Le Volcan d'or version originale/Partie I/Chapitre 3

Société Jules Verne (p. 33-42).

III

DE MONTRÉAL À VANCOUVER


En prenant le Pacific Canadian railway, touristes, commerçants, émigrants, chercheurs d’or, peuvent se transporter directement, sans changer de ligne, sans quitter le Dominion ou la Colombie britannique, de Montréal à Vancouver. Débarqués dans cette métropole colombienne, ils n’ont qu’à choisir entre différentes routes, terrestres, fluviales ou maritimes, entre divers modes de transport, bateaux, chevaux, voitures, et même à pied pour la plus grande partie du parcours.

Le départ étant résolu, Summy Skim n’aurait qu’à s’en rapporter pour tous les détails du voyage, l’acquisition du matériel, le choix des routes, à son cousin Ben Raddle ; ce serait probablement l’affaire de cet ambitieux mais intelligent ingénieur, seul promoteur de l’entreprise, à qui en reviendraient et qui en acceptait toutes les responsabilités.

Et, en premier lieu, Ben Raddle observa très justement que le départ ne pourrait être retardé au-delà de quinze jours. Il importait que les héritiers de Josias Lacoste fussent rendus au Klondike avant le retour de l’été, un été, s’entend, qui ne réchauffe que pendant quatre mois cette région hyperboréenne, située presque à la limite du cercle polaire arctique.

En effet, lorsqu’il consulta le code des lois minières canadiennes, qui régissait le district du Yukon, il y lut un certain article 9 ainsi conçu :

« Tout claim retournera au domaine public, qui restera sans être creusé pendant soixante-douze heures, durant la belle saison (définie par le commissaire), à moins d’une permission spéciale de ce dernier. »

Or, le début de la belle saison, pour peu qu’elle soit précoce, se fait dans la seconde moitié de mai. Donc, à cette époque, si l’exploitation du claim 129 chômait plus de trois jours, la propriété de Josias Lacoste reviendrait au Dominion, et, très vraisemblablement, le syndicat américain ne négligerait pas de l’acquérir de l’État à un prix probablement plus avantageux que le prix offert aux deux héritiers.

« Tu comprends dès lors, Summy, qu’il ne faut point nous laisser devancer, et qu’il y a urgence à se mettre en route… déclara Ben Raddle.

— Je comprends ce que tu veux que je comprenne, mon cher ami, répondit Summy Skim.

— Et ce qui est, d’ailleurs, parfaitement raisonnable, ajouta l’ingénieur.

— Je n’en doute pas, Ben, et je ne répugne point à quitter Montréal le plus tôt possible, si cela nous permet d’y revenir le plus tôt possible aussi.

— Nous ne resterons pas au Klondike au-delà de ce qui sera nécessaire, Summy…

— C’est entendu, Ben. À quelle date le départ ?…

— Le 2 de ce mois, répondit Ben Raddle, soit dans une quinzaine ! »

Summy Skim, les bras croisés, la tête penchée, eut forte envie de s’écrier : « Quoi ?… Si tôt ?… » Mais il se tut, puisque cela n’eût servi de rien. Ayant accepté, il s’était juré qu’il ne lui échapperait aucune récrimination pendant le voyage, quoi qu’il pût arriver. D’ailleurs, Ben Raddle agissait sagement en fixant le 2 avril comme date extrême au départ, et, son itinéraire sous les yeux, il s’embarqua dans une série d’observations, hérissées de chiffres qu’il maniait avec une incontestable compétence.

« Pour l’instant, Summy, dit-il, nous n’avons pas à choisir entre deux routes pour nous rendre au Klondike, puisqu’il n’y en a qu’une. Peut-être un jour prendra-t-on pour le Yukon le chemin d’Edmonton, du Fort Saint John, de Peace River qui traverse le nord-est de la Colombie, en passant par le district du Cassiar…

— Une contrée giboyeuse, s’il en fut, ai-je entendu dire, observa Summy Skim, s’abandonnant à ses rêves cynégétiques. Au fait, pourquoi ne pas suivre ce chemin ?…

— Parce qu’il obligerait, en quittant Vancouver, à un parcours de quatorze cents kilomètres par terre, après en avoir fait huit cents par eau, répondit Ben Raddle[1].

