Elle lui servit de cicérone.

CHAPITRE XXI

Mlle Sylvanie noue une nouvelle relation qui doit avoir une grande influence sur sa destinée.

Mlle Sylvanie était retournée au couvent, mais Mlle Sylvanie s’ennuyait. Elle approchait de quinze ans ; elle était grande et se trouvait fort jolie ; elle avait beaucoup minaudé chez sa cousine de Nieuil-le-Dolent, et elle avait jugé que la danse, la toilette et la coquetterie étaient décidément plus amusantes que la science, et même que le plaisir d’écraser les ignorants sous l’avalanche de ses connaissances. Elle était donc rentrée au couvent avec un grand dédain pour toutes ses compagnes, parmi lesquelles elle se trouvait incomprise ; et elle ne se mêlait à leurs conversations que pour y laisser tomber ces deux mots : Pauvre innocente ! prononcés en relevant un peu la lèvre de côté, avec un mouvement de tête souverainement méprisant.

Elle vécut donc dans un isolement superbe pendant près d’un mois. Au bout de ce temps, un matin, il se produisit dans la maison un mouvement inaccoutumé : on chuchotait dans tous les coins : Une nouvelle ! Et les pensionnaires, qui jouaient ou babillaient dans le jardin, tournaient à chaque instant leurs regards vers la porte du parloir. Cette porte s’ouvrit enfin, et la nouvelle fit son apparition en haut du perron. Sur l’invitation de la supérieure, elle en descendit les marches et fit quelques pas, en hésitant un peu, vers les jeunes filles qui s’étaient toutes arrêtées dans leurs jeux et restaient immobiles à la regarder.

C’est qu’en effet il y avait de quoi. La plupart des jeunes filles étaient étonnées ; mais Sylvanie était éblouie. La nouvelle était à peu près de sa taille, mais elle paraissait bien plus grande, grâce aux talons démesurés sur le haut desquels elle perchait, et qui lui rendaient nécessaire pour marcher le secours d’une canne. Elle était habillée exactement comme une gravure de mode, et ses jupons présentaient une vaste envergure, et faisaient entendre, à son moindre mouvement, un majestueux frou-frou qui rappelait le bruit d’un ouragan dans les feuilles sèches. Il faut croire qu’elle était myope, car elle portait sur son petit nez un binocle doré, servant aussi à empêcher la chute du petit chapeau qui occupait l’espace compris entre son haut chignon poudré d’or et ses yeux. Les susdits yeux disparaissaient presque entièrement dans l’ombre du bord du chapeau : on ne pouvait donc en voir la couleur ; mais on voyait bien les joues très-rouges, le menton très-blanc, et les tempes blanches aussi avec des veines du plus beau bleu, que rejoignaient des sourcils plus longs qu’il n’est d’usage de les avoir. Une petite qui la contemplait avec admiration poussa le coude de sa voisine et lui dit tout bas : « Oh ! elle ressemble tout à fait à la belle poupée de ma cousine ! »

Cette remarquable personne laissa errer son regard sur la troupe des pensionnaires, à la façon de Diogène cherchant un homme. À la fin, reconnaissant à certains nœuds prétentieusement placés que Mlle Sylvanie était digne de sa sympathie, elle s’avança vers elle. Sylvanie, enivrée d’un pareil honneur, fit l’autre moitié du chemin, et s’attacha à ses pas pour le reste de la journée. Ce fut elle qui lui servit de cicérone au jardin, à l’étude, à la classe, au réfectoire, au dortoir ; elle obtint de la placer près d’elle, et la mit au courant de toutes choses avec une complaisance qu’on ne lui avait jamais connue. Elle en fut récompensée : elle eut le plaisir de s’entendre appeler par l’élégante : « Mlle du Lardier », et au bout de quinze jours elles étaient ce qu’on appelle, dans les pensionnats de jeunes filles, des amies intimes.

