Le Vingtième Siècle. La vie électrique/II/7

Librairie illustrée (p. 207-222).

l’ambulance de l’hôtel philox lorris.

vii

La catastrophe de l’hôtel Philox Lorris. — Trente-trois martyrs de la science. — Naissance d’une maladie nouvelle absolument inédite. — Le grand ouvrage de Mme Lorris. — Où l’illustre savant se trouve cruellement embarrassé.

L’hôtel Philox Lorris est converti en ambulance. Trente-quatre personnes sont entrées dans le salon aux miasmes, trente-trois sont malades. Seul, Adrien La Héronnière n’a rien ressenti. Les autres invités de M.  Philox Lorris ont pu rentrer chez eux avec une très légère indisposition qui s’est dissipée rapidement dans la journée du lendemain.

Les malades sont restés à l’hôtel, les dames dans les chambres particulières, les hommes dans les salons de réception, subdivisés par des cloisons mobiles en petites salles d’hôpital. La maladie n’a rien de grave heureusement, mais elle présente une singulière variété de symptômes qui tiennent tous en partie d’autres maladies connues.


philox lorris et sulfatin passaient le temps à se quereller.

Par suite d’une heureuse chance, Georges Lorris, Estelle et Mme Lorris se trouvaient à une autre extrémité de l’hôtel quand l’épidémie a éclaté, ils n’ont donc ressenti qu’un simple malaise, un mal de tête, accompagné de vertiges. Ils ont pu prendre la direction de l’ambulance et donner tous leurs soins aux malades. Dans la même salle, M.  Philox Lorris, Sulfatin et M.  des Marettes sont couchés en proie à une fièvre assez violente. Comme ils ont absorbé les vapeurs délétères plus longtemps que les autres, ils sont les plus atteints.

M. Philox Lorris et Sulfatin passent leur temps à se quereller. L’illustre savant, excité par la fièvre, accable son collaborateur de ses sarcasmes et de sa colère.

« Vous êtes un âne ! Est-ce qu’un véritable homme de science a de ces distractions ? Mon fils Georges, ce jeune homme futile et léger, n’en eût pas fait autant ! Je vous croyais d’une autre étoffe ! Quelle désillusion ! quelle chute ! Notre grande affaire va manquer par votre faute… Vous m’avez couvert de ridicule devant le monde savant !… Mais vous me le paierez ! Je vous fais un procès et vous demande de formidables dommages et intérêts pour notre affaire ratée… »

Quant à M.  des Marettes, il déclamait dans un vague délire des morceaux de ses anciens discours à la Chambre, ou des chapitres entiers de son Histoire des désagréments causés à l’homme par la femme, ou bien il se croyait chez lui et se disputait avec Sulfatin qu’il prenait pour Mme des Marettes.

« Ah ! ah ! femme ridicule et surannée ! Vous voilà donc revenue… Vous voulez ressaisir votre proie et me faire connaître de nouveaux tourments !… »


mlle bardoz fut en état d’étudier la maladie sur elle-même.

Mlle la doctoresse Bardoz au bout d’une huitaine se trouva rétablie, elle avait été furieuse en premier lieu et s’était promis de traîner Philox Lorris devant les tribunaux ; mais, quand elle fut en état d’étudier la maladie sur elle-même d’abord, puis sur les autres, sa colère tomba. C’est que cette maladie était extrêmement intéressante ; il n’y avait pas moyen de la rattacher à une fièvre connue et classée ; dans la première phase, elle participait de toutes les fièvres possibles à la fois, elle réunissait les symptômes les plus divers, compliqués et entre-croisés, avec les anomalies les plus bizarres, puis soudain son évolution devenait complètement originale, absolument inédite.

Il n’y avait pas à en douter, c’était une maladie nouvelle, créée de toutes pièces dans le laboratoire Philox Lorris et qui de là, peu à peu, commençait à se répandre épidémiquement dans Paris. Quelques cas étaient signalés çà et là, dans les quartiers les plus divers ; il fallait attribuer cette contamination soit à des miasmes emportés par le vent lorsqu’on avait ouvert les fenêtres du salon infecté, soit à des invités qui pourtant n’avaient ressenti eux-mêmes qu’un insignifiant malaise. Et de ces centres épidémiques la maladie rayonnait peu à peu, prenant, au fur et à mesure, un caractère plus franc.


la discorde menaçait de diviser le corps médical.

