Le Vote des femmes/Pourvoi devant le Conseil de préfecture

V. Giard & E. Brière (p. 144-147).


POURVOI DEVANT LE CONSEIL DE PRÉFECTURE


À l’appel de l’affaire Hubertine Auclert contre le préfet de la Seine, je me suis avancée vers le prétoire et avant que n’intervînt mon avocat Antonin Lévrier, j’ai dit :

Messieurs, vous savez qu’il existe entre l’impôt et le vote une si grande corrélation que jusqu’en 1848 le cens a été la condition du vote. C’est un principe de notre droit français, que l’impôt doit être voté par celui qui le paie.

J’ai légalement revendiqué mon droit de vote, je suis dans les conditions requises pour l’exercer, cependant, quand j’ai demandé ma carte d’électeur on m’a répondu que je n’avais pas de droits, que je ne comptais pas parce que j’étais une femme !…

Comment se fait-il alors qu’on me réclame, à moi qui ne compte pas, des contributions ? C’est illogique, attendu que je ne puis à la fois être rien et quelqu’un. Je ne puis être inexistante quand il s’agit de voter et existante quand il s’agit de payer.

J’ai voulu porter cette question devant vous, messieurs, parce que vous êtes un tribunal obligé de motiver vos jugements ; et que la discussion étant contradictoire entre l’organe du gouvernement et moi ; vous et par vous tout le public, devant ce débat porté si haut, sera obligé de peser ce que valent les arguties de texte devant les arguments de raison.

Or, la raison enseigne que tout argent déboursé doit avoir son emploi contrôlé par la personne qui le débourse.

Je ne réclame pas de dégrèvements d’impôts pour avoir la satisfaction de ne rien payer. Je ne demanderais pas mieux que de participer aux charges qui incombent aux habitants de mon pays, mais je veux jouir des droits qui découlent de ces charges. Si je suis contribuable ; eh bien, je veux être électeur. Ce ne sont pas ceux qui ont pour mission de rendre la justice qui peuvent me blâmer de la demander.

On vous dit, que si vous me dispensiez de payer les contributions, l’année prochaine d’autres femmes réclameraient, puis d’autres et d’autres encore ; si bien, qu’en peu de temps, il se produirait un sensible déficit dans les recettes de l’impôt.

Tant mieux, si cela arrivait, car alors les hommes voyant qu’ils ne peuvent se passer de notre apport se décideraient à compter avec nous, à nous traiter en associées et non plus en esclaves rançonnées. Si un déficit se produisait, les hommes s’empresseraient de remplacer le régime de droit masculin existant, par une constitution réellement basée sur l’égalité des hommes et des femmes devant le devoir.

Vous penserez, messieurs, que l’avenir qui sûrement émancipera la femme, enregistrera l’arrêt que vous allez prononcer. Vous vous ferez un honneur d’établir ce grand principe de justice sociale, à savoir : que dans un État les femmes n’ont pas de droits, les femmes ne peuvent non plus avoir de charges.

Me  Antonin Lévrier, dans son langage concis et mesuré rappelle que la question de l’impôt, de l’égale répartition de l’impôt, a été aux grandes époques de notre histoire, le point de départ des réformes dont nous jouissons. « Avant 1789, le tiers État contribuait seul aux charges de l’État, la noblesse payant, disait-elle, de son sang, le clergé de ses prières. L’égalité a enfin prévalu, mais elle n’est pas encore ce qu’elle devrait être, puisque la femme est restée en tutelle, sans indépendance et sans initiative. On la compte pour rien et on lui demande l’impôt.

Mlle  Hubertine Auclert s’adresse à vous, messieurs, qui êtes juges des différends entre l’État et les individus pour obtenir la réformation d’un abus qui a trop duré. »

Le Conseil a sur le rapport de M. Pasquier pris l’arrêté suivant :

« Considérant que l’art. 12, § 1er de la loi du 21 avril 1832, décide « que la contribution personnelle et mobilière est due par chaque habitant français et par chaque étranger de tout sexe jouissant de ses droits et non réputé indigent. »

» Que dans la disposition précitée, les mots jouissant de ses droits n’ont qu’un sens spécial et restreint ;

» Que d’après les termes exprès du § 2e de l’art. 12 survisé, il y a lieu de comprendre au nombre des personnes jouissant de leurs droits les garçons et les filles majeurs ou mineurs ayant des moyens suffisants d’existence, soit par leur fortune personnelle, soit par la profession qu’ils exercent ;

» Considérant qu’il résulte de l’instruction que Mlle  Auclert a des moyens suffisants d’existence ;

» Qu’elle doit donc être réputée jouir de ses droits dans le sens attribué à cette expression par la loi du 21 avril 1832 ;

» Que dès lors elle n’est pas fondée à demander la décharge de la contribution personnelle et mobilière à laquelle elle a été imposée au rôle de 1880, 12, rue Cail, à Paris ;

» Arrête :

» La requête de Mlle  Hubertine Auclert est rejetée. »

Nous en avons appelé de la juridiction du conseil de préfecture, à la juridiction du conseil d’État, pour établir que les femmes sont électeurs en même temps que contribuables.