— Alors quelle direction comptes-tu adopter, Ben ?…

— Nous nous déciderons des notre arrivée à Vancouver, et suivant les avantages que nous serons à même d’apprécier sur place. Dans tous les cas, voici des chiffres très exacts qui te fixeront sur la longueur de l’itinéraire : de Montréal à Vancouver, on compte quatre mille six cent soixante quinze kilomètres, et de Vancouver à Dawson-City, deux mille quatre cent quatre-vingt-neuf.

— Soit, au total, dit Summy Skim, en chiffrant l’opération : cinq et neuf, quatorze, et je retiens un ; huit et huit, seize, et je retiens un ; sept et quatre, onze, et je retiens un ; cinq et deux, sept, soit sept mille cent soixante-quatre kilomètres.

— Exactement, Summy !

— Eh bien, Ben, si nous rapportons autant de kilogrammes d’or que nous aurons fait de kilomètres…

— Cela se chiffrera, au taux actuel de deux mille trois cent quarante francs le kilo, à seize millions sept cent soixante trois mille sept cent soixante francs…

— Parfait, répliqua Summy Skim, et nous serons joliment remboursés de nos débours !

— Et pourquoi non, répondit Ben Raddle[2], puisque le géographe John Muir a déclaré que l’Alaska produirait plus d’or que la Californie dont le rendement a été pourtant de quatre cent-cinq millions, rien que dans l’année 1861, et pourquoi le Klondike n’ajouterait-il pas sa bonne part aux vingt-cinq milliards de francs qui composent la fortune aurifère de notre globe ?…

— Tu as réponse à tout, Ben…

— Et l’avenir confirmera mes réponses. »

Ce dont Summy Skim voulut bien ne pas douter.

« Du reste, ajouta-t-il, il n’y a pas à revenir sur ce qui a été convenu…

— En effet, répondit Ben Raddle, et c’est comme si nous étions partis…

— J’aimerais mieux, Ben, que ce fût comme si nous étions revenus…

— Il faut pourtant bien commencer par aller, Summy, riposta Ben Raddle, avant de revenir…

— C’est d’une logique parfaite, Ben. Et, maintenant, songeons aux préparatifs… On ne s’en va pas là-bas, dans ce pays invraisemblable, avec une chemise de rechange et deux paires de chaussettes…

— Ne t’inquiète de rien, Summy. Je me charge de tout et tu n’auras qu’à monter dans le train de Montréal pour en descendre à Vancouver. Quant à nos préparatifs, ce ne seront pas ceux de l’émigrant qui va à l’aventure dans une contrée lointaine, emportant avec lui un matériel considérable ! Le nôtre est tout rendu. Nous le trouverons sur le claim de l’oncle Josias et qui lui servait à l’exploitation du 129 de Forty Miles Creek. Nous n’aurons donc à nous occuper que du transport de nos personnes…

— Mais c’est quelque chose, répondit Summy Skim, et elles valent la peine que l’on prenne certaines précautions… surtout contre le froid !… Brrr ! je me sens déjà gelé jusqu’au bout des ongles…

— Allons donc, Summy, lorsque nous arriverons à Dawson-City, la belle saison battra son plein…

— Et encore si nous pouvions revenir avant l’hiver…

— Sois tranquille, répondit Ben Raddle !… Même l’hiver, tu ne manqueras de rien. Bons vêtements, bonne nourriture. Tu reviendras plus gras qu’au départ.

— Ah non ! je n’en demande pas tant, répondit Summy Skim qui avait pris le bon parti de se résigner, et je te préviens que si je dois engraisser seulement de dix livres, je reste !

— Plaisante, Summy, plaisante tant que tu voudras… mais aie confiance…

— Oui… c’est entendu, la confiance est obligatoire ! Le 2 avril, n’est-ce pas, nous nous mettrons en route en qualité d’eldoradores…

— Oui, le 2 avril, ce qui me suffira pour tous nos préparatifs.

— Eh bien, Ben, puisque j’ai une quinzaine de jours devant moi, je vais les passer à la campagne…

— Soit, répondit Ben Raddle, mais il ne fait pas encore beau à Green Valley. »

Summy Skim aurait pu répondre qu’en tout cas, ce temps-là vaudrait bien celui du Klondike. D’ailleurs, et quoique l’hiver n’eût point encore pris fin, il aurait grand plaisir à se retrouver pendant quelques jours au milieu de ses fermiers, à revoir ses champs même blancs de neige, les belles forêts toutes chargées de givre, les rios des alentours cuirassés de glaces, et la masse solidifiée des embâcles entre les rives du Saint-Laurent. Et puis, par les grands froids, l’occasion ne manque point au chasseur d’abattre quelques superbes pièces, poil ou plume, sans parler des fauves, ours, pumas et autres, qui rôdent aux environs. C’était comme un adieu que Summy Skim voulait adresser à tous les hôtes de la région… Il partait pour un voyage, de longue durée peut-être !… Qui pouvait dire quelle serait l’époque de son retour ?…

« Tu devrais m’accompagner, Ben, dit-il.

