Le Volcan d'or version originale/Partie I/Chapitre 2

Société Jules Verne (p. 22-32).

II

LES DEUX COUSINS


Rentré chez lui, Summy Skim s’occupa de prendre certaines dispositions que lui imposait la mort de M. Josias Lacoste, du faire-part qui devait être envoyé aux amis de la famille, et du deuil qu’il convenait de prendre. Il n’oublia pas de commander un service religieux à l’Église de sa paroisse. Ce service serait célébré pour le repos de l’âme du défunt, mais seulement lorsque Ben Raddle serait revenu de voyage, car il tiendrait à y assister.

Quant au règlement des affaires personnelles de son oncle, à l’acceptation de cet héritage, qui semblait bien se réduire à la propriété du claim de Forty Miles Creek, il y aurait lieu de s’en entretenir très sérieusement avec maître Snubbin, lorsque les deux cousins se seraient mis d’accord à ce sujet. Le notaire prit seulement la précaution d’envoyer au gouverneur du Klondike, à Dawson-City, une dépêche l’informant que les héritiers de Josias Lacoste feraient prochainement connaître dans quelles conditions ils accepteraient cette succession, et lorsqu’un inventaire aurait établi quelle était la situation financière de leur oncle.

Ben Raddle ne rentra à Montréal que cinq jours après, dans la matinée du 21 mars, après un mois de séjour à New York. C’est là qu’il avait étudié avec d’autres ingénieurs ce gigantesque projet de jeter un pont sur l’Hudson entre la métropole et le New Jersey, pendant de celui qui met en communication New York et Brooklyn.

On admettra volontiers que l’étude de ce travail ait été de nature à passionner un ingénieur. Ben Raddle s’y était donc attelé de tout cœur, et il avait même offert d’entrer au service de la Compagnie d’Hudson-Bridge. Mais il ne semblait pas que la construction du pont dût être prochainement entreprise. On en parlait beaucoup dans les journaux, on l’étudiait non moins sur le papier. L’hiver n’était point fini, et il se prolonge jusqu’au milieu d’avril sous cette latitude des États-Unis. Qui sait si l’été verrait commencer les travaux. Aussi, Ben Raddle se décida-t-il à revenir.

Son absence avait paru bien longue à Summy Skim, et aussi très pénible. Combien il regrettait de ne pouvoir convertir son cousin à ses propres idées, à lui faire partager son insoucieuse existence. Et même, cette grande affaire de l’Hudson Bridge ne cessait de lui causer de vives inquiétudes. Si Ben Raddle y prenait part, ne le retiendrait-elle pas longtemps, des années peut-être à New York. Et alors Summy Skim serait seul dans la maison commune, seul à la ferme de Green Valley. Mais en vain avait-il essayé de retenir Ben Raddle. Telle était la diversité de caractère des deux cousins qu’ils n’exerçaient que peu d’influence l’un sur l’autre.

Dès que l’ingénieur fut de retour, son cousin lui apprit la mort de leur oncle Josias Lacoste. S’il ne l’en avait point informé à New York par lettre ou dépêche, c’est qu’il l’attendait de jour en jour.

Cette nouvelle affligea sincèrement Ben Raddle, l’oncle Lacoste étant le seul qui restât de toute leur famille. Il approuva les mesures que son cousin avait prises, en ce qui concernait la cérémonie funèbre, et, le lendemain de son arrivée, tous deux assistèrent à l’office qui fut célébré dans l’église de la paroisse.

Ce fut ce jour-là seulement que Ben Raddle se mit au courant des affaires de son oncle. Il apprit alors que Josias Lacoste était décédé à Dawson-City, laissant pour toute fortune le claim 129 de Forty Miles Creek sur le territoire du Klondike.

Ce dernier nom, très retentissant alors, ne pouvait que surexciter les instincts d’un ingénieur. Assurément, d’être l’héritier d’un gisement aurifère ne laisserait pas Ben Raddle aussi indifférent que l’était Summy Skim, et, peut-être, entrevit-il là une affaire, non point à liquider, mais à poursuivre, contrairement à ce qu’y voyait son cousin.