Dans cette intimité, Sylvanie n’était pas en premier ; elle ne dominait pas, comme cela lui était arrivé dans toutes ses autres liaisons. Pourtant sa nouvelle amie faisait beaucoup plus de fautes qu’elle dans ses dictées et dans ses problèmes, et elle confondait volontiers les dates et les latitudes ; de plus son nom, Octavie Farrochon, ne pouvait se prêter à aucune prétention nobiliaire. Sylvanie constatait tout cela en elle-même avec satisfaction, mais cela ne l’empêchait pas de s’incliner devant l’écrasante supériorité de Mlle Octavie en fait de toilette, de langage, de manières, de coiffure et surtout d’aplomb. Elle avait, il est vrai, dû modifier un peu son costume, et le merveilleux petit chapeau n’avait pas de raison d’être dans les jardins du couvent ; mais sous prétexte de myopie elle avait conservé son lorgnon, et elle trouvait moyen en cachette de sortir vivement de sa poche sa boîte de poudre d’or pour se saupoudrer les cheveux, et sa houppe à poudre de riz pour s’enfariner le visage. Elle ne mettait pas moins d’adresse à refaire ses sourcils et les veines de ses tempes, ainsi qu’à rafraîchir la couleur de ses joues ; c’étaient les seules choses pour lesquelles elle eût de la vivacité, car pour tout le reste elle se prétendait toujours accablée de froid, de chaud, de fatigue, d’ennui ou de migraine. Sylvanie ne pouvait l’égaler en rien de tout cela ; elle ne possédait pas les ingrédients nécessaires pour détériorer son visage, et elle avait depuis trop longtemps l’habitude de se bien porter pour réussir dans ce rôle de femme nerveuse et toujours souffrante. Elle s’en dédommageait en écoutant les pompeux récits de Mlle Octavie, et le cœur lui battait à l’espoir que cette amie pourrait lui ouvrir les portes de ce paradis qu’elle entrevoyait dans ses rêves, paradis où toutes les femmes, et elle plus que les autres, portaient de grands chignons, de petits chapeaux, des robes à queue, des cannes à pommes d’or et de hautes bottines. Le plaisir d’écouter, elle pouvait le savourer à son aise, car Mlle Farrochon aimait beaucoup à parler — d’elle-même, bien entendu.

« Sans vous, en vérité, ma chère, lui disait-elle avec une tendresse pleine de condescendance, je ne sais si j’aurais pu supporter mon exil. Vous êtes la seule personne civilisée que j’aie rencontrée ici : il vous manque bien des choses certainement, mais l’usage du monde vous les donnera. Mais toutes ces petites filles ! comme c’est mis ! quel langage ! quelles préoccupations vulgaires ! elles ne savent rien de rien ! Croiriez-vous que cette grande Marthe, qui a la tête de plus que vous, m’a demandé ce matin si ma broche avait reçu de la fumée pour être grise comme cela ? Elle ne sait pas ce que c’est qu’un Rudolphi ! Elles se coiffent toutes comme faisaient leurs grand’mères, et n’ont pas seulement idée de la différence qu’il y a entre une rosse de Vendée et un pur-sang anglais !

— C’est très-beau, un pur-sang ! affirma Sylvanie qui n’en avait jamais vu. Vous en aviez un à Nantes ?

— Oui, Pirouette, un pur-sang bai brun. C’est celui que je montais habituellement ; mais lorsque j’étais souffrante, on me sellait Perfection, qui est beaucoup plus douce ; c’est une jument noire. Mon père a plusieurs chevaux de selle, et deux attelages ; mais quand je serai mariée, j’en aurai bien d’autres, et je ferai courir. Vous n’avez pas de courses dans ce pays-ci ?

— Je ne crois… je ne sais pas…

— Quel pays de sauvages ! ravaler le cheval à l’état de bête de somme, au lieu de développer ses nobles instincts ! Je ne manquais pas une course à Nantes. Hélas ! j’ai vu celles du printemps, et je n’assisterai pas à celles de l’automne, dont on parlait déjà quand je suis partie. Je voudrais pouvoir vous montrer une course, ma chère ; vous ne pourriez plus vous en passer, j’en suis sûre.

— Je regrette beaucoup qu’il n’y en ait pas en Vendée… je tâcherai de me faire mener à Nantes par ma mère, quand il y en aura.

— Attendez que j’y sois retournée, et je vous piloterai.

— Piloterai…

— Oui : c’est un terme de marine. On canote beaucoup à Nantes, sur la Loire et sur l’Erdre. Les jeunes gens ont de charmants costumes de la couleur de leur bateau. Mais je vous parlais des courses : c’est un plaisir ! Dans les tribunes, il y a des toilettes dont vous n’avez pas d’idée. Au mois d’avril, j’ai fait sensation avec une création ravissante de ma couturière, une robe de taffetas cerise, brodée en argent : une merveille ! deux mètres de queue ! Ma coiffure aussi a produit beaucoup d’effet : les cheveux poudrés d’argent cette fois, pour être assortis à ma robe, quatre accroche-cœurs sur les tempes, une mouche sous l’œil gauche, une autre au coin du sourcil droit, un tout petit chapeau de feutre blanc orné d’une énorme rose rouge et une profusion de boucles qui me tombaient jusqu’à la ceinture, avec des papillons d’argent piqués çà et là. Si vous aviez vu ma canne ! et mes gants ! et mes bijoux !

