Le Vote des femmes/Refus de l’impôt

V. Giard & E. Brière (p. 136-143).


REFUS DE L’IMPÔT


Les femmes qui s’étaient vu refuser la carte d’électeur, informèrent leur préfet qu’elles ne voulaient plus coopérer aux dépenses de l’État qui les annulait :


« Monsieur le préfet,

« J’ai reçu un avis relatif à mes contributions, comme je n’ai pas l’intention de les acquitter, je viens vous en prévenir et vous prier en même temps de rayer mon nom du rôle des contribuables.

« Je me soumettais aux impositions, parce que je croyais que dans la commune, dans le département, dans l’État, qui me trouvent bonne pour supporter ma part de charges, je possédais ma part de droits.

« Ayant voulu exercer mon droit de citoyenne française, ayant demandé, pendant la période de revision, mon inscription sur les listes électorales, on m’a répondu que « la loi conférait des droits seulement aux hommes et non aux femmes. »

« Je n’admets pas cette exclusion en masse des femmes, qui n’ont été privées de leurs droits civiques par aucun jugement. En conséquence, je laisse aux hommes qui s’arrogent le privilège de gouverner, d’ordonner, de s’attribuer les budgets, le privilège de payer les impôts qu’ils votent et répartissent à leur gré.

« Puisque je n’ai pas le droit de contrôler l’emploi de mon argent, je ne veux plus en donner. Je ne veux pas être, par ma complaisance, complice de la vaste exploitation que l’autocratie masculine se croit le droit d’exercer à l’égard des femmes. Je n’ai pas de droits, donc je n’ai pas de charges ; je ne vote pas, je ne paye pas.

« Recevez, etc.

« Hubertine Auclert ».


Cette lettre fut publiée par tous les journaux ; les plus hostiles à nos idées écrivirent : « La question se trouve par cette logique serrée portée du coup sur son véritable terrain. » Dans une société tout repose sur le principe d’égalité, il est incompréhensible que les droits que les femmes demandent ne leur soient pas accordés : Nous payons des impôts disent-elles, nous devrions être autorisées à les voter et à en surveiller l’emploi. »

« Vous êtes dans l’impossibilité, d’opposer à ce raisonnement une seule objection qui n’ait pas été réfutée déjà par les partisans de la souveraineté populaire.

« L’examen de ce qui se passe dans l’existence fournit d’excellents arguments à l’appui de la théorie des femmes. Voilà par exemple une dame d’intelligence et de volonté qui a fondé une importante maison de commerce ; elle occupe deux cents ouvriers et employés ; elle verse à l’État sous forme d’impôt des sommes considérables. Vous n’admettez pas que cette femme ait le droit de discuter cet impôt, de peser par sa voix sur certaines questions de tarif, d’apporter l’appui de son expérience à des débats économiques. Ce droit, vous l’attribuez sans hésiter à un rôdeur de barrière, qui n’a jamais gagné honnêtement un liard de sa vie. »

Sous ce titre : Grève des Contribuables M. Charles Bigot écrivit dans Le xixe siècle : « On ne saurait contester à Mlle  Hubertine Auclert d’avoir eu une idée. Ni en Angleterre, ni en Amérique les champions du droit des femmes ne manquent pas cependant, le beau sexe n’avait encore imaginé de protester contre l’exploitation de l’autocratie masculine par le refus de l’impôt. Mlle  Hubertine Auclert coupe les vivres à une société qu’elle trouve injuste pour son sexe. Pas de droits électoraux, pas d’argent. La déclaration est nette au moins. »

Mais ce fut surtout une grêle d’injures qui plut sur ces énergiques lutteuses pour leur faire lâcher pied.

Dans Le Petit Parisien, Jean Frollo en louant la crânerie des insurgées contre le fisc avait prévu les défections qui devaient se produire.

Sur les vingt femmes qui avaient refusé l’impôt, trois seulement, Hubertine Auclert, Vve  Bonnair, Vve  Leprou ne furent pas effrayées par les papiers de toutes couleurs qu’elles reçurent, résistèrent aux sommations du percepteur et les huissiers saisirent leurs meubles.

« Je ne plains pas trop écrivit Henry Fonquier Mlle  Hubertine Auclert elle a eu du bruit pour son argent. Il lui a suffi de ne pas payer ses contributions pour devenir célèbre. Dans le pays où « paraître est tout », elle a paru. Les curieux de l’avenir, qui voudront écrire l’histoire du refus de l’impôt au xixe siècle, ne pourront se dispenser de parler d’elle. Elle appartient à l’histoire, en compagnie de M. de Genoude, qui faisait vendre son fauteuil, et de M. Gambon, qui faisait vendre sa vache. Ceci pourrait donner matière à un groupe curieux, et il est bizarre de voir un catholique légitimiste, un socialiste et une femme libre user du même procédé. »

Dans « Les Femmes qui tuent et les Femmes qui votent, » Alexandre Dumas parle de notre refus de payer l’impôt, il démontre qu’on ne peut faire que des objections de fantaisie à nos revendications des droits politiques.

Tous les gens de bonne foi pensent bien que si l’on nous empêche de contrôler les budgets, c’est-à-dire d’avoir l’œil ouvert sur l’administration de nos affaires c’est afin de pouvoir mieux nous duper.