Cependant, Ben Raddle n’en voulut encore rien dire. Avec son habitude d’étudier sérieusement les choses, il désirait réfléchir avant de se prononcer. Il paraît, d’ailleurs, que vingt-quatre heures lui suffirent à peser le pour et le contre de la situation, car, le lendemain, en déjeunant avec Summy Skim qui le trouvait singulièrement absorbé, il dit :

« Si nous parlions un peu du Klondike ?…

— Puisqu’il ne s’agit que d’en parler un peu, mon cher Ben, parlons-en…

— Un peu… à moins que ce ne soit beaucoup, Summy.

— Dis ce que tu as à dire, Ben.

— Le notaire ne t’a pas communiqué les titres de propriété de ce claim 129 ?…

— Non, répondit Summy Skim, bien qu’il les ait reçus, mais je n’ai pas pensé qu’il fût utile d’en prendre connaissance…

— Je te retrouve bien là, Summy, répliqua Ben Raddle. Pourtant, je n’envisage pas cette affaire si indifféremment, et mon avis est qu’elle mérite une attention sérieuse, une étude approfondie… »

D’abord, Summy Skim ne répondit rien à cette ouverture, mais, après que son cousin se fut avancé davantage :

« Mon cher Ben, dit-il, il me semble que notre situation est très simple… ou cet héritage a quelque valeur, et nous le liquiderons au mieux de nos intérêts, ou il n’en a aucune, ce qui est infiniment probable, car notre oncle n’était point homme à s’enrichir, et nous ne l’accepterons pas…

— Ce sera sage, en effet, déclara Ben Raddle. Mais il n’y aura pas lieu de se hâter… Avec ces placers, il y a tant d’aléas… On les croit pauvres, on les croit épuisés, et un coup de pioche peut donner une fortune…

— Eh bien, mon cher Ben, c’est précisément ce que doivent savoir les gens de la partie, ceux qui exploitent en ce moment ces fameux gisements du Klondike. Si le claim de Forty Miles Creek vaut quelque chose, nous essaierons de nous en défaire au prix le plus avantageux… Mais, je le répète, il est à craindre que notre oncle se soit lancé dans quelque mauvaise affaire dont nous supporterons peut-être les conséquences. Il n’a point réussi dans la vie et je n’imagine pas qu’il ait quitté ce monde au moment d’être millionnaire…

— C’est ce qui reste à déterminer, répondit Ben Raddle. Le métier de prospecteur est fécond en surprises de ce genre. On est toujours à la veille de découvrir une heureuse veine, et par ce mot de veine, je n’entends point dire la chance, mais le filon aurifère où les pépites abondent. Enfin il est de ces chercheurs d’or qui n’ont point eu à se plaindre…

— Oui, répondit Summy Skim, un sur cent, et au prix de quels soucis encore, de quelles fatigues, et l’on peut ajouter de quelles misères !…

— Enfin, reprit Ben Raddle, ce n’est pas à des hypothèses que j’entends m’arrêter, mais à des constatations sérieuses avant de prendre un parti… »

Summy Skim vit bien où son cousin voulait en venir, et s’il en fût affligé, il ne pouvait s’en montrer autrement étonné. Il se raccrocha donc au thème qui lui était familier et dit :

« Mon ami, est-ce que la fortune que nous ont laissé nos parents n’est pas suffisante ?… Est-ce que notre patrimoine ne nous assure pas l’indépendance et le bien-être ?… Si je te parle ainsi, c’est que je m’aperçois que tu donnes à cette affaire plus d’importance que je ne lui en ai donné, qu’elle ne mérite à mon avis, et sait-on les déboires qu’elle nous réserverait ?… Voyons, ne sommes-nous pas assez riches ?…

— On ne l’est jamais assez, quand on peut l’être davantage…

— À moins qu’on ne le soit trop, Ben, comme certains milliardaires qui ont autant d’ennuis que de millions, et qui ont plus de peine à les conserver qu’ils n’en ont eu à les acquérir…

— Allons, allons, répondit Ben Raddle, c’est une belle chose, la philosophie, mais il ne faut pas la pousser à l’excès, et ne me fais pas dire ce que je ne dis point. Je ne m’attends pas à trouver des tonnes d’or dans le claim de notre oncle Josias, mais je répète qu’il est sage de se renseigner.

