Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 79-84).

Elle fit un détour par les près.

CHAPITRE XIV

Compassion d’Anne pour un prisonnier, et ce qui s’ensuivit.

Ce n’était pas que la petite Anne fût gourmande ; mais elle avait l’âme d’une ménagère, et savait la considération que méritent toutes les choses que l’on mange avec le pain. Le pain lui-même, le boulanger l’apporte, on n’a pas à s’en occuper : mais un pot-au-feu bien conduit, un roux bien fait, une sauce bien liée, un rôti bien saisi, et surtout (j’entends à l’âge d’Anne) une crème bien prise, une compote bien glacée de son sirop, une marmelade bien réduite, une gelée bien transparente et bien ferme à la fois, qui tremble quand on la coupe, et se laisse pénétrer par la lumière qui la fait briller comme une topaze ou comme un rubis, quelles choses intéressantes et respectables ! et qui oserait en nier l’importance ? Elles causent deux joies à la ménagère : la première, c’est d’en surveiller la confection ; la seconde, de saisir sur la physionomie des gens qui s’en régalent le plaisir qu’elles leur causent. Il y a des femmes pour qui ces joies-là n’existent pas : on ne mangera jamais rien de bon chez elles, et je croirais même volontiers qu’il manquera toujours quelque chose au confortable de leur intérieur ; il y en a d’autres qui les éprouvent trop, et qui mettent toute leur âme dans leurs casseroles : elles ne sont bonnes qu’à élever des coqs en pâte, ce qui s’écarte beaucoup de la destinée générale de l’humanité ; enfin, il y a des femmes qui les ressentent dans la juste mesure et leur accordent précisément la place qu’elles doivent avoir. Anne, d’instinct, était de celles-ci ; c’est pourquoi elle rêva toute la soirée, tristement, au chagrin que devait avoir Emmanuel de manger du pain sec, et d’être puni pour une bonne action. Elle eut bien de la peine à s’endormir, et Pélagie, qui couchait tout près de sa petite chambre, l’entendit plusieurs fois soupirer dans son sommeil. Cela ne l’empêcha pas de se réveiller dès l’aube, de se lever tout de suite, et de servir le café au docteur avec sa gentillesse habituelle, accompagnée ce matin-là d’un petit air posé qui indiquait de graves préoccupations.

Dès que le docteur fut parti, Anne déploya une grande activité. Elle allait et venait de l’office à la cuisine, ouvrant les buffets, les armoires, grimpant sur une chaise pour voir sur les planches les plus élevées du fruitier ; et Ajax la suivait pas à pas, lui poussant de temps en temps le coude du bout de son museau noir, comme pour lui dire : « Que fais-tu donc ? n’allons-nous pas nous promener ce matin ? »

Enfin la fillette eut fait son choix. Elle installa au fond d’un panier une belle serviette blanche ; elle mit dans une soucoupe une cuisse de poulet entourée de sa gelée, arrangea du beurre dans un petit pot, de la crème dans un autre, enveloppa dans du papier une tranche de pâté de lièvre, et rangea tout cela dans le panier. Il y restait encore de la place pour un pot de verre recouvert d’un rond de papier blanc soigneusement collé, où on lisait en grosse écriture : Gelée de groseille, 1860, et pour trois pommes de reinette, orgueil de Pélagie, qui avait su les conserver de la Toussaint à Pâques. Elle remplit les vides avec des papillotes en chocolat et un jeu de quilles en sucre rose, restes des bonbons du jour de l’an. Anne arrangea tout cela avec le même soin que si c’eût été un cent d’œufs ou un enfant nouveau-né, assujettit le couvercle du panier et alla le déposer dans la cabane du jardin. Puis elle attendit Pélagie pour ne pas laisser la maison seule, et quand elle l’eut vue revenir de la tournée aux provisions, elle s’échappa en courant, et Ajax avec elle.

Elle n’allait pas loin ; pourtant elle fit mystérieusement un détour par les prés, changeant souvent de bras son panier, qu’elle était allée reprendre et qui était un peu lourd pour elle. Enfin elle arriva à un échalier qu’elle passa avec précaution, et s’approcha doucement d’une tourelle isolée, grange par en bas et pigeonnier par en haut. C’était là que M. Arnaudeau serrait les récoltes destinées à ne pas séjourner longtemps en grange et à être vendues ou transportées ailleurs. Pour le moment le rez-de-chaussée était vide ; aussi avait-on laissé la clef à la porte, fermée en dehors sur le prisonnier.