— Y penses-tu ? répondit l’ingénieur. Et qui s’occuperait des préparatifs du départ ?… »

Il suit de là que, des le lendemain, Summy Skim prit le chemin de fer, trouva à la gare de Green Valley un stage bien attelé, et, dans l’après-midi, descendit à la ferme.

On l’imagine, les fermiers furent assez surpris de cette arrivée, non moins surpris que satisfaits, que l’on veuille le croire. Comme toujours, Summy Skim se montra très sensible à l’affectueux accueil qu’il reçut. Mais, lorsque les fermiers apprirent que l’été se passerait sans que leur maître fût avec eux, ils ne cachèrent point le chagrin que leur causait cette nouvelle.

« Oui, mes amis, dit Summy Skim, Ben Raddle et moi, nous partons pour le Klondike, un pays qui est au diable, et que le diable tient sous sa toute-puissance, et si loin, qu’il ne faut pas moins de quatre mois rien que pour y aller et autant pour en revenir…

— Et tout cela dans le but de ramasser des pépites !… dit un des paysans en haussant les épaules.

— Quand on en ramasse, ajouta un vieux philosophe, qui secouait la tête d’un air peu encourageant.

— Et encore faut-il prendre garde à ne point tomber, dit Summy Skim, car on ne se relève pas toujours. Que voulez-vous, mes amis, c’est comme une fièvre ou plutôt une épidémie qui de temps en temps traverse le monde, et qui fait bien des victimes !

— Mais pourquoi s’en aller là-bas, notre maître ? demanda la doyenne de la ferme.

Et alors Summy Skim d’expliquer comment son cousin et lui venaient d’hériter d’un claim après la mort de leur oncle Josias Lacoste, et pour quelles raisons Ben Raddle estimait que leur présence était nécessaire au Klondike.

— Oui, reprit le vieux, nous avons entendu parler de ce qui se passe à la frontière du Dominion, et surtout des misères où tant de pauvres gens succombent. Enfin, monsieur Skim, il n’est point question que vous restiez dans ce pays, et, lorsque vous aurez vendu votre tas de boue, vous reviendrez…

— Croyez-le bien, mes amis, mais, en admettant que les choses marchent toutes seules, cinq à six mois s’écouleront avant notre retour, et la belle saison sera à son terme !… C’est tout un été que je vais perdre !…

— Et, été perdu, hiver plus triste encore ! » ajouta une vieille qui se signa et dit :

« Dieu vous protège, notre maître ! »

Après une semaine à Green Valley, Summy Skim pensa qu’il était temps de rejoindre Ben Raddle. Il avait personnellement quelques préparatifs à faire. Ce ne fut pas sans émotion, une émotion bien partagée de tous, qu’il prit congé de ces braves gens. Et songer que dans quelques semaines, le soleil d’avril se lèverait sur l’horizon de Green Valley, que de toute cette neige sortiraient les premières verdures du printemps, que, sans ce maudit voyage, il serait revenu, comme il le faisait chaque année, s’installer dans ce pavillon jusqu’au retour des primes froids de l’hiver ! Il n’était pas sans avoir espéré qu’une lettre de Ben Raddle arriverait à Green Valley et lui apprendrait qu’il n’y avait pas lieu de donner suite à leurs projets. Mais, elle n’était point venue, la lettre… Rien n’était changé… Le départ s’effectuerait à la date fixée… Aussi Summy Skim dut-il se faire conduire à la gare, et le 31 mars, dans la matinée, il se retrouvait à Montréal en face de son terrible cousin. Planté devant lui comme un point d’interrogation :

« Rien de nouveau ?… demanda-t-il.

