Prétentaine, affolée et poursuivie par Caïman…

CHAPITRE XXIII

Où les malices d’Emmanuel tournent au profit de Véronique

Mlle Octavie avait eu tort de repousser les avances d’Emmanuel, malgré le manque de cravate et l’absence de raie au milieu de la tête, qui caractérisaient le collégien. Il avait probablement intéressé à sa vengeance toutes les bêtes du jardin, des prés et des bois, car Mlle Octavie ne pouvait faire un mouvement sans en trouver quelqu’une sous son pied ou sous sa main. Si le soir la famille était réunie autour de la lampe, un monstre noir, un affreux capricorne, venait tout à coup voltiger alentour. Si Octavie acceptait une fleur de la main d’Emmanuel, une guêpe ou une abeille ne manquait pas d’en sortir en bourdonnant. Caïman lui jappait aux jambes ; les bêtes à cornes la regardaient de travers, elle et ses rubans rouges ; les chauves-souris entraient le soir dans sa chambre à coucher, et même un jour, ô horreur ! elle y trouva une rainette ! Impossible d’expliquer comment elle y était entrée : la chambre était au premier étage, et c’était un saut un peu fort pour une rainette. La bonne crème, les bons fruits, les pâtisseries et l’excellente cuisine de Martuche dédommageaient un peu Octavie de ses mésaventures, car elle était gourmande ; cependant elle ne trouvait pas le séjour de la campagne fort agréable, et elle commençait à s’ennuyer, quand le bal que Sylvanie avait facilement obtenu de sa mère vint ouvrir une série de divertissements. Il était hors de doute que les familles invitées voudraient rendre les unes après les autres la politesse de Mme Arnaudeau, et il y aurait de quoi s’occuper rien qu’à combiner des toilettes.

On avait été un peu en peine pour l’orchestre ; mais Emmanuel avait écarté l’obstacle en offrant son ami Ambroise, qui avait, dit-il, pris des leçons de M. Bardio, un véritable artiste, et qui ne serait pas en peine de jouer toute la soirée, seul ou avec le piano. Il y eut des répétitions sans nombre ; Mlle Brandy, invitée, mit son talent à la disposition des danseurs, et fit apprendre à Ambroise le chant de tous les airs qu’elle jouait.

La petite Anne, son élève, dut se révéler dans une polka à quatre mains avec accompagnement de violon ; et Sylvanie et Mlle Farrochon daignèrent s’unir au petit violoneux pour contribuer à l’orchestre.

Octavie déclara même que cet enfant avait quelque chose d’original et de poétique. Elle faisait profession de poésie.

Le jour du bal se leva radieux. Mme Arnaudeau fut sur pied dès l’aurore ; elle avait d’ailleurs peu dormi, d’inquiétude que tout ne marchât pas bien, quoiqu’il ne fût pas de sa dignité de laisser voir ses craintes.

Emmanuel fut employé toute la matinée au métier de portefaix, qui lui convenait à merveille. Il plaça et déplaça des meubles, planta des clous, porta des caisses de fleurs, et, grâce à la précaution qu’on prit de ne pas lui confier d’objets fragiles, il s’en tira sans rien casser.

Sylvanie et son amie donnèrent partout le coup d’œil du critique, et s’occupèrent de préparer leur toilette. Sylvanie avait une robe de crêpe blanc, toute neuve, surchargée de ruches, de bouillonnés, de plissés, de nœuds, enfin de tout ce qu’on peut mettre sur une robe de bal.

Octavie mettait la fameuse robe de taffetas cerise, et une coiffure
Une abeille ne manquait pas d’en sortir.
dans le dernier goût, qu’elle avait fait venir de Nantes. Elle avait eu la gracieuseté d’en commander une toute semblable pour Sylvanie.

Robes et coiffures étaient étalées sur leurs lits, avec tous les accessoires de leurs toilettes. Quand tout fut prêt, les deux jeunes filles redescendirent.

Emmanuel était occupé à placer des caisses d’orangers et de lauriers-roses dans les embrasures des fenêtres.

« Ne les mettez donc pas là ! lui dit Mlle Octavie. Faites-en un bosquet derrière le piano : le violoneux aura l’air de surgir du milieu de la verdure, ce sera tout à fait poétique.

— Je me soucie bien que ça soit poétique ! Ne faut-il pas qu’il puisse se remuer ? Comment voulez-vous qu’il joue si vous lui prenez toute la place avec vos arbres ? il sera là encaqué comme un hareng, puisqu’on ne peut pas avancer davantage le piano.

— Eh ! il n’a pas besoin de tant de place. Ces gens-là ne sont pas habitués à avoir toutes leurs aises ; c’est beaucoup d’honneur pour lui de faire danser des gens comme nous, et il peut bien se gêner un peu.