Sur les rapports de Mlle la doctoresse Bardoz, ingénieure en médecine et doctoresse en toutes sciences, l’Académie de médecine avait délégué une commission de docteurs et de doctoresses pour étudier de près cette maladie nouvelle, la classer autant que possible et lui donner un nom. On ne s’entendait guère sur ce point, et chaque membre de la commission avait déjà son mémoire en train dans lequel il formulait des conclusions différentes et proposait un nom particulier. La discorde menaçait de diviser le corps médical, car on ne s’accordait pas davantage sur la question du traitement.


« C’est une maladie nouvelle ! »

Par bonheur, M.  Philox Lorris se trouva enfin rétabli. Quand la fièvre lui laissa la faculté de réfléchir, l’immunité d’Adrien La Héronnière traité par le grand Médicament national lui fut une indication précieuse ; il s’inocula lui-même pour essayer. En deux jours, il se trouva complètement guéri. Il se garda bien de rien dire à la commission de médecins et, les laissant discuter et disputer sur le nom à donner à la maladie et sur le traitement à lui appliquer, il inocula tous ses malades et les remit sur pied au grand étonnement de la Faculté. L’affaire, qui faisait un bruit énorme depuis une quinzaine au détriment du crédit et de la renommée de l’illustre savant, prit soudain une autre tournure. Ses ennemis avaient eu beau jeu pendant quelques jours pour dauber sur lui à propos de l’aventure et ils s’étaient efforcés de jeter un peu de ridicule sur l’accident. Mais, lorsqu’on vit Philox Lorris et son collaborateur Sulfatin se lever de leur lit de souffrance, se guérir eux-mêmes en un tour de main et guérir tous leurs malades pendant que la Faculté continuait à se perdre dans les plus contradictoires hypothèses et à développer les plus bizarres théories sur cette maladie entièrement inconnue, l’opinion publique changea brusquement. On les proclama martyrs de la science ! Des adresses de félicitations leur arrivèrent de toutes parts.

Martyrs de la science ! Et tous les invités de la fameuse soirée l’étaient aussi quelque peu en leur compagnie. Tous avaient plus ou moins été atteints, tous avaient droit aux mêmes palmes.

Écoutons les journaux les plus importants et les plus autorisés leur rendre un public hommage après avoir détaillé leurs souffrances :

« Au moment où l’illustre inventeur, — disait l’Époque, le journal téléphonoscopique de M.  Hector Piquefol, invité de la grande soirée et martyr de la science lui aussi, — au moment où le grand Philox Lorris venait de couronner sa carrière en faisant profiter la France d’abord et l’humanité ensuite, non pas d’une, comme on l’a dit, mais de deux immenses découvertes, il a failli périr victime de ses courageux essais et, avec lui, l’élite de la société parisienne…


Martyr de la science !

« Non pas une, mais deux immenses découvertes qui doivent, la première, révolutionner complètement l’art de la guerre et le faire sortir de son éternelle routine, et la seconde révolutionner de même l’art médical et lui faire quitter les mêmes sempiternels errements où il se traîne depuis Hippocrate !

« Deux découvertes sublimes véritablement, et qui se tiennent, malgré leur apparente opposition !

« La première amène la suppression des anciennes armées et le rejet complet des anciens systèmes militaires ; elle permet d’organiser la guerre médicale, faite seulement par le corps médical offensif mis en possession d’engins qui portent chez l’ennemi les miasmes les plus délétères. Plus d’explosifs comme jadis, plus même d’artillerie chimique, mais seulement l’artillerie des miasmes, les microbes et bacilles envoyés électriquement sur le territoire de l’ennemi.

« Merveilleuse transformation ! Gigantesque pas en avant ! Bellone n’ensanglante plus ses lauriers, immense progrès !

« La seconde découverte, qui met l’illustre savant au rang des bienfaiteurs de l’humanité, c’est le grand médicament national, agissant par inoculation et ingestion, médicament dont la formule est encore un secret, mais qui va rendre soudain vigueur et santé à un peuple surmené, à un sang appauvri par toutes les fatigues de la vie électrique que nous menons tous…

« Bienfaiteur de l’humanité, le sublime Philox Lorris l’est donc doublement — par la santé et l’énergie physique et morale rendues à tous au moyen du miraculeux philtre que le grand magicien moderne a composé et par sa puissante conception de la guerre médicale qui clôt à jamais l’ère sanglante des explosifs projetant au loin en débris sanglants les innombrables bataillons amenés sur les champs de bataille… La guerre médicale, ô progrès ! ayant pour but seulement la mise hors de combat, déchaînera sur les belligérants des maladies qui coucheront des populations entières sur le flanc pour un temps donné, mais du moins n’enlèveront que les organismes déjà en mauvaises conditions !…


nouvelles de la maladie de m. lorris.


