Le Volcan d'or version originale/Partie I/Chapitre 4

Société Jules Verne (p. 43-51).

IV

vancouver


La ville de Vancouver n’est point sur la grande île de ce nom, située au large du littoral colombien. Elle occupe un point de cette langue de terre qui se détache du continent et n’est qu’une métropole. La capitale de la Colombie britannique, peuplée de seize mille habitants, nommée Victoria, est précisément bâtie sur la côte sud-est de l’île, où se trouve également New-Westminster, avec six mille âmes.

Vancouver est fondée à l’extrémité d’une rade ouverte sur le sinueux détroit de Juan de la Fuca qui se prolonge vers le nord-ouest. En arrière de la rade, pointe le clocher d’une chapelle entre les épaisses frondaisons de pins et de Cèdres qui suffiraient à cacher les hautes tours d’une cathédrale.

Après avoir suivi la passe méridionale de l’île qui porta d’abord le nom de ses deux premiers occupants, en 1786 et 1789, l’Espagnol Quadra et l’Anglais Vancouver, ce canal en contourne les côtes orientales et septentrionales sous la dénomination de Georges à l’est et de Johnstone et Reine-Charlotte au nord. On le voit, le port de Vancouver est facilement accessible aux navires qui viennent du Pacifique, soit qu’ils descendent le long du littoral canadien, soit qu’ils remontent le long du littoral des États-Unis d’Amérique.

Les fondateurs de la ville de Vancouver ont-ils trop préjugé de l’avenir ? On ne saurait répondre à ce sujet, bien que la découverte des gisements aurifères du Klondike lui donne actuellement une animation toute exubérante. Ce qui est certain, c’est qu’elle suffirait à une population de cent mille habitants, et la circulation serait aisée à travers le damier de ses rues qui se coupent à angles droits. Elle possède des églises, des banques, des hôtels ; elle s’éclaire au gaz et à l’électricité ; elle se désaltère aux sources situées au nord de Burardi inlet, elle est desservie par des ponts à travers l’estuaire de False-bay, et elle jouit d’un parc d’une superficie de trois cent quatre-vingts hectares aménagé sur la péninsule du nord-ouest.

En quittant la gare, Summy Skim et Ben Raddle, sur le conseil du guide-book, s’étaient fait conduire à Westminster Hôtel, où ils devaient demeurer jusqu’au jour où il serait possible de partir pour le Klondike.

Le difficile fut précisément de trouver une chambre dans cet hôtel, vu l’encombrement. Les voyageurs affluaient à cette époque où les trains et les paquebots versaient jusqu’à douze cents émigrants par vingt-quatre heures. On imaginera sans peine le profit qu’en retirait la ville, et plus spécialement cette classe de citoyens qui se sont donnés la mission de loger, de nourrir les étrangers en leur imposant des prix invraisemblables. Sans doute, ceux-ci n’y séjourneraient que le moins de temps possible, si grande était leur hâte d’être rendus sur les territoires dont l’or les attirait comme l’aimant attire le fer. Mais encore fallait-il pouvoir partir, et la place manquait sur les nombreux steamers qui remontaient vers le nord après escales aux différents ports du Mexique et des États-Unis.

Il en est bien qui vont à travers le Pacifique chercher l’embouchure du Yukon, à Saint-Michel, sur la côte occidentale de l’Alaska, et en remontent le cours jusqu’à Dawson-City, la capitale du Klondike. Cependant, la plupart sont à destination de Victoria et de Vancouver, d’où, en suivant la côte américaine, ils gagnent Dyea ou Skagway. Laquelle de ces deux routes prendraient Ben Raddle, c’était la question que l’ingénieur venait de résoudre. Mais en attendant, Summy Skim et lui durent s’installer tant bien que mal dans une des chambres de Vancouver-Hôtel, où du moins ils n’auraient à se plaindre ni du service ni de la nourriture.

Au surplus, dès qu’ils eurent pris possession de ladite chambre, la première demande que posa Summy Skim, fut celle-ci :

« Et quelle sera la durée de notre séjour à Vancouver, mon cher Ben ?…

— Elle sera de quatre jours environ, répondit Ben Raddle, car c’est à cette date que doit arriver le Foot-Ball

— Va pour le Foot-Ball, répondit Summy. Et qu’est ce Foot-Ball ?…

— Un steamer du Canadian Pacific qui nous transportera à Skagway, et sur lequel je vais dès aujourd’hui retenir deux places.

