E. Dentu (p. 199-210).


CHAPITRE XXI

DES MOYENS TRANSITOIRES


En politique, les peuples, par une crise, peuvent changer d’état. En morale on procède sans secousses, par insinuation, s’en prenant au sentiment d’abord pour émouvoir le cœur et pénétrer dans l’esprit. Une génération réformatrice précède une génération de réformés. Toute amélioration est l’œuvre du temps ; l’homme, à sa maturité, recueille les fruits de son enfance. Il faut commencer par le commencement. Ce point de départ posé, reconnaissons que, dans chaque jeune famille, la mère doit travailler au perfectionnement de sa progéniture, afin qu’un jour celle-ci mette en pratique les exemples qu’elle a reçus.

Pour faciliter l’unité d’action aux classes laborieuses il faudrait que l’enseignement public secondât dans ses efforts et dirigeât même pour ainsi dire l’enseignement privé. Il faudrait que le premier, gratuit et obligatoire pour tous, eût avec le même programme les mêmes formules et les mêmes moyens. À cette fin, il nous paraîtrait sage d’assigner aux écoliers un vêtement uniforme dont le prix, à la charge de la nation, constituerait un impôt spécial, l’impôt de l’enfance. Point de distinctions, sinon celles accordées aux études intelligentes par la rémunération d’un signe apparent quelconque, ruban ou médaille. Dans cette voie de l’enseignement, si élargie depuis quelques années, mais encore si incomplète, les pays protestants ont de beaucoup dépassé les pays catholiques. La Suisse, l’Allemagne, l’Amérique sont, sous ce rapport, aux avant-postes du progrès. Il n’y a pas, chez ces peuples, d’aussi brillantes individualités ; mais l’enseignement y est pour tous au même niveau et la jeunesse y avance de front, s’appuyant mutuellement pour s’élever jusqu’à l’homme complet et fort. En France, le clergé, jadis si puissant, se maintient dans l’instruction le côté des écoles dites chrétiennes, comme si les autres ne l’étaient pas chrétiennes ? De cette distinction, derrière laquelle se montrent le manteau noir du frère, l’ample pèlerine de la sœur, sont résultés deux enseignements constituant un antagonisme et faisant brèche à l’unité. Les écoles chrétiennes, routinières par principe, se sont posées en ennemies des écoles communales, si bien que le système adopté par les unes a été rejeté par les autres, et l’éducation, loin de tendre à la fusion, a tendu à la confusion. Il n’entre ni dans le but de ce livre, ni dans notre désir d’opposer une méthode à une autre, non plus que de condamner une classe d’hommes quelconque, qu’ils appartiennent à tel ou tel culte ; les enseignants de bonne foi seront toujours pour nous des éducateurs respectables. L’hérésie, entre fils d’un père commun, est une dissidence et non un crime. Si les consciences, également éclairées, comprenaient de la même manière le Dieu de miséricorde qui fait grâce jusqu’à mille générations, il n’y aurait sur la terre ni lutte ni antagonisme, et la religion, intelligemment interprétée, serait pratiquée avec amour par les nations qui cherchent la vérité dans la lumière et non dans les ténèbres.

Est-il venu le règne de la justice, de l’équité, de la conscience ? Écoutez les voix qui montent : ce sont celles de bouches qui réclament une croyance. L’humanité s’agite dans le chaos, la tourbe se heurte à la misère ; la bourgeoisie a la peine, l’aristocratie a la désillusion ; toutes les classes attendent une régénération, où donc est le régénérateur ? Sera-ce vous, Pie IX, vous le représentant de celui qui, pour ne pas placer son royaume en ce monde, n’en a pas moins conquis l’univers ? Vous, le chef de la chrétienté qui, spirituellement, pouvez mettre à vos pieds tous les rois du monde ? Qu’est auprès de votre grandeur le coin de terre que l’on vous dispute ? Libre de lier et de délier, soyez le continuateur du Christ, le poursuivant de son œuvre progressive et régénératrice ! Vous avez le globe, que vous fait Rome ? Votre autorité, pour grandir, n’attend que votre volonté. Pontife, soyez deux fois saint, affranchissez qui vous demande sa dernière initiation à la vie. Marie, la divine mère, en recevant le sang de son fils, Marie, de qui le nom dit aimer, Marie, la femme symbole du sacrifice, ne fut-elle pas la première initiatrice au progrès de cette religion qui, pendant quinze siècles, a servi de lumière au monde ? Pontife, les temples sont déserts, la foi s’en va, le zèle s’éteint ; rappelez la foi, ravivez le zèle. Au lieu de comprimer l’élan des peuples vers la liberté, laissez-les aller à elle. Et comme vous les avez un jour dominés du haut de votre gloire, vous les dominerez pour toujours ! Au progrès, pontife, au progrès ! Quand l’humanité marche, la religion, sous peine de périr, doit marcher aussi. L’égoïsme a gagné le siècle, la soif de l’or, l’amour du bien-être, ont tout envahi ; l’homme veut jouir, les réalités de la vie l’absorbent ; il ne fait rien pour l’éternité, il n’y croit pas ; sous cette négation absolue toute solidarité s’efface, toute réciprocité disparaît, il n’y a plus entre les fils des hommes de lien, l’intérêt seul les rapproche ou les sépare.