— Rien, Summy, si ce n’est que nos préparatifs sont achevés…

— Ainsi tu t’es procuré…

— Tout, sauf les vivres que nous trouverons à Vancouver, répondit Ben Raddle. Je ne me suis occupé que des vêtements. Quant aux armes, tu as les tiennes, et j’ai les miennes. Elles sont excellentes, et nous en avons l’habitude… Deux bons fusils et l’équipement complet du chasseur… Mais, comme il n’est pas possible de renouveler là-bas sa garde-robe, et que les bazars sont encore à créer dans la capitale du Klondike, voici les divers objets d’habillement que nous emportons chacun par prudence, quatre chemises de flanelle, deux camisoles et caleçons en laine, un jersey d’épais tricot, un costume de velours à côtes, deux paires de pantalons de gros drap, deux paires de pantalons de dessus en toile, un costume de toile bleue, une veste de cuir avec fourrure en dedans et capuchon, un vêtement imperméable de marin avec coiffure idem, un manteau en caoutchouc, six paires de chaussettes ajustées et six paires de chaussettes d’un numéro plus grand, une paire de mitaines fourrées et de gants de cuir, une paire de bottes de chasse à gros clous, deux paires de mocassins à tiges, une paire de raquettes, une douzaine de mouchoirs, de serviettes…

— Eh ! s’écria Summy Skim en levant les mains vers le ciel, en voilà pour dix ans…

— Non… deux ans seulement !

— Seulement, Ben !… Seulement est tout simplement épouvantable !… Voyons, il ne s’agit que d’aller à Dawson-City, de céder le claim 129, et de revenir à Montréal.

— Sans doute, Summy, si on nous donne du claim 129 ce qu’il vaut…

— Et si on ne nous le donne pas ?…

— Nous aviserons. Summy ! »

Dans l’impossibilité d’obtenir une autre réponse, Summy Skim n’insista pas, et, pendant les deux jours qui précédèrent le départ, il erra comme une âme en peine de la maison de la rue Jacques Cartier à l’étude de maître Snubbin.

Bref, le 2 avril, dès le matin, les deux cousins se trouvaient à la gare de Montréal, où leurs bagages avaient été transportés. Cela ne formait pas un gros volume, au total, et ne deviendrait véritablement l’embarrassant « impedimentum » qu’après avoir été complété à Vancouver.

Avant de quitter Montréal, s’ils se fussent adressés à la Compagnie du Canadian Pacific, les voyageurs auraient pu prendre des billets de steamer pour Skagway. Mais Ben Raddle ne s’était pas encore décidé au sujet de la voie pour gagner Dawson-City, soit celle qui remonte le Yukon depuis son embouchure jusqu’à la capitale du Klondike, soit celle qui, au-delà de Skagway, se déroule à travers les montagnes, les plaines et les lacs de la Colombie britannique.

Ils étaient donc enfin partis, les deux cousins, l’un entraînant l’autre, celui-ci résigné, celui-là plein de confiance. Ils allaient voyager d’ailleurs dans les meilleures conditions. Ils occupaient un wagon de première classe des plus confortables, et c’est bien le moins que l’on veuille avoir toutes ses aises, lorsqu’il s’agit d’un voyage de quatre mille sept cents kilomètres, dont la durée est de six jours entre Montréal et Vancouver.

Pendant la première partie du parcours, le train traversa cette portion du Dominion qui comprend les districts si variés de l’est et du centre. Ce ne serait qu’après avoir dépassé la région des grands lacs qu’il entrerait dans cette contrée moins populeuse et parfois déserte, surtout aux approches de la Colombie. C’est d’ailleurs la première fois que Summy Skim et Ben Raddle lui-même allaient visiter ce côté du Nord-Amérique.

Le temps était beau, l’air vif, le ciel voilé de légères brumes. La colonne thermométrique oscillait autour du zéro, avec un air sec et coupant quand elle était au-dessus, avec de courtes chutes de neige quand elle était au-dessous.

À perte de vue se développaient les plaines toutes blanches, qui, dans quelques semaines redeviendraient verdoyantes, et dont les multiples rios seraient dégagés de glaces. De nombreuses troupes d’oiseaux, devançant le train, se dirigeaient vers l’ouest et passaient à grands coups d’aile. De chaque côté de la voie, sur la couche de neige, on pouvait relever des empreintes d’animaux, fauves ou autres, qui se dessinaient jusqu’aux forêts de l’horizon. Voilà des pistes qu’il eût été aisé de suivre, et qui eussent amené quelque beau coup de fusil ! Aussi que l’on juge des impatiences et des regrets de Summy Skim, emprisonné dans ce wagon, et ne pouvant satisfaire ses instincts cynégétiques !

