Le Volcan d'or version originale/Partie I/Chapitre 7

Société Jules Verne (p. 70-82).
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VII

VII

le chilkoot


Bill Stell avait raison de donner préférence à la passe du Chilkoot sur la White Pass. Cette dernière, il est vrai, on peut la suivre en sortant de Skagway, tandis que la première ne commence qu’à Dyea. Il faut donc se rendre à cette bourgade que les émigrants, chargés d’un lourd matériel, gagnent facilement avec des bateaux plats propres à remonter jusqu’au fond du canal de Lynn.

Voici ensuite ce que les voyageurs ont à faire après avoir atteint le point le plus élevé des passes : s’ils ont pris la White Pass, il leur reste environ huit lieues à faire dans des conditions déplorables pour se transporter au lac Benett. S’ils ont pris la passe du Chilkoot, il ne leur reste que quatre lieues à franchir pour se transporter au lac Lindeman. Ce lac ne mesure que vingt-trois kilomètres, et son extrémité supérieure par la rivière du Caribou, on ne compte que trois kilomètres jusqu’à la pointe inférieure du lac Benett.

Il est vrai, la passe du Chilkoot est plus dure de montée que la White Pass, et il y a un talus presque vertical de mille pieds à gravir. Mais ce n’est très embarrassant que pour les émigrants qui traînent un lourd impedimentum avec eux, et, on le sait, tel n’était pas le cas des deux Canadiens qu’allait guider le Scout. Au-delà du Chilkoot, ils trouveraient une route suffisamment entretenue qui aboutit au lac Lindeman. S’ils avaient dû transporter avec eux un matériel de mineur, il est probable que Bill Stell leur eût conseillé de prendre la White Pass. Cette première partie du voyage à travers la barrière montagneuse du territoire n’offrirait donc pas, sinon de grandes fatigues, du moins de grandes difficultés.

Quant au nombre des émigrants qui se dirigeaient vers la région des lacs, il était aussi considérable sur une passe que sur l’autre. C’était par milliers qu’il fallait compter ceux qui se risquaient à de tels efforts pour atteindre le Klondike au début de la campagne d’exploitation.

Ce fut dès le matin du 2 mai que Bill Stell donna le signal du départ. Les sœurs Marthe et Madeleine, Summy Skim et Ben Raddle, le Scout et les six hommes à son service, prirent la route du Chilkoot en quittant Skagway. Deux traîneaux, attelés de mules, devaient suffire à cette portion de voyage qui se terminait à la pointe sud du lac Lindeman où Bill Stell avait établi son poste principal. Ce parcours ne pouvait s’effectuer en moins de trois ou quatre jours dans les circontances les plus favorables.

Un des traîneaux était destiné aux deux religieuses qui y avaient pris place, bien enveloppées de couvertures et de fourrures qui les abritaient contre une bise extrêmement vive. Elles n’avaient jamais imaginé, on s’en doute, que leur voyage s’accomplirait de la sorte, et renouvelaient leurs remerciements que Summy Skim s’obstinait à ne point entendre. Ben Raddle et lui étaient heureux de pouvoir leur être utile en facilitant l’accomplissement de leur mission, et ils avaient voulu prendre à leur charge les frais supplémentaires qui seraient dus à Bill Stell.

Du reste, ce brave homme ne cachait point la satisfaction qu’il éprouvait de ce que les religieuses eussent accepté les offres de leur compatriotes. Lui aussi, comme elles et comme eux, n’était-il pas d’origine canadienne ?

Du reste, le Scout n’avait point caché à sœur Marthe et à sœur Madeleine avec quelle impatience elles étaient attendues à Dawson-City. La Supérieure ne pouvait suffire aux exigences du service et plusieurs religieuses avaient été atteintes en soignant les malades que différentes épidémies entassaient dans l’hôpital.

En effet, la fièvre typhoïde, plus particulièrement, désolait alors la capitale du Klondike. C’étaient par centaines que l’on comptait les victimes. Ces malheureux émigrants, après avoir laissé tant de leurs compagnons sur les routes de Skagway à Dawson-City, quelle proie pour ces épidémies qui y règnent en permanence !