— Ainsi, Ben, entre les différentes routes par lesquelles on peut se rendre au Klondike, tu as fait ton choix ?…

— Le choix était tout indiqué, Summy, du moment que je ne me décidais pas à gagner l’embouchure du Yukon, une traversée de quatre mille cinq cents kilomètres. Nous prendrons donc la route qui est la plus généralement suivie, et en longeant le littoral de la Colombie sous l’abri des îles, nous atteindrons Skagway sans fatigue. À cette époque de l’année, le lit du Yukon est encore encombré de glaces, et il n’est pas rare que les navires périssent au milieu de la débâcle, sans compter qu’ils peuvent être retardés jusqu’au mois de juillet. Au contraire, le Foot-Ball ne mettra pas plus d’une semaine à se rendre soit à Skagway, soit même jusqu’à Dyea. Il est vrai, une fois débarqués, nous aurons à franchir les rampes assez rudes du Chilkoot ou de la White Pass. Mais, au-delà, moitié par terre, moitié par les lacs, nous atteindrons le Yukon, qui nous portera à Dawson-City. J’estime donc que nous serons arrivés à destination au commencement de juin, c’est-à-dire à l’époque favorable, et nous n’avons qu’à prendre patience en attendant le Foot-Ball.

— Et d’où vient-il ce paquebot au nom sportif ?… demanda Summy Skim.

— Précisément de Skagway, car il est affecté à un service régulier entre Vancouver et cette ville. On l’attend pour le 14 de ce mois au plus tard.

— Alors, Ben, puisque cela te convient, je voudrais déjà être à bord du Foot-Ball

— Mon projet a ton approbation, Skim ?…

— Entière, et puisque notre destinée est d’aller au Klondike, je m’en rapporte à toi pour nous y rendre dans les meilleures conditions. »

Du reste, les deux cousins ne seraient pas très occupés durant le séjour à Vancouver. Leur équipement n’était pas à compléter. D’autre part, il ne s’agissait pas d’acquérir le matériel nécessaire à l’exploitation d’un claim, puisque celui de l’oncle Josias restait à leur disposition. Pendant la traversée du Foot-Ball, le confort dont ils avaient joui dans le train du Transcontinental Pacific, ils le retrouveraient à bord du paquebot. Ce serait à Skagway que Ben Raddle aurait plus spécialement à préparer les moyens de transport jusqu’à Dawson-City, à se procurer un bateau démontable pour la navigation des lacs, à se fournir d’un équipage de chiens pour le tirage des traîneaux sur les plaines glacées. Il verrait, d’ailleurs, s’il ne conviendrait pas plutôt de traiter avec un chef de portage, qui se chargerait de les conduire à Dawson-City, en emportant les vivres nécessaires à un voyage de plusieurs semaines, pour le cas où il serait difficile de s’en procurer sur la route. Évidemment, cela ne laisserait pas d’être fort coûteux, mais ne suffirait-il pas d’une ou deux belles pépites pour rentrer et au-delà dans ces débours ?…

Il y aurait aussi à se mettre en règle avec la douane canadienne, qui est assez exigeante pour ne pas dire tracassière.

Du reste, telle était l’animation de la ville, telle l’affluence des voyageurs, que Summy Skim ne s’ennuya pas un instant. Rien de curieux comme l’arrivée des trains qui venaient de l’est du Dominion comme ceux qui venaient des États de l’Union. Rien d’intéressant comme le débarquement de ces milliers de passagers que les steamers déposaient à Vancouver. Que de gens, en attendant leur départ pour Skagway ou Saint-Michel, à errer le long des rues, la plupart réduits à se blottir dans tous les coins du port ou sous les madriers des quais inondés de lumière électrique.

Les occupations, ordre et surveillance, ne manquaient point à la police au milieu de cette encombrante foule de toute catégorie d’aventuriers sans feu ni lieu, attirés par les prodigieuses réclames en faveur du Klondike. À chaque pas on rencontrait ces agents, vêtus d’un sombre uniforme couleur feuille-morte, prêts à intervenir dans mainte querelle qui menaçait de finir dans le sang, car le mineur a le couteau facile.

