Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 71-78).

L’orchestre marcha donc à souhait.

CHAPITRE XIII

Le préveil de Chaillé-le-Ormeaux.

Le lendemain, lundi de Pâques, c’était le préveil de Chaillé. Ambroise se réveilla de bonne heure, quoiqu’il fût un peu las de sa journée de la veille, mais celle-ci était bien plus importante. Ambroise était connu de tout le monde à Chaillé ; il ne s’y trouvait pas une bonne âme qui ne l’eût regardé avec compassion dans sa pauvre chétive enfance, pas un mauvais garnement qui ne lui eût jeté des pierres en l’appelant méchant boiteux : il avait à se montrer dans toute sa gloire aux uns et aux autres. Les paysans, les ouvriers du bourg et des environs le verraient, c’était bien ; mais les bourgeois, le notaire et sa famille, et les Arnaudeau, et le docteur, et la bonne petite Anne, ne manqueraient pas de faire un tour à la fête ; et ils le remarqueraient, et l’on saurait qu’il avait appris à jouer du violon tout seul ! Il y avait bien un petit point noir dans sa joie : à Saint-Florent il n’y avait pas eu d’autres musiciens que lui ; mais à Chaillé il y avait Pierre Rabou, le joueur de flûte, et Xavier Larigue, le joueur de clarinette, qui renforçaient le son du violon avec celui de leurs instruments qui s’entendaient de loin ; et Ambroise ne savait pas trop quel effet lui feraient ces deux compagnons lui cornant aux oreilles. Aussi accepta-t-il avec plaisir l’offre que lui fit son père, qui n’avait pas la fièvre ce jour-là, de lui donner une leçon avant qu’il partît pour le préveil.

Il arriva à Chaillé comme la messe sonnait : il alla déposer son violon chez l’aubergiste de la place, qui gagnait gros ce jour-là, parce qu’on dansait devant sa porte, et il se rendit ensuite à l’église, où il se tint debout près du portail, parmi les hommes, tandis que les femmes du bourg prenaient place dans les bancs, et que celles des environs s’asseyaient sur leurs talons, et restaient immobiles, roulant leurs chapelets dans leurs doigts. Il s’aperçut bientôt qu’on l’avait remarqué, qu’on se le montrait, qu’on chuchotait autour de lui, et il se rengorgea.

Avec un peu moins de vanité, il n’aurait pas été aussi satisfait. Il y avait là quelques grands garçons qui ricanaient en le regardant et qui ne paraissaient pas animés d’une grande bienveillance à son égard. C’étaient des amis de Nicolas Rezeau et de son cousin le cabaretier qui demeurait près de la poste aux chevaux et qui aurait bien voulu attirer la danse de son côté, avec Nicolas pour violoneux. Mais Ambroise ne devina point leurs sentiments, et, la messe finie, il s’en alla vite à son poste.

Le préveil de Chaillé ressemblait à tous les préveils. Sur la place, dans les chemins, dans les prés, le long des haies verdoyantes, une foule bigarrée : femmes aux coiffes blanches, aux fichus de couleurs éclatantes, croisés par devant sous la bavette du tablier ; garçons au teint brun, abrités sous leur grand chapeau et appuyés sur leur bâton de cormier ; à tous les détours des sentiers des marchandes accroupies dans la poussière, ayant devant elles un grand panier recouvert d’une serviette blanche, et offrant aux passants, l’une des gâteaux, l’autre des crêpes, une troisième de la limonade, du poiré ou du vin blanc.