En refusant l’impôt, les femmes ont voulu mettre l’État au défi de fonctionner sans elles. Cette protestation est légitime, qui paie est en droit de donner son avis.


Qui paie la dépense doit la consentir.

En 1066 ses amis et conseillers dirent à Guillaume duc de Normandie : « Il vous faut demander aide et conseil à la généralité des habitants de ce pays ; car, il est de droit que qui paie la dépense soit appelé à la consentir. »

« Raison est que qui paie l’escot il soit à l’asseoir. »

C’est la première fois, au Moyen Âge, que le droit politique est exprimé avec cette netteté.

Les femmes apportent plus que les hommes dans les caisses de l’État puisqu’elles sont en ce pays la majorité.

Il y a en France un million de femmes de plus que d’hommes, cependant, le sexe masculin minorité en la nation gouverne seul et étant maître absolu, s’attribue tous les bénéfices sociaux.

Les Françaises spoliées et exploitées, auraient un bon moyen pour forcer les hommes dictateurs à entrer en accommodement avec elles, ce serait de refuser en masse l’impôt.

Dans tous les temps et en tous les pays, le refus de l’impôt a toujours été le grand levier des opprimés :

En Angleterre, le patriote John Hampden qui sous Charles Ier refusa l’impôt, à ce despote, fut incarcéré, plaida, replaida et finit par provoquer un mouvement qui se termina par la défaite de Charles Ier dont la tête roula sur l’échafaud.

Sous Louis XIV des provinces s’insurgèrent contre les intendants financiers, elles refusèrent les redevances ; mais le faste royal nécessitait trop d’or pour que l’on n’écrasât pas sous le pressoir du fisc les rebelles. Les intendants furent investis du droit de vie et de mort sur les contribuables récalcitrants.

En 1787, la Bretagne et la Normandie, après avoir vainement réclamé contre les vexations et les corvées, ne trouvèrent pas de moyens plus pratiques pour faire cesser l’oppression, que de couper les vivres aux oppresseurs ; elles se liguèrent pour refuser l’impôt.

L’exemple donné par ces deux grandes provinces à une époque où la situation financière était si difficile, décida la réunion des états généraux et hâta par conséquent la révolution.

M. de Genoude légitimiste refusa l’impôt à Louis Philippe. On vendit ses meubles.

M. Gambon propriétaire de la Nièvre refusa de payer l’impôt à l’Empire. On lui saisit une vache qui fut mise à l’enchère.

En Amérique, le refus de payer la taxe des marchandises importées d’Angleterre, a été le signal de la guerre de l’indépendance. Les Américains ont mieux aimé détruire, jeter à la mer des cargaisons de denrées alimentaires que de payer l’impôt qui les frappait.


Vingt-six ans après des Françaises, des Anglaises ont refusé d’acquitter leurs contributions parce qu’elles ne sont, elles non plus, point électeurs politiques. Si cette manifestation se généralisait, elle jetterait l’inquiétude au camp des hommes, puisqu’elle menacerait d’arrêter faute de munitions, la force motrice qui fait mouvoir la machine gouvernementale.

Les femmes peuvent-elles continuer à entretenir un état masculiniste où elles ne sont admises qu’à titre de contribuables ?

Quand des individus s’associent dans un but quelconque, pourvu qu’ils apportent le même numéraire, qu’ils soient hommes ou femmes, ils ont un identique pouvoir administratif. Les impôts, qui sont la part apportée dans les caisses publiques par chacun des Français et des Françaises, ne peuvent donc, sans préjudice pour la nation, être livrés à l’arbitraire masculin. Il est urgent que la collectivité féminine dise à la collectivité masculine : — Nous n’avons point confiance en votre administration, voilà pourquoi nous voulons examiner, discuter, voter avec vous les budgets.

Le préfet de la Seine qui avait répondu aux femmes que bien qu’elles soient non électrices, elles restaient contribuables reçut cette lettre :


« Monsieur le préfet,

« Vous m’informez que, pour rejeter ma demande de dégrèvement d’impôt, vous vous appuyez sur l’article 12 de la loi du 21 avril 1832, qui déclare imposable à la contribution personnelle et mobilière tout habitant français ou étranger non réputé indigent.

« Il y a quelques mois, je m’appuyais sur une loi identique, mais de date plus récente, la loi du 5 mai 1848, qui dit : «  Art. 6. — Sont électeurs tous Français, » pour réclamer mon inscription sur les listes électorales.

« On m’a répondu que, devant le scrutin, « Français » ne signifiait pas « Française ». Si Français ne signifie pas Française devant le droit ; Français ne peut signifier Française devant l’impôt.

« Je n’accepte pas cette anomalie qui fait mon sexe incapable de voter et capable de payer.

« Comme vous ne paraissez pas tenir compte des motifs qui me font refuser la contribution, j’ai l’honneur de vous informer, monsieur le préfet, que je désire user de mon droit de présenter des observations orales à la séance publique du conseil de préfecture que vous voudrez bien m’indiquer. Je m’y ferai assister par Me Antonin Lévrier.

« Recevez, etc.

« Hubertine Auclert ».