Assurément, ces constables accomplissaient leur tâche souvent périlleuse, souvent difficile, avec tout le zèle et tout le courage exigés par ces fonctions si importantes au milieu de ce monde d’émigrants où se heurtent toutes les classes sociales et plus particulièrement peut-être celle des déclassés. Mais peut-être aussi, ces policemen songent-ils qu’il y aurait plus de profit et moins de péril à laver les boues des affluents du Yukon. Et comment pourraient-ils oublier que cinq constables canadiens, presqu’au début de l’exploitation du Klondike, revinrent au pays avec deux cent mille dollars de bénéfice. Il leur faut donc une grande force d’âme pour ne pas se griser comme tant d’autres.

Plusieurs fois, en consultant son guide-book, Summy Skim avait été quelque peu impressionné en lisant que, pendant l’hiver, la température tombait à cinquante degrés centigrades au-dessous de zéro. Sans doute, pensait-il, c’était là quelque exagération, bien que Dawson-City soit presque traversée par le Cercle polaire Arctique. Néanmoins, ce qui lui donna à réfléchir, ce fut de voir chez un opticien dans une des rues de Vancouver, plusieurs thermomètres gradués jusqu’à quatre-vingt-dix degrés au-dessous de glace.

« Il est évident, se dit-il, qu’il y a là exagération ! Les Klondiciens se montrent fiers de leurs froids, et ils mettent une certaine coquetterie à les faire valoir. »

Summy Skim entra chez l’opticien et le pria de lui présenter quelques thermomètres parmi lesquels il voulait faire un choix.

Le marchand prit divers modèles de cet instrument à sa vitrine, et les lui offrit. Tous étaient gradués, non point suivant l’échelle Fahrenheit, toujours en usage dans le Royaume-Uni, mais d’après l’échelle centigrade qui était plus particulièrement adoptée au Dominion, encore imbu des coutumes françaises.

« Ces thermomètres sont établis avec soin ?… demanda Summy Skim.

— Assurément, monsieur, répondit l’opticien, et je crois que vous serez satisfait…

— Pas le jour, du moins, où ils marqueront soixante-dix ou quatre-vingts degrés, déclara Summy Skim du ton le plus sérieux.

— Bon, répliqua le marchand, l’essentiel est qu’ils marquent juste.

— Comme vous dites, monsieur, et arrive-t-il que la colonne descende à une soixantaine de degrés au-dessous de zéro ?…

— Fréquemment, monsieur, et même davantage.

— Allons, dit Summy Skim, il est difficile d’admettre que, même au Klondike, un thermomètre puisse tomber si bas…

— Et pourquoi pas, répondit le marchand avec quelque fierté, et si monsieur désire un instrument qui soit gradué jusque là ?…

— Merci… merci… répondit Summy Skim, et je me contenterai de celui-ci qui ne va qu’à la soixantaine ! »

Et, après tout, à quoi bon cette acquisition, aurait-il dû se dire : lorsque les yeux sont gercés sous les paupières rougies par l’âpre bise du nord, lorsque l’haleine retombe en neige autour de soi, lorsque le sang à demi-glacé est sur le point de s’embâcler dans les veines, lorsqu’on ne peut toucher un objet de métal sans y laisser la peau de ses doigts, lorsque l’on gèle devant les foyers les plus ardents comme si le feu lui-même avait perdu toute chaleur, il n’y a pas grand intérêt à savoir si la température est à soixante ou quatre-vingts degrés au-dessous de zéro, et il n’est pas besoin de thermomètre pour le constater.

Cependant les jours s’écoulaient, et Ben Raddle, dont les préparatifs étaient terminés, ne cachait point son impatience en attendant l’arrivée du Foot-Ball. Ce steamer avait-il donc éprouvé des retards en mer ?… On savait qu’il avait quitté Skagway à la date du 10 avril. Or, la traversée ne durait pas plus de six jours, et il aurait dû être déjà en vue de Vancouver.

Il est vrai, la relâche qu’il y ferait serait très courte, le temps de prendre les quelques centaines de passagers qui y avaient retenu leurs places par avance. Il n’y aurait point de cargaison ni à débarquer ni à embarquer. Ce paquebot ne faisait point le transport des marchandises, seulement celui des émigrants et de leurs bagages. Il n’aurait qu’à nettoyer ses chaudières, à remplir ses soutes de charbon, à s’approvisionner d’eau douce. Ce serait l’affaire de vingt-quatre heures, trente-six heures au plus, et il n’y avait guère à craindre les lenteurs d’une traversée qui s’effectuait le long du littoral, et le plus souvent à l’abri des îles.