Le danger de l’excès du mal perdrait le monde, si un monde pouvait périr sans la volonté de Dieu ; mais çà et là aux postes avancés, des sentinelles veillent qui se répondent : Garde à vous ! Et comme les plus en danger font la meilleure garde, les cris partent des poitrines de femmes. À leurs époux, à leurs fils, à tous ceux qui se meuvent dans le vide, quelques-unes répètent Garde à vous ! L’heure est venue de mettre le doigt sur l’égoïsme qui ronge le siècle et de le signaler pour y substituer une ère de progrès comprenant, dans son mouvement, tous les sexes et tous les âges. Le Dieu fort, le Dieu pur esprit a ouvert la voie au Dieu trine, à la fois force, intelligence et amour, qui appelle le règne de la femme, apogée complémentaire du règne de Dieu.

Nous n’avons pas atteint ce dernier terme ; mais nous y marchons, et comme du chaos sont sorties toutes choses, de l’excès du désordre naîtra l’ère organique de rénovation.

En ce temps-là les bourses des riches ne s’ouvriront plus aux pauvres qui tendent la main ; mais en commun on détruira la misère, on éteindra la mendicité qui humilie, pour lui substituer le travail libre qui honore. Les hommes, par un retour naturel au sentiment de justice qu’on endort en leur sein sans l’y étouffer, tourneront leur activité vers de nouvelles industries et restitueront aux femmes le travail qu’ils leur ont enlevé. La terre, fonds et tréfonds, ne demande que des bras pour produire ; sur tout le sol, de vastes étendues portent en elles le sable, la pierre et la chaux qui fonderaient des cités, élèveraient des palais et doteraient ceux qui n’ont pour richesse que leurs bras.

Sur des terrains en friche, landes, bruyères ou pâquis, que de récoltes pousseraient, que de populations vivraient ! Nous n’avons pas d’armée pacifique de travailleurs à mettre au labour ; mais nous avons quatre cent mille soldats, hommes de fatigue et d’activité, dont les bras feraient des merveilles : nous en appelons à leurs chefs. Les Romains, sur leur passage, laissaient des travaux qui immortalisaient leurs conquêtes. Il y a place chez nous pour des canaux, des digues, des courants, et pour d’autres richesses que le commerce national réclame, le siècle n’a qu’à vouloir, le sol attend.

Mais encore une fois, pour mettre en œuvre toute la planète, pour tirer de ses flancs, par les bras de l’homme, les trésors qu’elle renferme, il faut l’union de l’humanité entière.

Ouvrières à l’insuffisant salaire,

Filles aux mœurs faciles,

Mères aux cœurs découragés,

C’est pour vous que nous réclamons cet accroissement du travail, qui vous élèvera en dignité et, tôt ou tard, vous fera conquérir l’égalité que Dieu vous assure devant lui, que les hommes vous refusent devant la loi. Veillez sur vos filles, préparez-les pour la maternité, ses devoirs et ses charges, elles en goûteront mieux les douceurs ; que leurs lèvres restent étrangères au mensonge, leurs regards à la convoitise, leur esprit à la sensualité.

Jeunes filles, à votre tour, fermez l’oreille aux charmes décevants de la coquetterie. On vous a prises pour des hochets ; que l’homme, en vous, voie sa compagne. D’autres l’ont trahi ; qu’il vous aime : du manége des coquettes au dévergondage des filles perdues, la pente est si rapide !

