E. Dentu (p. 147-154).


CHAPITRE XVI

DE DIVERS MARIAGES.


À notre époque réaliste, on dissèque le corps social, on en montre les plaies sans se préoccuper d’y trouver un remède. Prenant l’humanité telle qu’elle est, le mariage pour ce qu’on le fait, au point de vue des amours du siècle, dans un livre que nous avons cité, l’ambition devient le grand levier des forces générales. « Il faut se marier, — dit-on, — la religion et la société le veulent. »

Pourquoi la religion et la société le veulent-elles ensemble ? Parce que la femme n’est quelque chose que par son mari, « tandis que la vieille fille est un être antipathique. » Quoi, parce qu’une femme ne trouve pas de mari, parce qu’il lui faut se priver d’un protecteur, d’une maison grande ou petite, elle devient un être antipathique ! Mais que de neveux doivent au dévouement de leurs tantes célibataires des preuves d’affection dignes de la plus vive reconnaissance !

Parmi les déshéritées du mariage, il y a des femmes qu’un amour malheureux a brisées ou que la fortune n’a pas favorisées. Les unes et les autres, également frappées au cœur, sont devenues ou les fiancées du ciel ou les sacrifiées de la famille ; celles-ci, ont trompé leur amour en exaltant leur imagination ; celles-là, mères tendres d’enfants qu’elles n’ont pas générés, ont accompli une mission sainte devant Dieu et devant la société !

Quelle est la femme qui, dans sa jeunesse, avec un peu de beauté, n’a pas attiré un cœur vers son cœur ? Toutes, si elles l’ont cherché, ont eu cette chance. Mais de ce qu’on plaît, est-il dit qu’on aime ; et si l’on aime, est-il dit que l’on puisse ou que l’on veuille épouser ? Beaucoup de femmes restent dans le célibat par fidélité à un amour dont elles portent éternellement le deuil ; d’autres, par respect, pour leur propre dignité ou pour le rang qu’elles occupent dans le monde : celles-là n’ont pas dit : Je ne l’aime pas, je ne crois pas qu’il me plaise, qu’importe, je l’épouse.

Triste maxime qui enchaîne les couples sans les unir, et convertit l’acte le plus sérieux de la vie en un froid calcul d’intérêt ! Alors, vraiment, l’ennui prend au cœur les conjoints, et du dégoût à la haine il n’y a qu’un pas.

On se marie trop légèrement, c’est un fait ; la mère et la maîtresse de pension manquent en général à une partie de leur tâche, en négligeant d’inspirer aux jeunes filles le sentiment profond des devoirs conjugaux. Secouer un joug, conquérir sa liberté, voilà le mirage de l’hymen. Ce n’est pas l’union sainte de deux cœurs attirés l’un vers l’autre, c’est une affaire d’argent que le calcul résout. L’amour, qui colore les objets de son prisme enchanteur, est la chose de plus en plus rare. L’imagination de la jeunesse s’égare en un labyrinthe de sensualités où l’âme n’a plus à intervenir.

Les natures élevées font de l’amour une passion plus noble.

Alphonse X… a épousé Élisa ***, il y a vingt ans de cela. Et, depuis vingt ans, pas un nuage n’a terni le ciel de leur union. Douce et gracieuse diplomate, Élisa, tout en laissant régner Alphonse, a l’art de gouverner. Entre eux jamais de froissement, ce que l’un exprime, l’autre l’a éprouvé ; il y a unité de pensées dans leur âme, unité d’actions dans leurs vues. Le même sentiment les anime, et le fils de leur amour, aujourd’hui âgé de dix-huit ans, a changé leur dualité harmonieuse en une trinité plus harmonieuse encore ! Dans cette famille, jamais de mauvaises humeurs, de reproches, de bouderies ; ils sont heureux, ils s’aiment, et leur affection, pour avoir commencé par le côté charmant des illusions, n’a pas abouti aux mécomptes : l’estime est un fonds qui conduit de l’amour à l’amitié. Les sens s’apaisent, la jeunesse fuit, le cœur seul ne vieillit pas !

Presque toutes les femmes aiment les enfants. Petites filles, elles ont le goût des poupées et, de leurs instincts innés, on eût pu conclure à leurs sentiments plus tard développés. Voyez jouer ensemble de jeunes garçons, ils font de l’antagonisme. Les petites filles font du ménage, traitent leurs poupées en enfants gâtés et révèlent ainsi leurs aptitudes pour la maternité. Chaque sexe est donc dans son rôle. L’enfant prélude à l’homme, et de l’éclosion de ses facultés on peut induire à sa vocation. Honneur aux parents qui, chez leurs enfants, provoquent le développement des bons instincts et compriment les mauvais.