« Charmant pays, décidément, se disait Summy Skim, et encore ne ferons-nous qu’y passer ! Mais ces deux saintes femmes, qui, sans hésiter, vont braver de tels dangers, et qui ne reviendront peut-être pas !… »

Il n’avait pas paru nécessaire d’emporter des vivres pour cette traversée du Chilkoot, dont les pentes sont si rudes. Le Scout connaissait sinon des hôtels, du moins des « lodgers », auberges des plus rudimentaires où l’on trouvait à se nourrir, à se loger aussi pour la nuit. Il est vrai, on paye un demi-dollar la planche qui sert de lit, et un dollar le repas qui se compose invariablement de lard et de pain à peine levé. D’ailleurs la caravane de Bill Stell ne serait point réduite à ce régime lorsqu’elle franchirait la région lacustre.

Le temps était froid, et la température se maintenait à dix degrés centigrades au-dessous de zéro, avec bise glaciale. Mais du moins, une fois engagés à travers la « trace », les traîneaux pourraient aisément glisser sur la neige durcie, non sans grand mal pour les attelages, car la montée était raide. Aussi, mules, chiens, chevaux, bœufs, rennes, y succombent-ils en grand nombre, et la passe du Chilkoot, comme la White Pass, sont-elles le plus souvent obstruées de leurs cadavres.

En quittant Skagway, le Scout s’était dirigé vers Dyea, le long de la rive orientale du canal de Lynn. Ses traîneaux moins chargés que tant d’autres qui remontaient vers le massif, auraient pu aisément les devancer. Mais déjà l’encombrement était prodigieux, route barrée par les retardataires, véhicules de toute sortes rejetés en travers ou même culbultés, bêtes se refusant à marcher malgré les coups et les cris, violent effort des uns pour se livrer passage, violente résistance des autres pour s’y opposer, matériel qu’il fallait décharger puis recharger sur les voitures requises à Skagway, disputes et rixes où s’échangeaient injures et coups, auxquels se mêlaient parfois des détonations de revolvers. Il arrivait aussi que des attelages de chiens s’enchevêtraient, et quel temps les conducteurs mettaient-ils à les dépétrer au milieu des hurlements de ces animaux à demi-sauvages ! Et tout cela, au milieu des rafales qui font rage à travers ces étroits défilés du Chilkoot ou de la White Pass, au milieu des tourbillons d’une neige qui en quelques instants forme une couche épaisse de plusieurs pieds !

La distance qui sépare Skagway de Dyea est généralement franchie par les bateaux du canal de Lynn en une demi-heure. Donc, par terre, malgré les difficultés du cheminement, elle peut l’être en quelques heures. Aussi, avant midi, la caravane du Scout avait-elle pris pied à Dyea.

Ce n’était qu’une agglomération de tentes, quelques maisons ou cabanes seulement, dispersées au bout du canal, là où s’opère le déchargement du matériel que le mineur doit transporter au-delà du massif.

En ce moment, on n’aurait pu estimer à moins de quinze cents les voyageurs qui se pressaient dans cet embryon de ville, à l’orée de la passe du Chilkoot.

Bill Stell, avec raison, n’entendait pas prolonger sa halte à Dyea, désireux de mettre à profit ce temps froid mais sec qui facilitait le tirage des traîneaux. Le mieux serait de s’engager, après avoir pris quelque nourriture, à travers la passe de manière à passer la nuit prochaine au campement de Sheep Camp.

À midi, le Scout et ses compagnons se remirent en route ; les sœurs avaient repris place dans leur traîneau, Ben Raddle et Summy Skim allaient en piétons. Il leur eût été difficile de ne pas admirer les aspects sauvages
« Un campement de prospecteurs à Dyea ».
et grandioses qui se présentaient à chaque détour du défilé, ces massifs de pins et de bouleaux, couverts de givre, qui se hissaient jusqu’à la crête du talus, ces torrents que le froid n’avait pu saisir, et qui bondissaient tumultueusement jusqu’au fond des abîmes dont la profondeur échappait aux regards.

Le Sheep Camp n’était distant de Dyea que de quatre lieues ; quelques heures devaient donc permettre de les franchir. Il est vrai, la passe se développait en rampes très raides ; les attelages, qui ne marchaient qu’au pas, fréquemment s’arrêtaient, et ce n’était pas sans peine que le conducteur les obligeait à se remettre en marche.

Tout en cheminant, Ben Raddle et Summy Skim causaient avec le Scout, et celui-ci, à une question qui lui fut posée, répondit :

« Je compte bien arriver au Sheep Camp vers cinq ou six heures, et c’est là que nous nous installerons jusqu’au matin…

— Est-ce que nous trouverons une auberge où nos deux compagnes pourront prendre quelque repos demanda Summy Skim.

