du grand écrivain la richesse d’imagination propre à son génie, il n’y a pas de fausses images ; les tons de ses tableaux sont vrais et saisissants.

Dans ses descriptions, M. Victor Hugo ne vise point à la fantaisie, il fait de l’histoire, et la société doit lui savoir gré de porter la lumière où se maintenait l’ombre depuis longtemps.

Si l’on touche, en effet, à la partie de l’humanité que les lois ont convaincue de crime, on est frappé de voir rester debout la plus lourde des pénalités, la surveillance à temps ou à vie. Surveiller un libéré, c’est-à-dire l’interner sous le regard de la police, dans une ville où peu de ressources lui seraient offertes s’il était libre, où tout travail lui est refusé parce qu’il tient encore à la prison par le côté de la flétrissure.

On s’est fort occupé, il y a quelques années, de la nécessité de séparer les prévenus des condamnés. On a compris que la distance est grande entre eux, puisque à chaque session les chambres des mises en accusation déclarent n’y avoir pas lieu à poursuites, envers un nombre d’ordinaire assez grand d’individus écroués. Pour ne citer qu’un fait, M. Barthélemy Maurice, dans son Histoire des prisons de la Seine, constate que 29 293 prévenus de délits et 3 580 accusés de crimes, ont été acquittés sur le territoire français en 1832. C’est donc un total de 32 875 personnes arrêtées, que dans sa sollicitude la justice du pays a rendues à la liberté.

Mais ce fait de l’incarcération constitue un dommage, et quelle indemnité le compense ? aucune. Les détenus sont entrés purs dans les prisons ; ils en sortent déchus, car on les a jetés en pâture au vice au lieu de les isoler.

Et si la contagion du mal se communique de proche en proche, si le délit soupçonné est confondu avec le crime avoué, combien le funeste contact du vice ne sera-t-il pas plus puissant sur la femme que sur l’homme ? La prévenue surveillée dans sa cellule, est à moitié rachetée ; la condamnée associée à d’autres coupables, est sur le chemin qui aboutit aux récidives.

Que la loi confonde dans une même peine les grands coupables, qu’elle les associe pour le travail, elle fait acte d’humanité ; mais condamner à une commune réclusion les prévenus que la justice doit absoudre et ceux qu’elle doit frapper, là est l’imprévoyance.

Il ne faut pas avoir étudié, dans les prisons, les diverses catégories de détenus, pour incliner à les classer diversement ; en général, même après sa peine expiée, nous ne voyons dans le libéré qu’un être flétri. Et si, au lieu de rentrer dans la société pour chercher à y ressaisir la position qu’il y a perdue, il lui faut subir de la surveillance, où sera pour lui la possibilité du rachat ? Loin de lui parler d’espérance, la raison lui parlera de flétrissure, et la difficulté du rachat le fera se précipiter, derechef, dans l’abîme où la loi seule va le chercher pour le frapper de nouveau.

La surveillance, après la prison, ce n’est pas la liberté, c’est la torture. Et si cette peine a de tels inconvénients pour l’homme, combien plus elle entrave la destinée de la femme ! Nous avons connu bon nombre de libérées, dans notre pratique des prisons, qui, d’avance comptaient le jour de leur rentrée sous les verroux. Elles préféraient la prison à l’internement, et disaient : « Nous ne partirons pas, nous attendrons qu’on nous arrête de nouveau, la prison nous donnera le pain qu’on nous refuserait ailleurs. » Et ces malheureuses rôdaient autour de la Préfecture de police pour faciliter leur arrestation.

Mais la loi ne frappe pas seulement de cette peine les criminels libérés de la prison, elle s’applique aux malheureux qui, sans domicile certain, sont arrêtés comme vagabonds sur la voie publique, parce qu’ils n’ont ni métier ni profession (Code pénal, art. 270).