— Nous nous renseignerons, c’est entendu, mon cher Ben, et fasse le ciel que, informations prises, nous ne nous trouvions pas en présence d’une situation embarrassée, à laquelle nous devrions faire face par respect pour notre famille. Qui sait si là-bas, dans l’exploitation de ce claim 129, les frais d’acquisition, d’installation, d’exploitation, n’ont pas dépassé les moyens de notre oncle. Dans ce cas, j’ai assuré maître Snubbin…

— Et tu as bien fait, Summy, et je t’approuve, répondit sans hésiter Ben Raddle. Or, cela, nous le saurons, lorsque nous aurons une connaissance approfondie de l’affaire. Je n’en suis pas à entendre parler de ces gisements du Klondike. J’ai lu tout ce qu’on a publié sur les richesses de ces territoires, bien que l’exploitation en remonte à deux ans à peine. Après l’Australie, après la Californie, après l’Afrique du Sud, on pouvait peut-être croire que les derniers placers de notre globe avaient été épuisés… Et, précisément, voici que dans cette partie du Nord-Amérique, sur les confins de l’Alaska et du Dominion, le hasard en a fait découvrir de nouveaux… Il semble d’ailleurs que ces contrées septentrionales de l’Amérique soient privilégiées sous ce rapport… Et non seulement il existe des mines d’or au Klondike, mais on en a trouvées dans l’Ontario, dans le Michipicoten, dans la Colombie anglaise telles le War Eagle, le Standard, le Sullivan Group, l’Alhabarca, le Fern, le Syndicate, le Sans-Poel, le Cariboa, le Deer Trail, le Georgie Reed, et tant d’autres dont les actions sont en plus-value, sans parler des mines d’argent, de cuivre, de manganèse, de fer, de charbon !… Mais, en ce qui concerne le Klondike, songe, Summy, à l’étendue que mesure cette région aurifère !… Deux cent cinquante lieues de longueur sur environ quarante de largeur, et, je ne cite point les gisements de l’Alaska, rien que sur le territoire du Dominion !… N’est-ce pas là un immense champ de découverte… Le plus vaste peut-être qui ait été reconnu à la surface de la terre !… Et qui sait si ce n’est, non par millions, mais par milliards, que se chiffreront un jour les produits de cette région !… »

Ben Raddle aurait pu longtemps parler sur ce sujet, et Summy Skim vit bien qu’il le connaissait à fond. Il se contenta de dire :

« Allons, Ben, c’est trop visible, tu as la fièvre…

— Comment… j’ai la fièvre…

— Oui, la fièvre de l’or, comme tant d’autres, et on ne la guérit pas avec le sulfate de quinine, car elle n’est point intermittente.

— Rassure-toi, mon cher Summy, répondit Ben Raddle en riant, mon pouls ne bat pas plus vite que d’ordinaire… Je ne voudrais pas l’exposer au contact d’un fiévreux…

— Oh, moi !… je suis vacciné, répondit sur le même ton Summy Skim, et je n’ai rien à craindre. Mais je verrais avec peine que tu te lances…

— Cher ami, il ne s’agit pas de se lancer, il s’agit simplement d’étudier une affaire, et en somme d’en tirer profit s’il y a lieu. Tu dis que notre oncle n’a guère été heureux dans ses spéculations… je le crois, en effet, et très vraisemblablement ce claim de Forty Miles Creek lui aura rapporté plus de boues que de pépites… C’est possible… mais peut-être n’avait-il pas les ressources nécessaires pour l’exploiter… peut-être n’opérait-il pas avec expérience et méthode, comme l’aurait pu faire…