Sur la place, des colporteurs se glissaient à travers la foule, leur boîte ouverte pendue au cou, offrant à tout venant des bagues d’argent, des médailles de cuivre, des petits Jésus de cire à chevelure de filasse, des bouquets de fleurs artificielles, des croix et des cœurs en or, enfilés dans un ruban de velours noir, tout prêts à être mis au cou, et des chaînes d’argent avec leur crochet, pour pendre à la ceinture les ciseaux et le couteau. Les chiens et les enfants abondaient : les beaux chiens de chasse au poil blanc marqué de grandes taches brunes ou rousses, les bons chiens de berger au poil hérissé et à l’œil éveillé, les pacifiques bassets aux jambes torses et au regard si doux, les turbulents chiens-loups au museau et aux oreilles pointues ; les enfants armés de longs sucres d’orge ou de bonshommes de pain d’épice, les filles déjà vêtues comme leurs mères, les garçons souvent coiffés d’un bonnet de fille noué sous le menton, qui allait fort mal avec leur culotte de drap. Tout ce monde-là s’amusait beaucoup.

Ambroise parut sur son tonneau, entre Pierre Rabou et Xavier Larigue. Heureusement pour lui, c’étaient deux vieux amis de son père, et ils laissèrent l’enfant choisir les airs qu’il savait.

L’orchestre marcha donc à souhait, et Ambroise, tout en s’escrimant sur son violon, s’amusait à calculer combien il y aurait d’heures de danse jusqu’au soir, combien il pourrait tenir de contredanses dans chaque heure, et quelle somme il aurait à remporter chez lui à la fin de la journée. Rien ne manquait à son triomphe ; il avait vu passer tous les notables du pays, et plusieurs fois ces paroles : « Voyez donc le petit Tarnaud, qui tient la place de son père ! » avaient frappé son oreille.

La petite Anne qui était venue regarder la danse avec Pélagie, lui avait crié : « Bonjour, Ambroise ! » et à la fin de l’air elle avait applaudi de toute la force de ses petites mains. La famille Arnaudeau avait aussi fait le tour des danseurs, et il semblait à Ambroise que la majestueuse Mme Arnaudeau et l’élégante Sylvanie l’avaient honoré d’un regard de protection. Quant à Emmanuel, il ne paraissait pas avoir vu le petit violoneux ; il avait l’air de regretter sa tunique du lycée dans le vêtement à la mode dont on l’avait affublé, et sa bouche faisait une moue significative toutes les fois que sa mère le sommait de veiller à la blancheur de sa chemise ou à la roideur de son col.

Mais la figure qu’Ambroise eut le plus de plaisir à voir en face de lui, au premier rang de la foule, ce fut une petite figure brune et pâle, entourée de cheveux bien peignés, bien encadrée par sa coiffe blanche, et dont les yeux brillants et la bouche souriante lui adressèrent de loin un joyeux salut. C’était comme si elle lui eût dit : « T’y voilà enfin ! et moi, ta petite amie, je suis venue pour voir ton triomphe. » Ambroise lui fit signe qu’il la voyait, et joua pour elle, en pensant au jour où il avait exécuté dans la grotte son premier avant-deux, qu’elle avait dansé si gentiment avec sa robe rapiécée et ses cheveux ébouriffés.

Tout à coup, il sentit une main se glisser par derrière, le long de son soulier, s’insinuer dans son pantalon, et lui pincer rudement la jambe. Ambroise ne cria pas, mais, surpris, il cessa un instant de jouer. Ses deux compagnons le regardèrent avec étonnement. Il se remit bien vite et rattrapa le reste de l’air. La main s’était retirée.

Mais elle y revint un instant après. Cette fois, au lieu de le pincer, elle le chatouillait ; c’était bien pis. Le pauvre garçon secouait la jambe attaquée, comme pour donner une ruade ; la main lâchait prise et passait à l’autre jambe.

Ambroise ne quittait pas son violon, mais, il faut bien le dire, il jouait tout de travers ; les danseurs commençaient à s’en apercevoir et à murmurer, et Véronique avait perdu son sourire et le regardait avec inquiétude.

On approchait de la fin de la danse, lorsque la main pinça si fort la jambe droite du petit violoneux, pendant qu’une autre main lui tirait brusquement la jambe gauche, qu’il chancela et ne put retenir un cri de douleur. En même temps son archet glissa sur les cordes et fit entendre un accord si désespéré, si grinçant, si hors du ton, que Pierre Rabou et Xavier Larigue, stupéfaits, en interrompirent aussi leur partie.