Anne posa son panier, fit tourner la grosse clef dans la serrure, poussa la porte et entra. Emmanuel dormait, et comme il faisait sombre dans la grange, elle crut d’abord qu’il n’y était pas et qu’on lui avait fait grâce. « Ce pauvre Emmanuel, se dit-elle, tant mieux ! Pourtant je lui apportais de bonnes petites choses. » À ce moment, Ajax, qui flairait çà et là, arrivé à un lit de foin étendu dans un coin, passa sa langue sur la figure du dormeur qui se réveilla en sursaut et fit un bond d’un air effaré. Anne éclata de rire.

« C’est Ajax ! dit-elle en battant des mains. Je suis sûre que vous l’avez pris pour un tigre. N’est-ce pas que vous avez eu grand’peur ?

— Non, pas peur, puisque je dormais. Et puis je ne suis pas poltron, vous savez bien, Anne. Je ne vous attendais pas, et j’ai été étonné, voilà tout. Pourquoi venez-vous si matin par ici ?

— Si matin ! il est bientôt huit heures. Il ne fait pas clair ici ; c’est une vraie prison où l’on vous a mis, mon pauvre Emmanuel. Et quand je pense que c’est moi qui en suis cause ! Je n’en ai pas dormi de la nuit.

— Moi, j’ai très-bien dormi. Les hommes doivent savoir dormir partout. Quand je serai soldat, je coucherai par terre, sur le champ de bataille, après la victoire… on n’a pas de lits de plume au bivouac. Je voudrais déjà avoir vingt ans ; j’aimerais mieux apprendre l’exercice que le latin. Vous voyez bien qu’il ne faut pas vous faire de chagrin pour moi. C’est égal, vous êtes bien gentille d’être venue me voir.

— Je pensais que c’était bien triste pour vous, un mardi de Pâques, de n’avoir que du pain sec à manger, et je vous ai apporté… vous allez voir… Justement vous n’avez pas déjeuné, puisque vous n’étiez pas réveillé ; et voilà sur ce bahut un pain et une cruche d’eau. Ah ! le pain est encore chaud !

— On l’aura apporté pendant que je dormais. C’est très-bon du pain chaud. En voulez-vous, Anne ?

— C’est cela ! nous allons déjeuner ensemble. Je suis une dame, vous m’avez invitée, et nous allons mettre le couvert. Là, sur le bahut : votre escabeau d’un côté, un autre pour moi vis-à-vis. Ma serviette va faire la nappe : voici les plats. Voyez comme c’est joli ! Une assiette de papier pour vous, une pour moi : vous avez un verre, moi je boirai dans le pot à crème, quand il sera vide. Nous y voilà. Monsieur, vous servirai-je une tranche de pâté ?

— Volontiers, madame. Veuillez accepter le croûton du pain.

— Mille remercîments, monsieur. Votre pain est très-croustillant, je l’aime beaucoup comme cela.

— Madame, vous avez une excellente cuisinière, et je lui enverrai tous les lièvres de ma chasse, pour que vous ne manquiez jamais de pâtés. Moi, j’en aurai toujours assez — sur mes livres latins.

— Oh ! quelles drôles d’idées vous avez, Emmanuel ! s’écria la petite en riant. Vous ne parliez pas comme cela l’autre jour à la maison. Je crois que quand vous êtes en toilette, vous avez la bouche cousue. N’est-ce pas ?

— Est-ce que je peux dire un mot devant ma mère ? « Lourdaud ! paysan ! » Voilà comme elle me traite. Et cette pimbêche de Sylvanie qui répète en pinçant la bouche : « Lourdaud ! paysan ! » Quand je m’attends à être rabroué, je ne dis que des sottises : voilà !

— Monsieur, vous ne mangez plus. Voici du poulet froid, très-tendre ; je tâcherai de vous apporter autre chose ce soir, ainsi ne faites pas d’économies.

— Oh ! ne vous mettez pas en peine de moi, Anne ; je ne suis pas gourmand, quoique j’aie bon appétit. Heureusement que Martuche m’a apporté un pain tout entier : je voudrais être sûr que le petit violoneux en a autant. Qu’est-il devenu, ce pauvre petit diable ?

