Emmanuel entra comme une bombe dans le salon

CHAPITRE XXII

Comment Emmanuel fit connaissance avec Mlle Octavie.

Mlle Octavie n’allait-elle point s’ennuyer à Chaillé ? C’est ce que Sylvanie se demandait avec inquiétude, pendant que la voiture l’emportait vers la maison de son père, avec sa précieuse amie et les volumineuses caisses de celle-ci. Il y en avait trois, et Octavie avait écrit pour en faire venir de Nantes une quatrième, remplie d’une foule d’objets inutiles au couvent, mais indispensables pour briller dans le monde. Le monde ! quel monde ? La femme et les filles du percepteur, la famille du notaire, celle d’un capitaine qui était venu prendre sa retraite à Chaillé, la directrice de la poste, quelques propriétaires des environs ; tout cela allait sembler à Mlle Octavie bien bourgeois, bien arriéré, bien vulgaire, et Sylvanie rougissait à la pensée de présenter à son intime une société si peu digne d’elle. Cependant c’était tout ce qu’on pouvait lui offrir ; car, pour les habitants des châteaux voisins, il n’y fallait pas songer. Quant aux plaisirs que donne la campagne en elle-même, Octavie n’avait pas dissimulé son dédain pour eux, ni la frayeur que lui inspiraient la rosée du matin et la fraîcheur du soir, bonnes pour donner des rhumes de cerveau, aussi bien que le soleil de midi, très-dangereux pour la blancheur de la peau ; sans compter son aversion nerveuse pour une foule de bêtes effroyables, telles que bœufs, vaches, chèvres, oies, dindons, crapauds, grenouilles, serpents, araignées, moustiques, guêpes, fourmis et autres, qui conspirent continuellement, comme chacun sait, contre la vie des belles demoiselles. Ce qu’il y avait de mieux à faire pour Octavie, c’était décidément de lui donner un bal. Et Sylvanie arrangeait dans sa tête tous les détails du bal ; le personnel d’abord, puis la disposition des salons, leur éclairage, leur ornement ; elle comptait de combien de sièges, de lampes, de flambeaux, de plateaux, de verres petits et grands elle pouvait disposer, et cherchait où elle pourrait emprunter ce qui manquerait, afin de produire quelque chose qui ressemblât aux fêtes dont Octavie lui avait si souvent narré les merveilles. Tandis qu’elle rêvait ainsi, les roues de la voiture roulèrent sur le pavé, et bientôt M. Arnaudeau, debout sur le seuil de sa porte, souhaita de loin la bienvenue à sa fille, pendant que Caïman s’élançait à la tête des chevaux en aboyant de toutes ses forces.

Caïman, le chien de la maison, était un dogue de moyenne taille, au poil roux et au caractère maussade. Il devait son nom aux dents blanches qu’il montrait de temps à autre en relevant sa lèvre supérieure, par un mouvement qui lui donnait l’air de rire. C’était le favori d’Emmanuel, qui l’avait dressé à poursuivre tous les chats, même ceux du logis. Sylvanie, par esprit de contradiction, s’était déclarée la protectrice de la chatte Prétentaine, la victime ordinaire de Caïman, et c’était un des sujets de querelle, très-nombreux entre le frère et la sœur. Pour le moment, si elle se laissa aller à son indignation contre Caïman, qui menaçait de causer un malheur, en excitant les chevaux, elle n’osa pas montrer sa sympathie pour Prétentaine, qui était venue se frotter contre elle en ronronnant, car Mlle Octavie se recula avec effroi, après avoir mis son lorgnon pour regarder cette bête inquiétante, et elle dit avec dédain : « Comment pouvez-vous avoir des chats, ma chère ? un animal traître et voleur, qui perd son poil sur tous les meubles. Ah ! fi donc ! »

Pendant ce temps-là, M. Arnaudeau faisait tous ses efforts pour attirer l’attention de la visiteuse, et réitérait pour la troisième fois un salut laborieux qui lui avait déjà donné bien de la peine à la première.

« Je te croyais à la ville, papa, lui dit enfin Sylvanie.

— Ah ! monsieur votre père ! dit alors Octavie en se tournant vers lui avec une grande révérence. Il devint cramoisi et refit une quatrième fois son salut.

— Oui… ma fille… mademoiselle… j’y étais en effet… avec le cabriolet… pour chercher Emmanuel.

— Ah ! c’est vrai, c’était sa distribution de prix ce matin. En a-t-il eu beaucoup ? demanda ironiquement Sylvanie.

— Non, pas encore ; mais on est content de lui ; il pourra en avoir l’année prochaine, s’il continue.

— Je le lui souhaite ! Mais entrez donc dans le salon, ma chère ; vous devez être horriblement fatiguée… ces cahots… cette poussière… ce soleil…

— Bon temps pour les vignes ! le vin rosé sera excellent cette année ! » murmura M. Arnaudeau. Sylvanie rougit. Elle rougit bien davantage lorsque Emmanuel, entrant comme une bombe dans le salon, sans tunique ni cravate, — il s’était déjà débarrassé de ces deux pièces gênantes de sa toilette, — lui sauta au cou sans façon, et se mit à l’embrasser comme un collégien.

« Emmanuel ! finis donc avec tes façons de rustre ! lui cria-t-elle en colère.

— Tiens ! ça commence déjà ! Ordinairement nous en avions toujours pour vingt-quatre heures à être bien ensemble. Qu’est-ce qu’il y a donc aujourd’hui ?

— Tu arrives dans un costume… Va t’habiller, que je te présente à mon amie, Mlle Farrochon, et ne me fais pas honte.

— M’habiller ! ce n’est pas la peine ; puisqu’elle est ici pour les vacances, elle me verra assez souvent comme je suis là. Mademoiselle, je vous présente mes hommages, et je me mets à votre disposition pour la pêche aux grenouilles : il y en a des flottes dans la mare, et c’est très-amusant.

— Merci bien, mon cher monsieur ; je ne gênerai pas vos plaisirs, je ne veux voir ni de près ni de loin ces horribles bêtes. Sylvanie, ma chère, seriez-vous assez aimable pour me montrer mon appartement ?

— Ma mère y a déjà fait transporter vos malles ; je vous ai fait les honneurs de ma chambre, et j’espère que vous y serez bien. »

Octavie se leva majestueusement pour suivre Sylvanie. En passant devant Emmanuel, elle lui fit un grand salut cérémonieux, auquel il répondit en se ployant jusqu’à terre.

« Eh bien, dit-il en les regardant s’éloigner, j’avais toujours pris ma sœur pour une pimbêche numéro un ; il paraît que je m’étais trompé, et qu’elle n’était qu’une pimbêche numéro deux. Ce que c’est que le monde ! Je m’en vais remettre ma tunique pour aller voir si Anne a bien soigné mes souris blanches ; et si ma cravate est mal mise, elle me l’arrangera, au lieu de me rudoyer. Voilà comment j’aime que soient les femmes, moi ! »