Quant au ravitaillement de Dawson-City, il se faisait par steamers à marchandises, qui transportaient farines, liquides, viandes conservées, légumes secs jusqu’à Skagway, sans prendre de voyageurs. Du reste, après le Foot-BalI, d’autres paquebots étaient attendus, qui embarqueraient plusieurs milliers d’émigrants à destination du Klondike. Les hôtels et auberges de Vancouver ne pouvaient suffire à les recevoir, et des familles entières couchaient à la belle étoile. Que l’on juge par leurs misères présentes de celles que leur réservait l’avenir, sans abri avec une température si rigoureuse encore !

La plupart de ces pauvres gens, d’ailleurs, e devaient pas se trouver plus confortablement à bord des paquebots qui les transponaient de Vancouver à Skagway, et ensuite, quel interminable, quel épouvantable voyage de Skagway à Dawson-City ! À bord, les cabines de l’arrière et de l’avant suffisaient à peine aux passagers qui voulaient y mettre le prix. L’entrepont donnait asile à des familles qui s’y entassaient pour ces six à sept jours de traversée pendant lesquels ils devaient pourvoir à leurs besoins. Il en était même qui acceptaient d’être enfermés dans la cale comme des animaux, et cela valait encore mieux que d’être exposé sur le pont à toutes les rigueurs atmosphériques, aux rafales glacées, aux tempêtes de neige, si fréquentes en ces parages qui remontent vers le cercle polaire.

À cette époque. Vancouver n’était pas envahie seulement par les émigrants qui accouraient du fond de l’Ancien et du Nouveau-Monde. Il fallait compter aussi avec les centaines de mineurs qui n’entendaient point passer la mauvaise saison dans les glacières de Dawson-City. Pendant l’hiver il est impossible de continuer l’exploitation des claims ; tous les travaux sont forcément suspendus lorsque le sol est recouvert de dix à douze pieds de neige, et lorsque ces épaisses couches, saisies par les froids de quarante à cinquante degrés, aussi dures que du granit, font se briser le pic et la pioche.

Aussi, ceux des prospecteurs qui le peuvent, ceux que la chance a favorisés dans une certaine mesure, préfèrent-ils revenir dans les principales villes de la Colombie. Ils ont de l’or à dépenser, ils le dépensent avec une prodigalité insouciante dont on ne saurait se faire une idée. Ils ont cette conviction que la fortune ne les abandonnera pas… la saison prochaine sera fructueuse… de nouveaux gisements ont été découverts le long des affluents du Yukon et du Klondike, et mettront entre leurs mains des monceaux de pépites. À la fin d’avril ou au commencement de mai, il sera temps de revenir sur les placers et de recommencer la campagne. Ceux-là ont les meilleures chambres dans les hôtels pour passer les six à sept mois d’hiver, comme ils auront les meilleures cabines sur les paquebots pour retourner à Skagway reprendre les routes du nord.

Summy Skim eut promptement constaté que c’était parmi cette catégorie de mineurs que figuraient les gens les plus violents, les plus grossiers, les plus tapageurs, ceux qui s’abandonnaient à tous les excès dans les maisons de jeu, dans les casinos où, l’argent à la main, ils parlaient en maîtres.

Et voici dans quelles circonstances Summy Skim fit la connaissance de l’un de ces prospecteurs de réputation déplorable. Et, par malheur, les rapports qui débutèrent en cette occasion, ne devaient pas en rester là, ainsi que le démontra l’avenir.

Le 15 avril, dans la matinée, Summy Skim et Ben Raddle se promenaient sur le quai, lorsque des sifflets à vapeur se firent entendre.

« Est-ce enfin le Foot-Ball, dit le plus impatient des deux cousins.

— Je ne le pense pas, répondit l’autre, car ces sifflets-là viennent du sud, et c’est par le nord que le Foot-Ball doit arriver. »

En effet, il s’agissait d’un steamer qui ralliait le port de Vancouver en remontant le détroit de Juan de la Fuca, et, par conséquent, il ne pouvait venir de Skagway.

Cependant, Ben Raddle et Summy Skim se dirigèrent vers l’extrémité de la jetée au milieu du nombreux public que l’arrivée d’un navire attirait toujours. C’étaient d’ailleurs plusieurs centaines de passagers qui allaient débarquer en attendant qu’ils pussent prendre passage sur un des steamers qui font le service du nord.