Et pourquoi n’ont-ils pas de domicile certain ? parce qu’ils cherchent leur pain dans la rue et l’attendent de la pitié publique. Il faut bien le reconnaître, la charité la plus active ne parvient pas à extirper la mendicité, plaie vive de notre ordre social. À Paris, où afflue la misère de la France, un seul arrondissement compte vingt-quatre mille indigents, s’ils sont pris mendiant, on les écroue pour leur donner un asile. La société est tenue d’accorder aide et protection à chacun de ses membres ; mais quelle reconnaissance lui devront ceux qu’elle abrite sous le toit d’une prison ? Libérés une première fois, après trois mois de détention, il leur est délivré un passe-port auquel on ajoute, au signalement d’usage, que le nommé X. sera tenu de se présenter, à son arrivée, aux autorités municipales. Une lettre administrative l’a devancé, le préfet est informé de son arrivée ; s’il ne se présente pas, la police le recherche. Et s’il arrive, lui ouvre-t-on un asile, pourvoit-on à ses besoins, a-t-il du travail ? Du travail à lui, vagabond ou criminel libéré ? à lui, tenu de se présenter au bureau de police ? Non, il n’a en perspective que la prison, et de là ses récidives, ses délits, ses crimes. Est-il adroit, intelligent, travailleur ? Qu’importe, quelques-uns le plaindront, nul ne voudra l’occuper.

Ainsi repoussé, abandonné, le libéré s’endurcit dans le crime, et se venge sur la société du mal que lui a fait la loi. On l’a abandonné sans prévision, il frappe sans pitié.

Si, appliquée aux grands coupables, la surveillance les endurcit dans le crime, appliquée aux vagabonds, elle est plus qu’une imprévoyance, elle est une dureté. Il n’appartient à aucun pouvoir de ne se souvenir des gens que pour les châtier. La surveillance, dit Legraverand (Traité de législation criminelle), était inconnue avant la révision du Code pénal de 1810 ; on la trouve indiquée, pour la première fois, dans notre législation criminelle, par un des articles de l’acte du 28 floréal an XII.

Avant 1832, pour une somme de cent francs, tout condamné à cette peine pouvait se racheter et c’était là un grave inconvénient. En effet, le malheureux sans ressources restait sous le coup de la loi, tandis que l’adroit bandit échappait à son action. Aujourd’hui, le rachat de la surveillance n’est plus possible, la population dangereuse du bagne et des maisons de force est internée au gré de l’autorité dans certaines villes. La sûreté publique commande la prudence à l’égard des grands coupables libérés ; mais dans les motifs du crime, les mobiles ont tant de nuances, que l’humanité doit établir entre elles des catégories.

Pour les surveillés à temps, il suffirait d’un appui par le travail et d’une libération plus prompte, après une bonne conduite soutenue.

Pour les condamnés à vie, il faudrait des asiles protecteurs où leur liberté ne fût point gênée, où leur activité fût rétribuée. Sur cent condamnés à la surveillance, les deux tiers se font reprendre, l’autre tiers se cache sans obéir mieux. Les ruptures de ban sont les infractions les plus communes.

Si l’on fait le compte de ce que coûte à l’État la surveillance, on reconnaîtra que cette peine est aussi ruineuse qu’inefficace.

Bentham considère les délits comme des maladies dans les corps sociaux, et les lois comme les remèdes propres à les prévenir ou à les guérir. Mais le mal est en raison de l’âge, du tempérament et des causes qui ajoutent à sa gravité.

La surveillance, à temps ou à vie, est un impasse contre lequel vient se briser l’être déchu. Il faut la transformer en protectorat légal et non en maintenir la flétrissure. Pour les mendiants qu’elle atteint dans leur vieillesse, elle est le plus inouï des maux ; pour les criminels châtiés, elle est une cause permanente de rechutes. Si la justice, au lieu de se faire constamment répressive, se faisait rémunératrice, l’argent employé aux ruptures de ban deviendrait le prix d’un salaire légitimement gagné.