— Un ingénieur, n’est-il pas vrai, Ben ?…

— Sans doute, un ingénieur…

— Toi… par exemple ?…

— Moi… certainement, répondit Ben Raddle. Dans tous les cas, ce n’est pas de cela qu’il est actuellement question… Avant de chercher à se défaire du claim dont la propriété nous revient par héritage, il sera bon, tu l’avoueras, de demander quelques renseignements au Klondike…

— C’est raisonnable en effet, répondit Summy Skim, bien que je ne me fasse aucune illusion sur la valeur de ce 129…

— C’est ce que nous saurons après informations prises, répliqua Ben Raddle. Il est possible que tu aies raison comme il est possible que tu aies tort. Pour conclure, nous allons nous rendre à l’étude de maître Snubbin, nous le chargerons de toutes les démarches, il fera venir les renseignements de Dawson-City par lettre, ou plutôt par dépêche, et, lorsque nous saurons à quoi nous en tenir sur la valeur du claim, nous verrons ce qu’il conviendra de faire. »

La conversation en resta là, et, en somme, Summy Skim ne pouvait rien objecter aux propositions de son cousin. Il était naturel de se renseigner avant de prendre une décision. Que Ben Raddle fût un homme sérieux, intelligent, pratique, cela ne pouvait être mis en doute par Summy Skim. Mais il n’en était pas moins affligé, et inquiet de voir avec quelle ardeur son cousin envisageait l’avenir, avec quelle sorte d’avidité il se jetait sur cette proie si inopinément offerte à son ambition. Et parviendrait-il à le retenir ? Assurément, Summy Skim ne se séparerait pas de Ben Raddle. Leurs intérêts resteraient communs dans cette affaire ! Il persistait à croire qu’elle serait vite réglée, et il en était à désirer que les renseignements demandés à Dawson-City, fussent de telle nature qu’il n’y aurait pas lieu d’y donner suite. Mais aussi quelle idée, et quelle mauvaise idée, avait eue l’oncle Josias d’aller chercher fortune au Klondike, où il n’avait trouvé que la misère peut-être, et assurément la mort !

Dans l’après-midi, Ben Raddle se rendit à l’étude du notaire, où il prit connaissance des pièces envoyées de Dawson-City.

Ces pièces établissaient catégoriquement la situation du claim 129, propriété de M. Josias Lacoste, actuellement décédé. Ce claim occupait un emplacement de la rive droite du Forty Miles Creek dans le district du Klondike. Ce cours d’eau affluait à la rive gauche de ce grand fleuve, le Yukon, qui traverse tout l’Alaska après avoir arrosé les territoires occidentaux du Dominion. Ses eaux, anglaises dans son haut cours, sont devenues américaines en aval, depuis que cette vaste région de l’Alaska a été cédée par les Russes aux États-Unis.

Un plan permettait de relever avec exactitude la situation du claim 129. Il se trouvait à (…)[1] kilomètres de Fort Cudahy, une bourgade fondée sur la rive gauche du Yukon par la Compagnie de la baie d’Hudson.

Dans cet entretien, maître Snubbin n’eut aucune peine à comprendre que l’ingénieur envisageait cette affaire tout autrement que son co-héritier. C’est avec le plus grand soin que Ben Raddle étudia les titres de propriété. Il ne pouvait détacher ses regards de la carte à grands points étalée sous ses yeux, qui comprenait le district du Klondike et la partie voisine de l’Alaska. Il remontait par la pensée ce Forty Miles Creek qui traversait le cent-quarantième méridien, choisi comme ligne de démarcation entre les deux pays. Il s’arrêtait là, près de cette frontière, précisément à l’endroit où étaient indiqués les jalons du claim Josias Lacoste. Il comptait les autres claims établis sur les deux rives du creek dont une des régions aurifères de l’Alaska recélait la source. Pourquoi ne seraient-ils pas aussi favorisés que ceux de la Klondike River, de son affluent la Bonanza, de ses sous-affluent le Victoria, l’Eldorado, et autres rios, si productifs alors, si recherchés des mineurs ! Il dévorait du regard cette merveilleuse contrée, dont le réseau hydrographique roule ce précieux métal à profusion, lequel, au taux de Dawson-City, valait deux millions trois cent quarante deux mille francs la tonne…