— Des gens comme lui valent tous les gens possibles, mademoiselle Farrochon ! et j’en ai assez de travailler pour des gens comme vous, qui n’ont pas plus de pitié que cela du mal des autres. Je m’en vais : arrangez vos orangers vous-même, si vous voulez. »

À ce moment Caïman, qui profitait du bouleversement pour entrer partout, se glissa dans le salon.

« Chassez donc votre chien, monsieur Emmanuel, s’écria Octavie. L’horrible bête ! il est tout crotté ! À bas ! à bas ! »

Et, joignant le geste à la parole, elle cingla le pauvre chien d’un coup de sa petite canne.

« Bon ! c’est le tour de mon chien, à présent ! s’écria Emmanuel en colère. Viens-nous-en, Caïman ! »

Et Emmanuel, secouant la poussière de ses mains, quitta le salon.

Malgré les observations des deux jeunes filles, M. Arnaudeau, comme son fils, persistait à ne pas vouloir laisser rétrécir la place destinée au petit violoneux, lorsqu’on entendit des aboiements furieux, mêlés à des miaulements désespérés. Il s’ensuivit un grand tumulte à l’étage supérieur : des corps lourds se poursuivant et se culbutant.

Ce fut l’affaire de quelques secondes ; le tapage dégringola le long de l’escalier et pénétra dans le salon, sous la forme de Prétentaine affolée et poursuivie par Caïman. Octavie poussa un cri : « Là ! là ! » Et, défaillante et sur le point de s’évanouir, elle montrait la malheureuse Prétentaine, empêtrée dans la fameuse coiffure de bal qu’elle traînait après elle, souillée, chiffonnée, salie, dans un état à faire pitié.

On se précipita vers elle, on chassa Caïman, et, après avoir constaté que le désastre était irréparable, on chercha comment il avait pu arriver. Cela, c’était le secret de Caïman, de Prétentaine et d’un troisième coupable qui ne le dit jamais : mais moi je peux vous le dire.

Emmanuel, sorti furieux du salon avec son chien, avait rencontré dans la cour Prétentaine, occupée coquettement à lustrer son poil. Pour faire passer sa mauvaise humeur sur quelqu’un ou sur quelque chose, il montra la chatte à Caïman en lui criant : Au chat ! Caïman s’élança ; Prétentaine, surprise, s’enfuit, avisa la grande vigne qui tapissait le mur de la maison, y grimpa en s’accrochant aux espaliers, et, voyant une fenêtre ouverte, elle y sauta et se crut en sûreté.

La chambre où elle entra était la chambre de Sylvanie, cédée par elle à son amie ; et Prétentaine se blottit sur le lit, entre le mouchoir l’éventail et la coiffure.

Jusque-là il n’y avait pas de mal ; mais Emmanuel, de sa voix la plus formidable, répéta son cri : Au chat ! Caïman, qui savait fort bien comment on pouvait pénétrer dans les chambres d’en haut sans passer par les fenêtres, s’élança dans l’escalier, qu’il gravit en un instant, et vint tirer de sa sécurité la malheureuse fugitive, qui sauta en bas du lit, et se sauva par la porte entr’ouverte sans prendre garde à ce qu’elle entraînait. Or, ce qu’elle entraînait, c’était la coiffure ; et l’infortunée, toujours pourchassée par son ennemi, pénétra avec lui jusque dans le salon, où leur apparition causa le désordre dont nous avons parlé.

Octavie se lamentait encore de la perte de sa coiffure, et Sylvanie songeait avec humeur qu’il lui faudrait, par politesse, renoncer à se parer de la sienne, lorsque la petite Anne entra doucement. Elle accompagnait ses chaises de salon et quelques paires de flambeaux, que Mme Arnaudeau empruntait pour le soir. De plus, elle était suivie par Véronique, qui portait une grande corbeille admirablement tressée, et remplie de fleurs de la saison, qu’elle y avait disposées avec son goût habituel.

« Madame, dit Anne à Mme Arnaudeau avec son gentil sourire, voilà Véronique qui m’a apporté une corbeille qu’elle a faite, et je l’ai trouvée si jolie que j’ai pensé qu’elle ornerait bien votre console. Voulez-vous la prendre ? Véronique m’en fera une autre.

— Charmant, en vérité ! Très-poétique ! tout ce qu’il y a de plus nature ! dit Mlle Octavie en braquant son lorgnon sur la corbeille.

— Puisqu’elle vous plaît, nous allons la prendre, dit Mme Arnaudeau. Pose-la sur ce meuble, petite, et attends un peu : je vais chercher ma bourse pour te la payer. »

Anne examinait la triste coiffure. « Quel dommage ! dit-elle. Mais qu’allez-vous mettre à la place ?