Il serait plus facile au riche qu’au pauvre de se procurer le bonheur, il a le bien-être. La vie matérielle est exempte, pour lui, des ennuis qui assiégent la classe laborieuse. Mais la nature humaine se crée des obligations et des devoirs factices. L’ouvrier qui, avec cent sous par jour, fait vivre sa famille et met dix sous de côté, s’estimerait riche s’il gagnait six francs, parce qu’il économiserait par jour un franc cinquante centimes, soit cinq cent quarante-cinq francs par an.

Mais ce même ouvrier, s’il gagne cinq francs et en dépense six, marche à sa ruine par cette raison que l’on est riche en économisant sur son revenu, tandis que l’on est pauvre en touchant à son capital. De là ces associations étranges entre individus qui se trompent mutuellement et marchent à une catastrophe pour avoir trop recherché l’argent.

Dans les mariages d’inclination, contractés entre gens de labeur, les époux ne comptent que sur leurs bras. Ils se promettent bien d’améliorer leur position ; mais si leurs espérances sont trompées, ils ne perdent pas courage tant qu’ils ont de l’ouvrage.

Ce qu’un mari sage doit rechercher dans sa femme, ce n’est pas la toilette élégante qui dégénère en coquetterie ; mais la simplicité décente. Il est possible qu’après s’être tendrement aimés deux époux pauvres arrivent à se détester. Cependant il faut reconnaître que si l’amour a chance de se transformer en amitié durable, c’est entre gens qui, pour s’unir, n’ont pris conseil que de leur cœur. Pourquoi l’amour pauvre dégénérerait-il en querelle ? Pourquoi jugeons-nous si sévèrement une classe qui mérite toutes nos sympathies ? Le travail est la couronne des gens intelligents. Les trésors qu’ils créent, les élèvent en dignité ! C’est dans les ménages pauvres que la conscience a son autel, l’économie ses fidèles. En un jour, l’homme riche dépense plus qu’un ouvrier en une année, et le favorisé du sort, avec ses brillants revenus, est souvent plus embarrassé à la fin du mois, que l’ouvrier qui règle ses dépenses sur son gain. Le riche achète tout à crédit, le travailleur paie tout comptant ; le premier ne voit d’un compte que le total, le second règle un à un ses achats. Au riche, un fournisseur fait payer l’intérêt du crédit ; au pauvre, il ne demande que l’addition juste. Et cependant, étrange anomalie des choses humaines ; celui qui achète en détail paie plus cher que celui qui achète en gros. L’entrée d’une pièce de vin fin ne coûte pas plus qu’une pièce de vin ordinaire ; le bois pris au stère est la fleur du chantier ; le bois en falourdes, le rebut du détail. Aux halles et marchés, les beaux morceaux sont pour les riches ; les morceaux inférieurs pour les pauvres. On frelate leur lait, leur café, leur tabac. Le marchand qui, pour dix sous, se dérange dix fois, se rattrape nécessairement sur la qualité de la quantité. Si celui que le sort condamne à toujours compter avec ses gros sous, en se donnant une compagne se donnait une charge et non une aide, on verrait bien peu de mariages d’ouvriers. Mais sur le même niveau l’on s’apprécie et l’on se dit : S’il arrive des enfants, notre travail en commun nous permettra de les élever… Ils sont bien forts, en effet, ceux qu’une douce affection et une sage économie unit !

À certains points de vue tristes, chez les riches l’ambition tue l’amour : « Les filles élevées dans l’argent, pour l’argent, en vue de l’argent, dit-on ont ordinairement un petit esprit et un cœur étroit. » Cette conclusion nous paraît fausse. Plus la fortune sourit à quelqu’un, plus la vie lui devient facile. Suppose-t-on des vues larges à qui est limité dans ses revenus ? et pourquoi juger étroit l’esprit qui n’a pas besoin de compter ?

On a dit : « Les gueux s’aiment entre eux. »

Oui, le pauvre prend sur son nécessaire pour adoucir un mal qu’il a connu ; mais le riche, en donnant sur son superflu, perd-il le mérite de son œuvre, et de ce qu’il soulage une infortune sans l’avoir éprouvée, s’ensuit-il qu’il ne croie pas au malheur ? Le luxe du riche, c’est le pain du pauvre, le prix du travail de l’artiste et des recherches du savant. Il possède l’argent, levier de l’industrie humaine, source de la fortune publique, mobile de l’activité de tous. Et parce que chacun l’envie, on suppose qu’il n’aime que sa caisse et ne peut avoir d’autres affections. Quelle logique ! À ce compte, les mariages riches seraient, sans exception, une immoralité flagrante.

Une telle opinion ne se discute pas.