Et, lorsque maître Snubbin le vit si absorbé dans ses réflexions qu’il ne prononçait plus une parole, il crut devoir lui dire :

« Monsieur Raddle, puis-je vous demander si votre intention serait de conserver et d’exploiter le placer de défunt Josias Lacoste ?

— Peut-être, répondit Ben Raddle.

— Cependant, M. Skim…

— Sammy n’a pas à se prononcer, et moi-même je réserve mon opinion jusqu’au moment où j’aurai vérifié si ces renseignements sont exacts… et vu par moi-même…

— Vous songez donc à entreprendre ce long voyage au Klondike ? demanda Me Snubbin en hochant la tête.

— Pourquoi pas, et, quoi qu’en puisse penser Summy, l’affaire, à mon avis, vaut qu’on se dérange… Une fois à Dawson-City, on serait fixé… Ne fût-ce que pour vendre ce claim, pour en évaluer la valeur, vous en conviendrez avec moi, maître Snubbin, le mieux est de l’avoir visité…

— Est-ce bien nécessaire ? observa Me Snubbin.

— Indispensable, affirma Ben Raddle. Et, d’ailleurs, il ne suffit pas de vouloir vendre, il faut encore trouver un acquéreur.

— Si ce n’est que cela, répondit le notaire, vous pouvez éviter les fatigues d’un tel voyage, monsieur Raddle…

— Et pourquoi ?…

— Tenez, voici la dépêche que je viens de recevoir, il y a une heure, et j’allais vous l’envoyer, lorsque vous m’avez fait l’honneur de venir à mon étude. »

Ce disant, Me Snubbin tendit à Ben Raddle un télégramme, daté de huit jours, lequel, après avoir été porté de Dawson-City à Vancouver, était arrivé à Montréal par les fils du Dominion.

Il y avait un syndicat américain, déjà possesseur de huit claims au Klondike, dont l’exploitation était dirigée par le capitaine Healy de l’Anglo-american Transportation et Trading Co (Chicago et Dawson).

Ce syndicat faisait une offre ferme pour l’acquisition du claim 129 de Forty Miles Creek, de cinq mille dollars, qui seraient envoyés à Montréal dès le reçu du télégramme d’acceptation.

Ben Raddle avait pris la dépêche, et il mettait à la lire le même soin qu’il venait de mettre à étudier les titres de propriété.

« Voici donc, monsieur Raddle, fit observer le notaire, ce qui vous dispensera de faire le voyage…

— Je ne sais trop, répondit l’ingénieur. Le prix offert est-il suffisant ?… Cinq mille dollars un claim du Klondike !…

— Je ne puis vous répondre à ce sujet…

— Voyez-vous, maître Snubbin, si ce syndicat offre cinq mille dollars du 129, c’est qu’il vaut dix fois plus à acheter et peut-être cent fois plus, si on veut en continuer l’exploitation…

— D’après ce prix, il ne semble pas qu’elle ait réussi à votre oncle, monsieur Raddle. Reste donc à savoir, si, au lieu de se lancer dans ce genre d’affaires si aléatoires, il ne serait pas préférable de s’épargner tout souci et d’encaisser les cinq mille dollars…

— Ce n’est pas mon avis, maître Snubbin.