— Il y en a, répondit Bill Stell, car le Sheep Camp est un lieu de halte pour les émigrants.

— Mais, reprit Ben Raddle, n’est-il pas a craindre qu’il soit encombré ?…

— Ce n’est pas douteux, affirma le Scout, et d’ailleurs ses auberges sont peu engageantes. Peut-être sera-t-il préférable de dresser nos tentes et d’y passer la nuit.

— Messieurs, dit sœur Marthe, qui de son traîneau avait entendu cette conversation, nous ne voulons point être une cause de gêne.

— De gêne, ma sœur ! répondit Summy Skim. Et en quoi pourriez-vous nous gêner ?… Est-ce que nous n’avons pas deux tentes ?… L’une vous sera réservée… nous occuperons l’autre…

— Et avec nos deux petits poëles qui brûleront jusqu’au jour, ajouta Bill Stell, il n’y aura rien à craindre du froid, quoiqu’il soit vif en ce moment.

— Merci, messieurs, dit sœur Madeleine, mais quand il vous conviendra de voyager de nuit, il ne faut pas que notre présence vous en empêche.

— Soyez tranquille, ma sœur, déclara Summy Skim en riant, et tenez pour certain que nous ne vous épargnerons ni ennuis ni fatigues. »

La caravane atteignit Sheep Camp vers six heures. En arrivant, les attelages étaient harassés. On se hâta de les dételer, et les gens du Scout s’occupèrent de leur nourriture.

Bill Stell avait eu raison de dire que les auberges de ce village étaient dépourvues de tout confort. À peine valaient-elles ces (…) où les pauvres gens logent à la nuit. On n’y eût pas trouvé place, d’ailleurs. Le Scout fit donc établir les deux tentes à l’abri des arbres, un peu en dehors de Sheep Camp, de manière à ne point être troublé par l’effroyable tumulte de la foule.

Dès que les tentes eurent été dressées, on y transporta les convertures et pelleteries des traîneaux. Puis, les fourneaux furent allumés. Si l’on se contenta de viande froide, du moins les boissons chaudes, thé et café, ne firent-elles point défaut. Enfin, sœur Marthe et sœur Madeleine, laissées seules, s’enveloppèrent de leurs couvertures l’une près de l’autre, non sans avoir prié pour leurs secourables et généreux compatriotes.

Sous la seconde tente, la veillée se prolongea davantage au milieu de la fumée des pipes. On fit bien de pousser les poêles jusqu’au rouge vif, car cette nuit-là, la température tomba à dix-sept degrés centigrades sous zéro.

Que l’on songe aux souffrances que durent éprouver ceux des émigrants — plusieurs centaines peut-être — qui n’avaient pu trouver un abri dans ce village de Sheep Camp, des femmes, des enfants, et nombre d’entre eux épuisés au début de ce voyage dont ils ne verraient pas le terme !

Le lendemain, Bill Stell, de grand matin, fit replier les tentes. Mieux valait partir dès la pointe du jour, afin de devancer la foule sur cette passe du Chilkoot.

Toujours le même temps sec et froid, et, dût le thermomètre baisser encore, combien préférable aux épaisses rafales, aux tourbillons de neige à ces violents blizzards, si redoutés dans les hautes régions du Nord-Amérique.

Sœur Marthe et sœur Madeleine avaient été les premières à quitter la tente, et elles transportèrent leur petit bagage sur le traîneau. Après un premier repas, ou plutôt quelques tasses de café ou de thé bien chaud, chacun reprit sa place dans les traîneaux, et les mules se remirent en marche sous le fouet des conducteurs.

L’allure n’allait pas être plus rapide que la veille. La rampe s’accentuait à mesure que la passe gagnait vers le sommet du massif. Aussi le Scout avait-il bien fait d’employer un attelage de mules au lieu d’un attelage de chiens. Ce dernier est plutôt réservé à la descente des traîneaux lorsqu’ils dévalent sur le revers opposé pour gagner les lacs. Ce n’était pas trop de ces mules robustes pour tirer les véhicules sur ce sol inégal, rocailleux, coupé d’ornières, et qui serait plus impraticable encore s’il s’amollissait après un relèvement de la température.
« Dans la Chilkoot Pass : le cimetière des chevaux ».