— Est-ce que vous pouvez aller près des chevaux ?

— Certainement : quand on a des protections parmi les gentlemen
Il m’a abrité sous son parasol.
riders, on peut entrer dans l’enceinte du pesage ; on examine les jockeys et les chevaux. Vous comprenez que c’est très-important, pour parier.

— Vous pariez !

— Eh oui, sans doute ! À la dernière course, j’ai parié pour Frégate qui a perdu d’une tête seulement : c’est n’avoir pas de chance. Le vicomte de Montadille, qui avait parié avec moi, m’a dit : « Vrai Dieu, mademoiselle, voilà un coup bien inattendu : il y a de quoi abattre un honnête homme. Ce qui me console, c’est d’être battu avec vous. »

— Un vicomte ! répéta Sylvanie.

— Oui, un de nos beaux : il est connu de tout Nantes. Ce jour-là il était éblouissant : tout en blanc, pour faire honneur au premier soleil de l’année, avec un liséré bleu à son gilet, et une chemise admirablement brodée : des têtes de chevaux au plumetis ! Et puis une cravate bleue si admirablement mise, une raie si bien faite, juste au milieu du front, une moustache si bien cirée ; et à sa chaîne, des breloques d’un goût si exquis ! Il m’a abritée sous son parasol, en me faisant remarquer que, puisque les dames prenaient les armes des hommes, — il indiquait ma canne, — les hommes pouvaient bien leur emprunter les leurs. Mais soyez tranquille, ajoutait-il, c’est pour les mettre à vos pieds, — ou sur votre tête, à l’occasion. Oh ! il a un esprit ! et une manière de dire ! D’ailleurs tous ces messieurs font assaut de grâce. C’est vraiment une vie enchanteresse !

— Oh oui ! et je comprends que vous trouviez le couvent bien triste.

— Sans vous, ma chère, j’y périrais d’ennui. J’ai eu bien de la peine à me résoudre à y entrer ; mais, que voulez-vous ! Je n’ai jamais connu ma mère ; j’ai eu cinq ou six institutrices. La dernière m’a quittée pour se marier, malgré les offres magnifiques que mon père lui faisait pour qu’elle nous suivît en Amérique. Mon père sera très-occupé de ses affaires là-bas, et ne pouvait pas m’emmener sans quelqu’un pour me tenir compagnie. D’ailleurs je ne me souciais pas trop d’y aller ; je connais une personne qui en est revenue rôtie par le soleil et brune comme une Africaine. Il m’a donc placée ici parce qu’il a une cousine qui connaît la supérieure et qui demeure à Luçon ; elle a promis de me faire sortir. Je ne sais pas si mes sorties et mes vacances seront bien gaies : ma cousine a l’air terriblement province !

— J’espère qu’elle voudra bien vous amener à Chaillé ; nous tâcherons de vous distraire un peu, selon nos moyens.

— Des fêtes de campagne ? cela doit être charmant, et ce sera tout nouveau pour moi. Et puis ma séquestration m’aura disposée à l’indulgence, vous pouvez y compter. »

Ces belles conversations remplissaient toutes les récréations des deux pensionnaires ; et Sylvanie brûlait d’attirer chez elle Mlle Octavie. L’occasion s’en présenta tout naturellement. La parente qui faisait sortir la belle exilée eut une servante malade de la petite vérole : Mme Arnaudeau, afin de faire plaisir à Sylvanie, profita de la circonstance pour proposer à la jeune fille de la prendre chez elle. Cela se renouvela deux ou trois fois ; et, les vacances arrivées, Mlle Farrochon déclara que pour rien au monde elle ne mettrait le pied dans une maison infectée de cette effroyable maladie. Elle avait été dûment vaccinée, et la servante était guérie depuis longtemps ; mais cela ne suffisait pas pour calmer les craintes d’Octavie, et sa parente la céda de grand cœur à Mme et à M. Arnaudeau, qui l’emmenèrent triomphalement à Chaillé.