— Je le vois, mais peut-être sera-ce celui de M. Summy Skim ?…

— Non, quand il aura pris connaissance de cette dépêche. Je lui ferai valoir mes raisons, et il est trop intelligent pour ne pas les comprendre… Puis, lorsque je l’aurai convaincu de la nécessité d’entreprendre ce voyage, il se décidera à m’accompagner…

— Lui ?… s’écria Maître Snubbin, l’homme le plus heureux, le plus indépendant que jamais notaire ait rencontré dans l’exercice de sa profession…

— Oui, cet heureux… cet indépendant, dont j’entends doubler le bonheur et l’indépendance. Que risquons-nous, en somme, puisque nous serons toujours à même d’accepter le prix offert par ce syndicat ?…

— N’importe, monsieur Raddle, et il faudra vous mettre en frais d’éloquence.

— Non, de raison seulement. Donnez-moi cette dépêche, maître Snubbin. Je vais la communiquer à Summy, et la journée ne finira pas sans qu’une décision ait été prise…

— Conforme à votre désir ?…

— Conforme, monsieur Snubbin, et il y aura lieu de la mettre à exécution dans le plus bref délai. »

On le voit, c’était formel, et, quoi qu’en pût penser le notaire, Ben Raddle ne doutait pas de convertir Summy Skim à ce projet de voyage.

Après avoir quitté l’étude, il prit par le plus court, regagna la maison de la rue Jacques Cartier, et monta aussitôt à la chambre de son cousin.

« Eh bien, lui demanda celui-ci, tu viens de voir maître Snubbin. Y a-t-il du nouveau ?…

— Du nouveau, oui. Summy, et aussi des nouvelles…

— Bonnes ?…

— Excellentes.

— Tu as pris connaissance des titres de propriété ?…

— Comme de juste, ils sont en règle. En qualité d’héritiers de notre oncle, nous sommes propriétaires du claim de Forty Miles Creek.

— Voilà qui va joliment accroître notre fortune ! répondit en riant Summy Skim.

— C’est probable, déclara l’ingénieur, et, sans doute, plus que tu ne le penses…

— Ah ! et qu’as-tu donc appris de si nouveau en fait de nouvelles, pour parler comme toi ?…

— Tout simplement, ce que dit cette dépêche, arrivée ce matin à l’étude de Maître Snubbin, et qui contient une offre d’achat du claim 129. »

Et Summy Skim apprit en quoi consistait la proposition faite par l’Anglo-american Transportation and Trading Company.

« Voilà qui est parfait, répondit-il, et, il n’y a pas à hésiter. Vendons notre claim à cette obligeante Société, et le plus vite possible…

— Pourquoi céder au prix de cinq mille dollars ce qui en vaut sans doute bien davantage ?…

— Cependant, mon cher Ben…

— Eh bien, ton cher Ben te répond qu’on ne traite pas ainsi les affaires, et il n’y a rien de tel que d’avoir vu de ses propres yeux…

— Tu en es encore là ?…

— Plus que jamais ! Réfléchis donc, Summy, si on nous fait cette proposition d’achat, c’est que l’on connaît la valeur du claim, c’est que cette valeur est infiniment plus considérable… Il y a d’autres placers le long des rios ou dans les montagnes du Klondike.

— Qu’en sais-tu ?…

— Je le sais, Summy, et si une Société, qui en possède déjà, veut précisément acquérir ce 129, c’est qu’elle a, non pas cinq mille raisons pour offrir cinq mille dollars, mais dix mille, mais cent mille…

— Vraiment, Ben, tu joues avec les chiffres…

— Mais les chiffres, c’est la vie, mon cher, et je trouve que tu ne chiffres pas assez…

— Je n’ai point de dispositions pour les mathématiques, Ben…

— Il ne s’agit point de mathématiques, Summy ! Crois-le bien, c’est très sérieusement que je te parle, et après avoir mûrement réfléchi… Peut-être aurais-je hésité à partir pour Dawson-City, mais, depuis l’arrivée de cette dépêche, je suis décidé à porter ma réponse en personne.

— Quoi !… tu veux partir pour le Klondike ?…

— C’est indispensable…

— Et sans avoir plus de renseignements ?…

— Je veux me renseigner sur place.