Pierre B… n’avait plus de moyens d’existence, il demanda à entrer dans un asile pour la vieillesse. Les hôpitaux refusèrent de le recevoir parce qu’il n’était pas assez malade. Les maisons de refuge ne le trouvaient pas assez vieux. Les administrations le traitaient d’impotent. Il tendit la main, fut envoyé dans un dépôt de mendicité, sortit de là, trois mois après, avec 4 francs 50 centimes de masse (il gagnait trois sous par jour), et ne tarda pas à être sous le coup de la surveillance. B. était un ancien cocher, il avait élevé une nombreuse famille, sa probité égalait sa misère ; arrivé au dernier degré du dénûment, il se donna la mort pour échapper à l’infamie.

Laisser debout une loi dangereuse, c’est compromettre la société que l’on veut sauvegarder. Les vagabonds, les criminels sont des suspects qu’il est prudent de contenir et non d’opprimer.

Et, répétons-le, si la surveillance est cruelle pour les hommes, elle devient odieuse pour les femmes ! Dans la société, le salaire de l’ouvrière est inférieur à celui de l’ouvrier. Dans les prisons, la différence est encore plus grande. Les travaux y sont fournis par un entrepreneur qui paie le moins possible. Le prix courant de confection pour une chemise d’homme est de 30 centimes. La façon d’une grosse (douze douzaines) de pattes de bretelles se paie 20 centimes, et tout est à peu près dans la même proportion. Si l’on considère que de ce salaire on fait trois parts, savoir : un tiers, au profit de l’administration des prisons ; un tiers pour la masse de sortie, un tiers pour le prêt de semaine ; on trouvera au crédit de la détenue, sur 30 centimes par jour, 10 centimes.

Le travail, dans les prisons, est un puissant agent de moralisation : il faut déplorer l’état des choses qui, tout en venant en aide aux détenus, diminue d’autant la part des ouvrières libres. Depuis l’enquête commerciale faite pour le département de la Seine, en 1848, le relevé suivant a démontré que le salaire des femmes, dans l’industrie parisienne, sur cent un mille deux cent vingt-six, est au-dessous de 60 centimes par jour et par tête, pour 950.

Cent mille cinquante-neuf ont de 60 centimes à 1, 2 et 3 fr. Enfin, six cent vingt-six vont au delà de ce dernier chiffre. À Paris, les groupes industriels se classent de la manière suivante, par rapport à l’importance décroissante, dans la moyenne du salaire des femmes, — travail des métaux précieux.

Moyenne 
 2 04
Articles Paris 
 1 83
Ameublement 
 1 78
Imprimerie, gravure, perspective 
 1 75
Travail des métaux, à la mécanique 
 1 71
Alimentation 
 1 68
Boissellerie, vannerie 
 1 56
Vêtements 
 1 62
Industries chimiques et céramiques 
 1 48
Fils et tissus 
 1 46
Bâtiment 
 1 43
Carrosserie, sellerie, équipements militaires 
 1 27
Peaux et cuirs 
 1 14

Ainsi, sur ce tableau, une seule classe d’ouvrières dépasse le chiffre de 2 fr., le reste ne l’atteint pas et ne va guère au delà de 1 fr.

Si, pour alléger la responsabilité légale et transformer la surveillance, l’État appliquait les grands coupables au défrichement des terres susceptibles de production ; s’il leur accordait, dans nos colonies, certains droits de propriété ou de fermage, le mal de la loi ne dépasserait pas le mal du délit. Pour rendre bon ce qui est mauvais, il faut connaître le véritable besoin des masses afin de comprimer leurs mauvais instincts.

Un trentième seulement de la population sait lire, dit M. de Girardin. Les deux tiers de nos communes sont encore sans écoles, faut-il s’étonner des méfaits de l’ignorance et de l’encombrement des prisons ? Selon nous, un catéchisme de législation devrait être rédigé en vue des masses et enseigné dans les écoles, afin que nul n’ignorât ce qui est toléré, ce qui est défendu par la loi. Hommage à Dieu ; — affection aux parents ; — respect aux supérieurs ; — bienveillance aux égaux ; — protection aux inférieurs, tel est le lien général de la chaîne sociale tendant au bonheur des familles, à la paix de l’État.