— Je n’en sais rien : je n’ai que des vieilleries, c’est désolant ! Si j’étais à Nantes, j’enverrais chez Mlle Christine, la célèbre fleuriste ; elle monte des coiffures en fleurs naturelles… c’est à se mettre à genoux devant. Mais ici, comment faire ?

— En fleurs naturelles ? répéta Anne. Est-ce qu’on peut en mettre au bal ? Alors, je suis sûre que Véronique ferait cela aussi bien que Mlle Christine. Viens donc voir, Véronique : est-ce que tu saurais faire une coiffure comme celle-ci, avec de vraies fleurs ? »

Véronique s’approcha, prit dans ses mains les piteuses fleurs artificielles, et les regarda un instant.

« Je vais essayer, mam’zelle Anne, répondit-elle timidement. Si je ne réussis pas, il n’y aura toujours rien de perdu. »

Elle sortit emportant la coiffure. Deux heures après elle revint, et tous, même Octavie, se récrièrent d’admiration. Les dimensions de la coiffure et la disposition des branches qui la composaient étaient les mêmes que dans la guirlande artificielle ; mais celle de Véronique était d’une légèreté et d’une grâce dont l’autre n’avait jamais approché.

Un diadème de bruyères rose vif, entourées de leur léger feuillage d’un vert brillant, s’élevait au-dessus du front ; une branche de lierre aux petites feuilles luisantes et sombres devait serpenter parmi les boucles des cheveux et retomber par derrière ; ses grappes de fruits noirs faisaient ressortir le coloris des bruyères ; quelques touffes d’herbes légères qui ondulaient au moindre souffle accrochaient la lumière et faisaient l’effet d’un nimbe.

La coiffure paraît si bien Octavie, que Sylvanie s’en commanda sur-le-champ une semblable ; et Véronique ajouta le soir une si belle somme au trésor contenu dans son vieux bas, qu’elle ne mit plus de bornes à son ambition, et rêva de chausser d’une belle paire de souliers sa mère qui n’avait jamais porté que des sabots.

Le bal ressembla à tous les bals de campagne : tout le monde s’y amusa, même Octavie, quoiqu’elle ne crût pas de sa dignité d’en avoir l’air.

Emmanuel avait des souliers vernis qui le gênaient un peu ; mais cela valait mieux ainsi, car il marcha sur tant de pieds chaussés de satin noir ou blanc, qu’on ne peut songer sans frémir aux désastres qu’auraient causés ses gros souliers à clous. La petite Anne vint au bal pour la première fois de sa vie, et y resta jusqu’à dix heures ; elle joua très-bien sa polka, et fut trouvée très-gentille avec sa robe blanche et ses deux grosses tresses brunes qui tombaient jusqu’au bas de sa jupe. Elle s’amusa beaucoup, et, en partant, elle pria Emmanuel, qui l’avait conduite jusque dans le vestibule, de lui donner dans son mouchoir un morceau de gâteau pour Véronique « pour lui faire goûter les bonbons du bal ». Emmanuel lui en donna plein un sac.

Véronique gagna à ce bal autre chose que des bonbons. Il y eut beaucoup de soirées de danse dans le pays, et on lui commanda une grande quantité de coiffures.

On ne les lui payait pas si cher qu’à une fleuriste, mais c’était encore beaucoup pour elle. De plus, Mme Amiaud l’ayant engagée à offrir ses services aux dames pour faire des ourlets, des surjets et différentes autres coutures, elle eut bientôt de l’ouvrage assuré pour tout l’hiver.

Elle ne voulut pas cependant renoncer au tricot ; elle pensait que ce serait de l’ingratitude envers les gens qui lui avaient donné du travail quand elle était toute petite ; et même elle se donna le plaisir de tricoter gratis une paire de bas à la mère Gillette.

Les affaires d’Ambroise allaient fort bien aussi. On avait été content de ses services chez M. Arnaudeau, et il fut engagé pour faire danser à tous les autres bals.

Quand il avait un jour de libre, sans bal ni préveil, il faisait ses trois lieues à pied pour aller à la ville demander une leçon de violon à M. Bardio. Il allait aussi chez Mlle Léonide, et il eut plusieurs fois l’honneur et le bonheur de tenir entre ses mains le fameux violon d’Amati : c’était sa grande récompense quand il avait déchiffré convenablement une page de musique.

Il ne négligeait pas non plus de rendre à Véronique les services qu’il lui avait promis, et cette vie active profitait à la fois à sa santé, à sa bourse, à son talent et à son cœur. Il grandissait, s’instruisait, et se sentait devenir meilleur à mesure qu’il se rendait utile.