Ainsi que la veille, Ben Raddle et son cousin se trouvèrent mieux de faire une partie du trajet à pied, et plusieurs fois, les religieuses que le froid engourdissait, jugèrent à propos de les imiter.

Toujours la même foule grouillante et tumultueuse, toujours les mêmes obstacles qui rendent cette trace du Chilkoot si pénible, toujours des haltes forcées, et parfois longues, lorsqu’un embarras de traîneaux et d’attelages coupait la route. À plusieurs reprises, le Scout et ses hommes durent en venir aux mains pour se frayer un passage.

Puis, triste spectacle, ce n’étaient pas seulement des cadavres d’animaux que l’on voyait jetés çà et là au pied des talus. Il n’était pas rare d’apercevoir quelque pauvre émigrant, tué par le froid et la fatigue, abandonné sous les arbres, au fond des précipices, et qui n’aurait pas même une tombe ! Souvent aussi, des familles, hommes, enfants, incapables d’aller plus loin, gisaient sur le sol glacé, et nul ne cherchait à les relever. Alors sœur Marthe et sœur Madeleine, aidées de leurs compagnons, essayaient de porter secours à ces malheureux et de les ranimer avec un peu d’eau-de-vie dont leur traîneau portait une certaine réserve. Mais que pouvait-on faire de plus ? Ou ces infortunés n’avaient pu faire autrement qu’à pied cette ascension du Chilkoot, ou les animaux qui les traînaient étaient dispersés sur la route, où ils mouraient de fatigue et de faim. Et qu’on ne s’en étonne pas, lorsqu’il s’agissait de chevaux, de mules, de rennes, auxquels il faut donner leur ration habituelle. Entre Skagway et la région des lacs, le fourrage atteignait un prix excessif, quatre cents dollars les mille kilos de foin, trois cents dollars la tonne d’avoine. Heureusement, sous ce rapport, les attelages du Scout étaient suffisamment pourvus, et nulle crainte qu’ils vinssent à manquer avant l’arrivée au revers septentrional du massif.

En réalité, de toutes ces bêtes de trait, c’étaient encore les chiens dont la nourriture paraissait être le plus assurée. Du moins pouvaient-ils satisfaire leur faim en dévorant les cadavres de chevaux et de mules qui jonchaient la passe, et ils s’en disputaient en hurlant jusqu’aux derniers débris.

L’ascension se continuait, lente et éreintante. Deux ou trois fois par quart d’heure, il fallait s’arrêter faute de pouvoir se frayer un passage à travers la foule. En quelques endroits, à des coudes brusques, la passe était si étroite que le matériel ne parvenait pas à la franchir. C’étaient principalement les bateaux démontables, que transportaient les émigrants, et dont les principales pièces excédaient la largeur du sentier. De là, nécessité d’en décharger le traîneau, et de les faire haler une à une par le mulet et le cheval. De là, aussi, perte de temps considérable, et encombrement des attelages qui suivaient.

Il y avait de plus des endroits où la rampe était si rude, dont l’angle d’inclinaison dépassait quarante-cinq degrés, que les animaux se refusaient à la remonter. Ils étaient ferrés à glace cependant, et les crocs de leurs fers laissaient de profonde empreintes sur la neige, tachée de gouttelettes de sang.

Vers cinq heures du soir, le Scout arrêta la caravane. Ses bêtes exténuées n’auraient pu faire un pas de plus, bien que leur charge fût faible relativement à tant d’autres. Sur la droite de la passe s’évidait une sorte de ravin où les arbres résineux poussaient en grand nombre. Sous leur frondaison, les tentes trouveraient un abri qui leur permettrait peut-être de résister aux bourrasques annoncées par le relèvement de la température.

Bill Stell connaissait cette place, où il avait déjà plus d’une fois passé la nuit, et le campement fut organisé dans les conditions ordinaires.

« Vous craignez quelque rafale ?… lui demanda Ben Raddle.

— Oui… la nuit sera mauvaise, répondit le Scout, et nous ne saurions prendre trop de précautions contre ces tempêtes de neige qui s’engouffrent ici comme dans un entonnoir.