— Et tu vas encore me laisser seul ?…

— Non… tu m’accompagneras…

— Moi ?…

— Toi !

— Jamais !

— Si, car l’affaire nous regarde tous deux…

— Je te donnerai tout pouvoir…

— Non… je t’emmène…

— Mais il s’agit d’un voyage de deux mille lieues…

— Mettons cinq cents de plus…

— Et qui durera ?

— Ce qu’il devra durer… si nous avons intérêt, non point à vendre notre claim, mais à l’exploiter…

— Comment… l’exploiter ?… s’écria Summy Skim. Mais alors… c’est toute une année…

— Deux, si cela est nécessaire !

— Deux ans ! deux ans ! répétait Surnrny Skim.

— Et faut-il y regarder, déclara Ben Raddle, lorsque chaque mois accroîtra notre fortune ?

— Non !… non !… s’exclamait Summy Skim, en se blottissant, en s’enfonçant dans son fauteuil, comme un homme bien résolu à ne le jamais quitter.

Alors Ben Raddle fit un dernier effort pour le convaincre. Il reprit l’affaire sous toutes ses faces. Il lui prouva par les plus pressantes raisons que leur présence était indispensable au claim du Forty Miles Creek, qu’il n’était pas permis d’hésiter, et il conclut en ajoutant :

« Quant à moi, Summy, je suis décidé à partir pour Dawson-City, et je ne puis croire que tu refuses de m’accompagner ! »

Et alors, Summy Skim d’appuyer ses intentions sur le trouble que ce voyage jetterait dans leur existence. Avant deux mois, ils devaient avoir quitté Montréal pour s’installer à Green Valley pour y reprendre les campagnes de pêche et de chasse.

« Bon ! répliqua Ben Raddle, le gibier ne manque point aux plaines ni le poisson aux rios du Klondike, et tu pêcheras, tu chasseras dans un pays nouveau qui te réservera des surprises !

— Mais nos fermiers… nos braves fermiers qui nous attendent…

— Et auront-ils lieu de regretter notre absence, lorsque nous serons revenus assez riches pour leur bâtir d’autres fermes et acheter tout le district ! D’ailleurs, Summy, tu as été trop sédentaire jusqu’ici !… Il faut un peu courir le monde…

— Eh ! fit Summy Skim, j’aurais bien d’autres contrées à visiter, en Amérique, en Europe, si j’en avais le goût, et assurément je ne commencerais pas par m’enfoncer jusqu’au cœur de cet abominable Klondike…

— Qui te paraîtra charmant, Summy, lorsque tu auras constaté par toi-même qu’il est semé de poudre d’or et pavé de pépites…

— Ben, mon cher Ben, reprit Summy Skim, tu me fais peur ! Oui, tu me fais peur !… tu veux t’embarquer là dans une affaire où tu ne trouveras que peine et désillusions !

— Peines… peut-être ! Désillusions… jamais…

— À commencer par ce maudit claim qui n’a sans doute pas la valeur d’un carré de choux ou de pommes de terre de Green Valley !…

— Alors pourquoi cette Compagnie en offrirait-elle tout d’abord plusieurs milliers de dollars ?…

— Et quand je songe, Ben, qu’il faut l’aller chercher dans un pays où la température tombe à cinquante degrés au-dessous de zéro !…

— Excellent, le froid !… Ça conserve !…

Et, finalement, après mille répliques, Summy Skim dut s’avouer vaincu. Non ! il ne laisserait pas son cousin partir seul pour le Klondike… Il l’accompagnerait, ne fût-ce que pour l’en ramener plus vite…

Aussi, ce jour-là, une dépêche, annonçant le prochain départ de MM. Ben Raddle et Summy Skim fut-elle expédiée au capitaine Healy, Directeur du syndicat Anglo-américain de Transportation et trading Company, Dawson-City, Klondike.



  1. Laissé en blanc.