Mais il était bien question de chasse, à présent ! S’il y avait des chasseurs dans le train en marche sur Vancouver, ce n’étaient que des chasseurs de pépites, et les chiens qui les accompagnaient n’était point destinés à l’arrêt des perdrix ou des lièvres, ni à la poursuite des daims ou des ours ! Non ! leurs maîtres, qui les avaient achetés à Montréal, n’avaient d’autre intention que de les employer au tirage des traîneaux, lorsqu’il s’agirait de traverser la surface solidifiée des lacs et des cours d’eau dans toute cette partie de la Colombie comprise entre Skagway et le district du Klondike.

Parmi les voyageurs embarqués à Montréal ou pris aux diverses stations du Canadian Pacific railroad, se trouvait-il donc des émigrants, ruraux, citadins, qui (…)[3]

[La fièvre de l’or n’était à vrai dire qu’à son début. Mais des nouvelles arrivaient constamment annonçant la découverte de nombreux gisements sur l’Eldorado, la Bonanza, le Hunter, le Bear, le Gold Bottom et tous les affluents de la Klondike River. On parlait de claims où le prospecteur lavait jusqu’à quinze cents francs d’or au plat. Aussi l’affluence des émigrants ne cessait-elle pas de s’accroître. Ils se jetaient sur le Klondike comme ils s’étaient jetés sur l’Australie, la Californie, le Transvaal, et les compagnies de transport commençaient à être débordées. D’ailleurs, ceux qu’emportait ce train, ce n’étaient point des représentants de sociétés ou de syndicats formés avec l’appui des grandes banques de l’Amérique ou de l’Europe. Ceux-là, pourvus d’excellent matériel, largement ravitaillés en vêtements et en vivres par des services spéciaux, peuvent n’avoir aucune crainte de l’avenir. Non ! il n’y avait là que de ces pauvres gens en proie à toutes les rigueurs de l’existence, que la misère chasse de leur pays, qui peuvent tout risquer, n’ayant rien à perdre, et dont, il faut bien l’avouer, l’espoir de quelque coup de fortune trouble la cervelle.

Cependant, le train de la Transcontinental courait à toute vapeur.] Summy Skim et Ben Raddle n’auraient pu se plaindre du manque de confort au cours de ce long voyage, un drawing-room à leur disposition pendant la journée, un bed-room pour y passer la nuit, un smoking-room où ils pouvaient fumer à leur aise comme aux meilleurs cafés de Montréal, un dining-room où la qualité des mets et le service ne laissaient rien à désirer, un wagon-bain s’ils voulaient se baigner en route. Et cela n’empêchait pas Summy Skim de regretter son pavillon de Green Valley.

En quatre heures, le train eut atteint Ottawa, la capitale du Dominion, qui, du haut d’une colline, domine la contrée environnante, la cité superbe, chief lumbering, qui a la prétention plus ou moins justifiée d’occuper le centre du monde.

Au-delà, près de Carlton Jonction, on aurait pu apercevoir Toronto, sa rivale, qui fut capitale de ce Dominion. C’est à croire que les diverses métropoles canadiennes le seront à tour de rôle.

En courant alors directement vers l’ouest, le train gagna la station de Sudbury où la ligne se divise en deux branches, contrée enrichie par l’exploitation de mines de nickel. Ce fut la branche nord qui fut suivie pour contourner le Lac Supérieur, et aboutir à Port Arthur, près de Fort William. À toutes les stations du vaste lac, Héron-bay, Schreiber, l’arrêt avait été assez long pour que les deux cousins pussent se rendre compte de leur importance maritime ; puis par Bonheur, Ignace, Eagle River, Rab Portage, à travers une région dont les ressources minières font la fortune, ils arrivèrent à l’importante cité de Winnipeg.

C’est bien là qu’une halte de quelques heures seulement parut trop courte à Summy Skim, très désireux de garder au moins quelques souvenirs de ce voyage. Oui, il eût volontiers consacré un jour ou deux à visiter cette ville de quarante mille habitants et les belles fermes avoisinantes du Western Canada… Mais on ne transige pas avec les horaires des railroads. Le train reprit donc ses voyageurs, lesquels, en grande partie, ne voyageaient pas pour voyager mais pour se rendre à destination par le plus vite et le plus court. Cette région, où la ligne dessert nombre de petites villes, Portage la Prairie, Brandon, Ebrehorn, Broadview, il lui importait peu qu’elle fût remarquablement cultivée, ni qu’elle possédât d’immenses huntings grounds, où les buffles fréquentaient par milliers. Et assurément, Summy Skim eût préféré y passer six mois que six semaines au Klondike.

