Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 64-70).

Quelqu’un heurta à la porte.

CHAPITRE XII

Où Ambroise se révèle glorieusement.

Le jeudi saint de cette année-là, le pauvre Julien Tarnaud s’était réveillé, comme cela lui arrivait maintenant trois ou quatre fois par semaine, blême et grelottant de fièvre ; il avait essayé de se lever, car sa jambe était remise et avait besoin d’un peu d’exercice pour redevenir aussi forte que l’autre ; mais il n’avait pas pu se soutenir, malgré les encouragements de sa femme, et il s’était tristement remis au lit.

Depuis ce moment-là, la Tarnaude, qui avait commencé par lui offrir tout ce qu’elle avait de meilleur, une écuellée de soupe aux choux, une miche de pain sortant du four, et même un coup de vin, s’était mise à le bougonner, et il était visible qu’elle était de fort mauvaise humeur.

Tarnaud devinait bien pourquoi ; et il se retourna contre le mur sans rien dire, quand la Tarnaude pressa Louis d’aller à son ouvrage, en ajoutant qu’il serait sans doute encore longtemps le seul à travailler dans la maison.

Ce jour-là, Ambroise n’était pas sorti. Il allait, venait d’une chambre dans l’autre, ouvrait la porte pour regarder sur la route, se rasseyait, se relevait, ne pouvait tenir en place. La Tarnaude grommelait : « Depuis qu’il se porte bien, il a tout le caractère de son père : des gens qui remuent toujours sans avancer à rien. »

Enfin, vers midi, on entendit des pas qui s’approchaient de la maison ; quelqu’un heurta à la porte, puis la poussa, et plusieurs hommes entrèrent en disant :

« Bonne santé à la compagnie ! »

C’étaient des aubergistes, cabaretiers et marchands de Saint-Florent, de Chaillé, du Tablier, de Nesmy et même de la Limouzinière, qui venaient voir si le ménétrier était remis de sa chute et capable de faire danser aux préveils de la semaine de Pâques. Chaque bourg ou village avait son jour de préveil cette semaine-là, jusqu’à la Quasimodo, et ensuite tous les dimanches et toutes les fêtes de l’été. C’était la bonne saison pour Julien Tarnaud : on comprend la mauvaise humeur de sa femme.

En voyant le ménétrier couché dans son lit, jaune comme un coing, les hommes prirent un air de compassion, se lamentèrent de cette mauvaise fièvre, conseillèrent à Julien de la chasser au plus vite, et finirent par exprimer leurs regrets d’être obligés de s’adresser à Nicolas Rezeau, qui n’était point capable d’enlever la danse comme le ménétrier de la Sapinière.

Ce fut alors que le petit Ambroise, qui s’était tenu tranquille depuis l’arrivée des visiteurs, se leva de son banc et vint se mettre debout au milieu d’eux.

« Avant de demander Nicolas Rezeau, dit-il, attendez un moment. Le père est malade, il ne peut pas jouer ; mais si je fais danser aussi bien que lui, voulez-vous me prendre à sa place ?

— Toi ! s’écrièrent toutes les voix à la fois.

— Il est fou ! dit la mère en haussant les épaules.

— Est-ce qu’il est bon à quelque chose ! dit Louis qui venait d’entrer.

— Toi, Louis, je ne me moque pas de toi parce que tu ne sais pas jouer du violon. Retourne à ta charrue : chacun son métier. Et vous autres, écoutez un peu ! »


Il le vit bien aux applaudissements de son auditoire.

L’enfant alla à l’armoire, prit le violon, le sortit de son sac, le plaça sous son menton. Le père s’était mis sur son séant et le regardait.

« C’est qu’il le tient bien ! » s’écria-t-il.

Ambroise prit l’archet, le posa sur les cordes.

« Voulez-vous une valse, une polka ? »

Et il joua avec entrain, avec force, s’animant comme s’il avait eu des danseurs devant lui et qu’il eût voulu les enlever au bout de son archet. Puis ce fut le tour du quadrille : alors il se surpassa. Comme un vrai ménétrier, frappant la terre du pied pour battre la mesure, criant de sa voix aigrelette : « En avant deux ! chassez ! balancez ! en avant les quatre-z-autres ! » il arriva à la fin de sa contredanse, qu’il termina par un formidable galop, rouge comme une pivoine et ruisselant de sueur, mais triomphant et sa cause gagnée. Il le vit aux applaudissements de son auditoire et à la joie de son père qui s’écriait :

« Et l’on voulait l’empêcher d’être ménétrier : mais il avait ça dans le sang, tout comme moi ! »

Les gens des villages étaient enchantés : avoir un violoneux de douze ans, c’était de quoi attirer du monde aux préveils. Ils engagèrent immédiatement Ambroise sans tenir compte des imperfections de son jeu. Alors sa mère le prit par la tête et l’embrassa. C’était par intérêt ; mais l’enfant n’y songea pas, tant il était heureux, et ce lui fut une joie ajoutée à tant d’autres.

Le lendemain, avant le jour, la Tarnaude partit avec lui pour la ville, où elle le fit habiller à neuf de la tête aux pieds pour la première fois de sa vie.

Ce fut ainsi qu’il débuta dans la vie d’artiste, le dimanche de Pâques, entre la messe et les vêpres, au grand préveil de Saint-Florent-des-Bois. Il était radieux ; la terre ne le portait pas, tant il se sentait fier de jouer du violon, de remplacer son père, et d’avoir un chapeau ciré tout neuf, encore couvert de sa coiffe de papier, un pantalon acheté à profit, que ses bretelles lui faisaient monter jusqu’au milieu du dos, une grande veste, un gilet à carreaux et une superbe cravate à raies vertes et rouges, qui formait un large nœud entre les pointes empesées de son col de chemise.

Le petit violoneux joua tout le jour et toute la soirée, juché sur son tonneau ; il dîna bien, mais, se souvenant de son père, il refusa de boire ; et quand la nuit fut tombée et qu’il reprit, chargé d’une lourde poche pleine de gros sous, le chemin de la Sapinière, ce chemin où son père était tombé six semaines auparavant, il n’y avait certes pas sur la terre un être vivant, fût-il roi, empereur ou simplement millionnaire, qui fût plus content de son sort qu’Ambroise Tarnaud.