— Mais, fit observer Summy Skim, nous serons un peu en sûreté, grâce à l’orientation de ce ravin…

— C’est pour cela que j’ai choisi cet endroit, répondit Bill Stell. »

Il avait eu raison de le faire. La tourmente qui commença vers sept heures du soir et se prolongea jusqu’à cinq heures du matin, fut terrible. Elle était accompagnée de tourbillons neigeux qui n’eussent pas permis de se voir à cinq pas. On eut grand peine à maintenir les poêles en activité, car la force du vent refoulait les fumées à l’intérieur, et les provisions de bois n’était pas faciles à renouveler au milieu des rafales. Cependant les tentes résistèrent, mais Summy Skim et Ben Raddle durent veiller une partie de la nuit, ayant à chaque instant crainte que celle où s’abritaient les sœurs ne fût emportée.

C’est là précisément ce qui arriva pour la plupart de celles qui avaient été dressées en dehors du ravin, le long des talus, et, lorsque le jour reparut, on put juger de l’importance du désastre, la plupart des attelages ayant rompu leurs entraves, dispersés en toutes directions, les traîneaux culbutés, quelques-uns jusqu’au fond des précipices qui bordaient la route et dans lesquels mugissaient les torrents, matériel dont il ne serait plus possible de faire usage, familles en pleurs, suppliant, demandant aide et assistance que nul n’aurait pu leur donner.

« Pauvres gens… pauvres gens ! murmuraient les religieuses, que vont-ils devenir ?… »

Mais le Scout avait hâte de quitter cette place et de pousser la prochaine étape jusqu’au sommet du Chilkoot ; il commanda le départ, et la caravane reprit la route montante à petits pas.

Cependant la bourrasque avait pris fin dès l’aube. Avec cette brusquerie que le thermomètre constate en ces régions élevées, le vent ayant halé le nord-est, la température était retombée à douze degrés sous zéro.

Comme une épaisse couche de neige le recouvrait, le sol acquit aussitôt une extrême dureté. Cette circontance devait faciliter le glissement des traîneaux, à la condition que les rampes ne fussent pas trop raides, et Bill Stell put rassurer ses compagnons à cet égard.

Du reste, l’aspect de la région s’était modifié. Pendant trois à quatre lieues, les bois allaient faire complètement défaut. Au-delà des talus s’étendaient des plaines blanches dont la réverbération blessait les yeux : on aurait eu à en souffrir davantage, si la neige eût été prête à fondre, ce qui rend les cas d’ophtalmie très fréquents. Aussi, dans ces occasions, les voyageurs, qui se sont munis de lunettes bleues, les affourchent-ils sur leur nez. Ceux qui n’en ont pas, en sont réduits à se barbouiller les cils et les paupières avec du charbon de bois.

C’est ce que firent Ben Raddle et Summy Skim sur le conseil du Scout. Quant aux sœurs, leur capeline rabattue, elles n’avaient point à craindre les effets de cette réverbération. D’ailleurs, ayant repris place dans le traîneau, elles n’eurent point à faire usage de leurs yeux, et restèrent blotties sous les couvertures.

Ces deux religieuses, plus habituées à donner des soins qu’a en recevoir, se montraient toujours touchées des attentions de leurs compatriotes. Mais Summy Skim répondait toujours que ce n’était point pour elles mais pour les malades de Dawson-City qu’ils désiraient leur arrivée en bon état dans la capitale du Klondike.

« D’ailleurs, s’il le faut, répétait-il, Ben ou moi, il nous arrivera sans doute d’entrer à l’hôpital, et nous serons sûrs d’y être bien soignés… C’est pur égoïsme de notre part ! »

Dans la soirée du 4 mai, la caravane fit halte au sommet de la passe Chilkoot, et le Scout y établit son campement. Le lendemain, on prendrait les mesures nécessaires pour effectuer la descente sur le revers septentrional du massif.

Le plateau, en cet endroit, était situé à la hauteur de (…) pieds, altitude inférieure à celle de la White Pass, estimée à (…) pieds.