Mères accablées, ne regardez plus tant derrière vous, regardez en l’avenir, il porte au front l’auréole de votre salut. Paix à vos douleurs, le siècle y a mis le doigt, et, comme saint Thomas, parce qu’il a vu, il a cru.

Il a cru ! la foi transporte des montagnes ; espérez, l’espoir double le courage.

Bourgeoises indifférentes, que le fracas de la ville étourdit, insouciantes citoyennes, inutiles au monde et à vous-mêmes, regardez moins à votre miroir, plus en votre conscience ; veillez avec celles qui veillent, vous êtes le point intermédiaire qui relie, par les deux bouts extrêmes, la chaîne de l’humanité, tendez les bras, faites la soudure, soyez le lien ; riches et pauvres ont au ciel un père commun.

C’est au centre d’un corps que réside sa force, c’est du point de son axe qu’il se meut, êtres intelligents, vous êtes le centre, soyez la virtualité. Nous ne vous dirons point : Faites la vertu austère, ce serait la rendre impossible.

La vertu dans la vie est la douce pratique des devoirs sociaux, l’amour des siens, la bienveillance pour tous, le respect pour soi-même. Ninon disait : Il en est des femmes comme des villes : certaines n’ont pas eu à se défendre pour n’avoir jamais été attaquées. Ceci est vrai ; mais la vertu n’a pas à se garder seulement contre l’amour, elle embrasse tout entier le cercle de la vie d’une femme, et celle qui en sort une fois, le monde ne l’y laisse plus rentrer. C’est que les lois consacrées par la morale, acceptées par la société, ne sauraient être impunément violées. L’infidélité de l’épouse a d’autres conséquences que celle de l’époux, qui répond de la paternité sans pouvoir la garantir.

Mesdames de la classe privilégiée qui, parfois, péchez en pensées et en paroles, par oisiveté, donnez à votre esprit un aliment qui le vivifie et vous rende dignes d’occuper les places élevées que votre rang, sans mérite, ne saurait vous conserver. C’est de vous surtout que le bien devrait procéder. Oisives et libres, un élément d’activité peut régénérer vos âmes. Vous peignez, vous faites de la musique ; créez une langue du pinceau, élargissez le cercle des mélodies, préparez, par vos enchantements, la génération qui vient aux harmonies d’une société de frères. Un art nouveau vous ouvre ses larges horizons, la musique et la peinture sont femmes, peignez et chantez !

Parmi vous il en est que la fortune ne saurait garantir contre les infidélités conjugales. Vous n’avez pas le divorce, qui rompt les chaînes trop lourdes. Si vous êtes mères, portez dignement votre maternité, tôt ou tard vos enfants vous dédommageront de vos douleurs passées.

Le mari qui sur les traits de sa femme trouve la bouderie ou le sarcasme, souvent s’adresse à de moins sévères beautés, et la plupart des unions mal assorties sont rompues par des liens bâtards qui entraînent le malheur des familles ; que de ménages ruinés pour une légèreté de femme, pour un caprice de mari. Déplorables conséquences de préjugés condamnés, quand laisserez-vous à chacun la responsabilité de ses actes, sans en rejeter une part sur ceux qui l’entourent ?

Les femmes coquettes portent la peine de leur coquetterie, comme les femmes galantes portent la peine de leur galanterie ; mais les premières n’ont souvent que les apparences contre elles, tandis que les autres vont la tête haute à vices découverts. Plaignons-les, Dieu seul sait si, la vieillesse venue, elles ne rachèteront pas leurs torts par un sublime repentir.

La femme qui rompt avec le monde ne le fait jamais sans déchirement. Sous un autre ordre social, si l’amour n’était plus une séduction, mais un engagement libre à deux, les femmes ne prostitueraient pas leurs charmes, et la famille, sanctuaire inviolable, aurait à son foyer la place des enfants, la place des aïeux. Heureux les peuples qui savent respecter les vieillards et profitent de leur expérience ! Heureux les pères qui, en voyant grandir leurs enfants, les voient progresser ; bonheur et progrès sont les deux derniers mots de l’avenir, leur base est la famille, leur pivot le monde, leur terme final Dieu, de qui tout procède et à qui tout retourne éternellement.