Ce paquebot était le Smyth, un bâtiment de deux mille cinq cents tonnes, qui venait de faire toutes les escales de la côte américaine depuis le port mexicain d’Acapulco. Après avoir déposé à Vancouver ses passagers, il devait retourner à son port d’attache, étant spécialement affecté au service du littoral. Ses passagers venaient donc grossir la foule de ceux qui devaient faire choix à Vancouver, soit de la route de Skagway, soit de la route de Saint-Michel pour gagner le Klondike. Assurément le Foot-Ball ne pourrait suffire à transporter tout ce monde, et, pour la plupart, les émigrants à destination de Dawson-City seraient contraints d’attendre l’arrivée des autres steamers.

Assurément, Ben Raddle et Summy Skim auraient préféré que la sirène dont les sifflements s’accentuaient à l’entrée de la rade eussent annoncé le Foot-Ball. Mais bien que ce fût le Smyth, il leur parut curieux d’assister au débarquement.

Lorsque le paquebot eut accosté le ponton, on vit un des passagers se démener furieusement pour être des premiers à la coupée du navire. Sans doute, il avait hâte d’aller retenir sa place à bord du Foot-Ball. C’était un homme de forte taille, brutal et vigoureux, la barbe noire et drue, le teint hâlé des hommes du sud, le regard dur, la physionomie méchante, l’abord antipathique. Un autre passager l’accompagnait, de même nationalité à en juger par son apparence, et qui ne semblait ni plus patient ni plus sociable que lui.

Il en était d’autres sans doute ayant autant hâte de débarquer que ce passager impérieux et bruyant. Mais il eût été difficile de le devancer, lorsqu’il jouait des coudes en se dirigeant vers le ponton, ne tenant aucun compte des injonctions des officiers et du capitaine, repoussant ses voisins, les insultant d’une voix rauque qui accentuait encore la dureté de ses injures, proférées moitié en anglais, moitié en espagnol.

« Eh ! s’écria Summy Skim, voilà ce qu’on peut appeler un agréable compagnon de route, et s’il doit prendre passage à bord du Foot-Ball

— Quelques jours de traversée seulement, répondit Ben Raddle, et pendant lesquels nous saurons bien nous tenir ou le tenir à l’écart… »

À ce moment, un curieux qui se trouvait auprès des deux cousins, s’écria :

« Bon ! C’est ce damné Hunter. Eh bien, il y aura du bruit dans les tripots ce soir, s’il ne quitte dès aujourd’hui Vancouver !… »

Summy Skim comprit que ce Hunter était très connu, mais point à son avantage. Ce devait être un de ces aventuriers qui, après avoir passé la belle saison au Klondike, retournaient dans leur pays en attendant l’époque favorable pour recommencer une nouvelle campagne.

En effet, Hunter, un de ces types violents, au sang américain mélangé de sang espagnol, revenait du Texas, son pays d’origine. Ce monde si mêlé des chercheurs d’or lui fournissait précisément le milieu qui convenait à ses instincts de sacripant, à ses mœurs révoltantes, à ses passions brutales, à ses goûts pour l’existence irrégulière où tout est donné au hasard. S’il arrivait ce jour-là à Vancouver avec son compagnon, c’était effectivement pour y attendre le Foot-BalI. Mais, apprenant que le paquebot ne serait sans doute pas signalé avant trente-six ou quarante-huit heures, il se fit conduire à Westminster Hôtel où Ben Raddle et Summy Skim étaient descendus depuis six jours[1].

Assurément, ils n’avaient pas lieu de se féliciter que la société d’un pareil homme leur fût imposée. Mais ils prendraient soin de l’éviter aussi bien pendant son séjour à l’hôtel, que pendant la traversée de Vancouver à Skagway.

Seulement, lorsque Summy Skim demanda quel était ce Hunter.

« Eh qui ne le connaît pas, lui fut-il répondu, aussi bien à Vancouver qu’à Dawson-City !…

— C’est un propriétaire de claim ?…

— Oui… un claim qu’il exploite lui-même.

— Et où est situé ce claim ?…

— Sur le Forty Miles.

— Et il a le numéro ?…

— 127…

— Bon ! s’écria Summy Skim, et nous avons le numéro 129 !… Nous sommes les voisins de cet abominable Texien ![2]

— Le lendemain, l’arrivée du Foot-Ball fut signalée à la sortie du détroit de la Reine Charlotte, et, après vingt-quatre heures de relâche, le matin du 17 avril, il reprit la mer.



  1. J. V. oublie que, faute de place, ils séjournent au Vancouver-hôtel !
  2. Texan serait plus juste.