« Eh bien, s’il n’y a pas de buffles aux environs de Dawson-City », lui répétait Ben Raddle, « tu te rattraperas sur les orignals. »

D’ailleurs, d’autres animaux se montrèrent, lorsque le train, après avoir dépassé Régina-City, se dirigea vers la Crow New Passe des Montagnes Rocheuses et franchit les frontières de la Colombie britannique — encore un pays riche en gisements carbonifères — après avoir stationné pendant quelques heures à Calgary-City.

C’est de cette ville que se détache une route que prenaient quelquefois les émigrants pour se rendre au Klondike. Cette route des chasseurs, Summy Skim eût préféré la suivre. Elle circule à travers le district du Cassiar, se célèbre au point de vue de la cynégitologie. En passant par Edmonton, Fort Saint John, Peace River, Dease, Francis, Pelly, elle relie le nord-est de la Colombie au Yukon. Mais, difficile et longue, elle oblige le voyageur à des ravitaillements fréquents, sur un parcours qui dépasse deux mille kilomètres. Il est vrai, cette contrée est particulièrement aurifère ; on peut laver dans presque tous ses cours d’eau ; mais elle est dénuée de ressources, et ne deviendra praticable que le jour où le gouvernement canadien y aura établi des relais de quinze en quinze lieues.

Pendant la traversée des Rocheuses, les voyageurs purent entrevoir le Mont Stephen, Cathedral Peake, aux tournants du railroad qui s’élevait, des sites superbes, et plus particulièrement ces Titans de Selkirks, éternellement coiffés de leur calotte de neige, des glaciers à perte de vue. Et, au milieu de ces solitudes régnait le « silence of all life », que troublaient les hennissements de la locomotive.

Avant de quitter Montréal, Summy Skim s’était muni de ce guide-book, le Short, qui est publié par les soins de la Compagnie du Canadian Pacific railway. S’il ne pouvait visiter tous les lieux célèbres signalés dans ce livre, du moins en lisait-il les descriptions. Il s’en rapportait au rédacteur du guide-book, d’ailleurs, pour le choix des hôtels dans les diverses stations où le train s’arrêtait. Il n’était point rare qu’ils fussent de premier ordre, confort remarquable et cuisine excellente, ce que changeait un peu l’ordinaire du dining-wagon, tels ceux de Skyte-house à la station de Field, et celui de Glacier-house, dont la vue s’étend, magnifique, sur le groupe des Selkirks.

Du reste, à mesure que le train gagnait vers l’ouest, des régions s’ouvraient devant lui, non point ces riches terres fertiles auxquelles le travail assure les beaux rendements d’un sol que la production n’a pas encore épuisé. Non ! C’étaient ces territoires de Kootaway, ces Gold fields du Caribou, où l’or fut rencontré et se rencontre abondamment encore, tout ce réseau hydrographique qui roule des paillettes du précieux métal. Il y avait même lieu de se demander pourquoi les prospecteurs ne fréquentaient pas plus assidûment un pays qu’il était aisé d’atteindre, au lieu d’affronter les fatigues d’un lointain voyage au Klondike, sans parler des dépenses excessives qu’il exige.

Et Summy Skim de se dire, et de se répéter à mesure que le train l’emportait plus loin de Montréal et de Green Valley :

“En vérité, c’est bien dans ce Caribou que l’oncle Josias aurait dû venir tenter la fortune !… Nous serions arrivés maintenant !… Ce qu’aurait valu son exploitation, nous le saurions à l’heure présente !… Nous en aurions fait argent dans les vingt-quatre heures, et notre absence n’aurait pas duré plus d’une semaine !…

Oui, en effet, mais il était sans doute écrit sur le grand livre de la destinée que Summy Skim s’aventurerait jusqu’à cette terrifiante région du Klondike, et pataugerait dans les boues du Forty Miles Creek.

Le train continua donc vers la frontière littorale de la Colombie, en obliquant au sud-ouest. Aucun incident ne marque cette dernière partie du voyage de quatre mille six cent soixante-quinze kilomètres, et, après six jours, les deux cousins quittaient le wagon de la Canadian Pacific Company et prenaient enfin pied à Vancouver.



  1. J. V., multipliant les variations, écrit ici « Ben Craddle » !
  2. Nommé là « Ben Naddle ».
  3. Cette page entre crochets manque dans mon texte de référence. Je la remplace — sous toutes réserves — par le même passage de la version « Michel ».