On se figure ce que devait être l’encombrement à cet endroit entièrement découvert et exposé à toutes les rigueurs de ce climat. Plus de deux mille émigrants l’occupaient alors. C’est là qu’ils organisaient les « caches » où ils abritaient une partie de leur matériel. En effet, la descente ne s’effectuait pas sans d’extrêmes difficultés, et on ne pouvait procéder que par petites charges, afin d’éviter les catastrophes. Et alors, tous ces gens quels la vision des claims aurifères du Klondike donnait une énergie, une ténacité surnaturelles, après être descendus au pied de la montagne, remontaient au sommet, reprenaient une seconde part du matériel, la descendaient et remontaient encore, et cela quinze ou vingt fois, s’il le fallait, pendant d’interminables jours. C’est alors que les attelages de chiens rendaient d’inappréciables services pour le tirage des traîneaux, et encore la plupart des traîneaux étaient-ils remplacés par des peaux de bœufs que l’on faisait plus facilement glisser sur la neige durcie des pentes. Mais alors les vents du nord battaient de plein fouet ce revers du Chilkoot, et à lutter contre lui, que d’épouvantables souffrances. Mais tous ces malheureux voyaient ouvertes devant leurs pas les plaines du Klondike. Ils se disaient que ces territoires (…) fortune (…)[1] déceptions !

Bill Stell et sa caravane n’avait point à prolonger son séjour sur ce sommet, ni à établir des caches, puisqu’ils en étaient réduits à leurs seuls bagages, et, après avoir atteint la base du massif, ils n’auraient point à en remonter la passe. Lorsqu’ils auraient mis le pied sur la plaine, il ne leur resterait plus à franchir qu’une distance de quelques lieues pour atteindre enfin la pointe du lac Linderman.

Aussi, dès le lendemain, 6 mai, le Scout lèverait-il ses tentes et substituerait aux mules des deux traîneaux l’attelage de chiens que l’un de ses hommes tenait en réserve sur le plateau.

Les dispositions furent prises comme d’habitude. Mais cette dernière nuit fut des plus mauvaises. Brusquement la température s’était relevée, et la tourmente reprit avec une nouvelle violence. Cette fois les tentes n’avaient plus comme la veille l’abri d’un ravin. Ni Summy Skim, ni Ben Raddle, ni les religieuses ne purent s’y établir. À plusieurs reprises, la rafale les arracha de leurs piquets, et il fallut enfin les serrer, sans quoi elles eussent été emportées au milieu des tourbillons de neige. Il n’y eut d’autres ressources que de s’envelopper dans les couvertures, et d’attendre philosophiquement le retour de l’aube.

« Et en vérité, pensait Summy Skim, ce ne serait pas trop de toute la philosophie de tous les philosophes anciens et modernes pour accepter les abominations d’un tel voyage, surtout lorsque rien ne vous obligeait à le faire ! »

En effet, pendant les rares accalmies, au milieu d’une obscurité profonde, en l’absence de tout foyer qu’il eût été impossible de maintenir, éclatèrent des cris de douleur et de terreur, des imprécations horribles. Aux gémissements des blessés que la rafale roulait à la surface du sol, se mêlaient les aboiements, les hennissements, les meuglements des bêtes effarées à travers le plateau.
« La descente du Chilkoot ».

Le jour reparut. Bill Stell donna le signal du départ. Les chiens furent attelés aux traîneaux sur lesquels d’ailleurs personne ne prit place par prudence. Seulement, sur le conseil du Scout et à son exemple, les deux cousins, après avoir mis trois paires de bas les unes sur l’autre, avaient chaussé des espèces de mocassins qui facilitaient leur marche, et l’eût même activée, s’ils n’avaient voulu rester près des deux sœurs qui n’auraient pu les suivre. Cela était d’autant plus nécessaire que sur ces pentes glacées, il est difficile de prévenir les chutes.

Cependant, grâce aux précautions prises, grâce également à l’expérience du Scout, la descente s’effectua sans accidents, sinon sans fatigues, et les deux traîneaux atteignirent heureusement la plaine à l’issue de la passe du Chilkoot. Le temps avait été plus favorable, le vent moins vif, après avoir passé dans l’est, et le thermomètre remontait sans provoquer un commencement de dégel qui eût rendu la marche plus difficile.

Au sortir de la passe, nombre d’émigrants étaient réunis dans un campement en attendant que leur matériel les eût rejoints. L’emplacement était vaste et l’encombrement moins considérable que sur le plateau supérieur. Des bois s’étendaient autour, et les tentes pouvaient y être dressées en toute sécurité.

Ce fut là que la caravane vint passer la nuit. Le lendemain, elle se remettrait en route en suivant un chemin assez bien entretenu, et, après avoir franchi la distance de quatre lieues, elle arrivait pour midi près de la pointe méridionale du lac Lindeman.



  1. J. V. laisse en blanc deux lignes où il comptait décrire l’espoir de la fortune et la réalité des déceptions