— Il n’avait rien de cassé ; on l’a bassiné avec de l’arnica, et on lui a fait boire un bon verre de vin chaud, et puis il a recommencé à jouer du violon. Il est très-courageux, cet enfant-là, Emmanuel. Savez-vous qu’il a appris à jouer du violon tout seul ?

— Oh ! tout seul, ça n’est pas possible. Il y a des élèves au lycée qui apprennent le violon avec un maître, et ils ne sont pas seulement capables de jouer la retraite, ou le roi Dagobert.

— Je vous dis qu’il a appris tout seul, parce que son père était malade, et que sa mère ne faisait que se mettre en colère parce qu’il ne gagnait plus d’argent. C’est la petite Véronique qui m’a raconté cela, cette petite qui a pris son violon pour empêcher les méchants gars de le casser. Elle l’a entendu chercher ses airs, et il n’avait personne pour lui montrer. Aussi, il est heureux à présent. Sa mère ne l’aimait pas, elle le battait, elle disait qu’il n’était bon à rien ; maintenant elle lui fait toutes sortes d’amitiés, et elle se vante de lui à tout le monde.

— Et lui ? est-ce que cela lui fait plaisir ? demanda Emmanuel en haussant les épaules. C’est par orgueil qu’elle l’aime, sa mère ; ce n’est pas là ce que j’appelle aimer les gens. C’est comme si je devenais un de ces jours un joli gandin tout pommadé, avec des airs de demoiselle et une raie au milieu de la tête : on ne demanderait pas mieux que de m’emmener en voyage, alors. Mais moi !…

— Eh bien, Ambroise n’est pas comme vous, reprit la petite qui avait compris ; il est content que sa mère l’aime, et je crois qu’il a raison et qu’il est plus heureux comme cela.

— Oh ! vous, Anne, vous aimez tout le monde. Je parie que vous n’êtes pas capable de détester les méchants !

— Si, pendant qu’ils sont méchants ; ainsi, quand vous m’avez cassé mes poupées, quand vous m’avez coupé la queue de mon chat, quand vous m’avez plumé ma poule blanche, quand vous m’avez écrasé mon réséda, eh bien, je ne vous aimais pas du tout ; et je vous aime à présent, parce que vous avez défendu le pauvre Ambroise. Est-ce que je n’ai pas raison ? »

Emmanuel, embarrassé par le souvenir de ses anciens méfaits, se faisait une tartine de crème en manière de contenance, et il y mordit une forte bouchée pour se dispenser de répondre. Anne le regarda manger ; puis, se levant :

« Il faut que je rentre à la maison : Pélagie serait inquiète si je restais trop longtemps dehors, et puis j’ai mes devoirs à faire.

— Vos devoirs ! pauvre Anne ! c’est bien ennuyeux, n’est-ce pas ?

— Mais non, au contraire, c’est très-amusant ; j’ai des fables très-jolies à apprendre, et puis des histoires très-intéressantes. Quand j’ai appris ma leçon, je lis toujours un peu du reste du livre pour voir ce qui arrivera après.

— Ah bien ! c’est une idée qui ne m’est jamais venue.

— Vous ne lisez jamais ?

— Bien sûr ! Est-ce que je le peux au lycée ? Je passe tout mon temps à faire des pensums. Quand je pense que j’en ai encore pour cinq ou six ans au moins de cette vie-là !

— Pauvre Emmanuel ! Et dire que vous voilà encore en prison pour vos vacances ! Je reviendrai vous voir dans la journée, si je peux. Voulez-vous que je vous apporte un livre pour vous désennuyer ?

— Mais je ne m’ennuie pas : je ne m’ennuie jamais quand je ne travaille pas, moi. Je n’ai pas de pensums à faire, c’est toujours autant de gagné ; et puis peut-être qu’on fera encore aujourd’hui des visites de cérémonie, et je n’en serai pas ; j’aime mieux être ici, surtout si vous venez me voir. Pour les livres, si vous en avez un bien amusant, apportez-le, nous rirons ensemble, ce sera plus drôle.

— À revoir, Emmanuel, à tantôt ! »

Et Anne sortit de la grange en enfermant le prisonnier.