Les murmures des danseurs éclatèrent, ils s’élancèrent vers l’estrade : le petit violoneux venait de disparaître. L’ennemi qui l’avait si méchamment harcelé depuis un quart d’heure l’avait, au moment où il trébuchait, empoigné par le fond de la culotte, et le tenait en l’air dans la position la plus incommode qu’on puisse imaginer. C’était le cousin de Nicolas Rezeau : il riait de tout son cœur de ce qu’il trouvait une bonne farce, et une douzaine de grands garçons riaient comme lui du supplice du pauvre Ambroise. Celui-ci, à tous les quolibets, à toutes les injures de ses persécuteurs, ne répondait pas un mot ; il osait à peine se débattre, de peur de briser son violon, qu’il n’avait pas lâché. Mais il jeta un cri comme si on l’eût tué, au moment où le frère du méchant cabaretier lui arracha des mains son cher instrument. Le voleur ne le garda pas longtemps ; il lui sembla que le violon s’enfuyait tout seul, tant était petite la main qui le lui enleva. Il regarda : devant lui, la petite Véronique, pâle, frémissante,
La petite Véronique serrait le violon contre sa poitrine.
serrait le violon contre sa poitrine, en lui criant avec un air de défi : « Venez le prendre ! venez, si vous oser me tuer ! »

Le grand cabaretier, tout surpris, lâcha Ambroise, qui, tremblant encore, mais courageux, vint se placer, le jarret tendu, les poings fermés, devant Véronique, pour défendre à la fois son violon et sa petite amie. Mais les deux enfants n’étaient pas de force à lutter, et Ambroise, attaqué par deux côtés à la fois, n’eût pas tardé à être vaincu, si un secours inespéré ne lui était arrivé. Au moment où il paraît les premiers coups, il entendit une voix, une fraîche voix d’enfant, qui s’écriait :

« Est-ce lâche de le laisser tout seul contre deux ! Oh ! Emmanuel, on dit que vous vous battez tous les jours au collège ! »

Et, presque au même moment, un des adversaires d’Ambroise roula dans la poussière, renversé par un vigoureux croc-en-jambe. L’autre se retourna contre ce nouveau combattant ; mais celui-ci avait la tête de plus qu’Ambroise, et des bras et des poings dont il avait évidemment l’habitude de se servir. Ambroise, encouragé, revint à la charge.

Pendant ce temps, la foule s’était amassée ; le petit violoneux avait ses partisans, qui se trouvèrent bientôt plus nombreux que ceux de Nicolas Rezeau ; on fit cesser le combat, et l’on chassa honteusement le cabaretier, dont la punition fut de ne pas vendre un verre de vin de tout le préveil : il en fit une maladie.

Ambroise, un peu meurtri, un peu moulu, ne sentait pas les coups qu’il avait reçus ; il courut à son violon, l’examina, le fit vibrer, et le trouvant sain et sauf, il sauta au cou de Véronique et l’embrassa. Le plus malheureux, ce fut le brave champion du petit ménétrier : il était sorti du combat, victorieux, mais avec quelle chemise chiffonnée, hélas ! avec quel col sali, froissé, ne tenant plus que par un bouton ! avec quelle chevelure emmêlée, quelle casquette sans visière, souillée de poussière — on l’avait ramassée sous les pieds — et par-dessus tout, avec quelle veste manchote et privée de la moitié de son revers !

Malheureux Emmanuel ! Il n’eut pas le plus petit mot à dire pour sa défense, quand sa mère, reculant d’horreur à son aspect, le condamna sans pitié à la prison et au pain sec pour le reste des vacances, malgré les prières de la petite Anne, qui pleurait et suppliait pour qu’on pardonnât à Emmanuel, « puisque c’était elle qui l’avait envoyé se battre ».

« Est-ce que vous croyez que je n’y serais pas allé tout seul ? » répliqua fièrement le condamné. Et, enfonçant sur sa tête son débris de casquette, il s’en alla se faire mettre en prison dans la grange.