Martyr de la science !

« Mais, de même que, lors de l’invention de la poudre, le moine Schwartz, inaugurant l’ère des explosifs, fut la première victime de sa grande découverte, de même Philox Lorris, inaugurant l’ère de la guerre médicale, inventeur de procédés et d’engins merveilleux, faillit périr dans son laboratoire sur le théâtre de sa victoire, terrassé, avec son collaborateur Sulfatin, par une fuite des miasmes concentrés réunis pour ses études !

« Il a failli périr, mais il vit pour assurer le triomphe de la science, pour faire franchir une étape nouvelle à l’humanité, pour faire faire un pas décisif à la cause sacrée du progrès et de la civilisation !…


Martyr de la science, l’illustre savant entre en convalescence.

« Il a failli périr, mais il vit… Couché sur un lit de douleur, il paye par de cruelles souffrances noblement supportées la rançon du génie… »

Et dans le grand téléphonoscope de l’Époque, celui qui montrait chaque jour aux Parisiens, devant l’hôtel du journal, l’événement à sensation, apparut, matin et soir, la chambre du malade, avec l’illustre savant dans son lit, en proie à la fameuse fièvre inédite.

On voyait, avec le bulletin rédigé chaque matin et chaque soir par les illustrations médicales :

L’illustre savant en proie à un accès de délire ;

L’illustre savant commençant à aller un peu mieux ;

L’illustre savant ayant une rechute ;

… Jusqu’au jour où l’on put voir ce martyr de la science debout dans la robe de chambre du convalescent et déjà au travail.

L’homme d’État, le grand orateur et historien des Marettes, fier d’être aussi compté parmi les martyrs de la science, se hâta, aussitôt rétabli, de déposer à la Chambre, en demandant l’urgence, la proposition de loi relative au grand médicament national. Depuis quinze jours on ne parlait que de l’affaire Philox Lorris ; c’était la grande actualité à l’ordre du jour de toutes les conversations, le sujet de toutes les discussions des Académies scientifiques. La proposition des Marettes ne traîna donc pas dans les bureaux ; elle fut examinée par une commission, ses articles furent débattus avec l’illustre savant, discutés d’avance par tous les journaux, et, lorsqu’elle parut devant les Chambres, presque tous les partis s’y rallièrent, opposants et gouvernementaux ; et même, grâce à l’appui de Mme Ponto à la Chambre, de la sénatrice Coupard, de la Sarthe, au Sénat, le parti féminin, et le parti intégral masculin, les adhérents de la Ligue de l’émancipation de l’homme, dirigés par M.  des Marettes, se trouvèrent d’accord et votèrent du même côté pour la première fois.

La loi passa à une énorme majorité.

Il résultait ceci de ses nombreux articles :

1o L’inoculation du grand médicament devenait obligatoire une fois par mois pour tous les Français à partir de l’âge de trois ans ;

2o Le monopole de la fabrication du grand médicament national microbicide et dépuratif, anti-anémique et reconstituant, était assuré pour cinquante ans à la maison Philox Lorris ;

3o Une récompense nationale à l’illustre Philox Lorris était votée à l’unanimité.

Disons tout de suite que celui-ci n’accepta qu’une grande médaille d’or, remarquable objet d’art, qui représentait d’un côté l’illustre savant en Hercule, vainqueur des hydres modernes, avec une inscription commémorative de sa grande découverte sur le revers.

Les questions secondaires, relatives à l’organisation des services, restaient à régler ; mais c’était l’affaire de Philox Lorris, nommé administrateur général, avec pleins pouvoirs. De plus, sur l’avis de Philox Lorris, la création d’un ministère de plus fut décidée ; on l’intitula ministère de la Santé publique. Le portefeuille en fut donné à une éminente avocate et femme politique, Mlle la sénatrice Coupard, de la Sarthe, rapporteuse au Sénat du projet de loi sur le grand médicament national.

Cette réglementation de tout ce qui concerne l’hygiène et la santé publique va simplifier considérablement bien des choses et rendre aux populations d’immenses services.

En bien des cas le grand médicament national suffira parfaitement à rétablir les santés chancelantes, à remettre en bon état les organismes avariés ou fatigués, sans intervention aucune du médecin.

Anémiés, dyspeptiques, gastralgiques, malades du foie, etc., seront très vite soulagés. Ils n’auront plus besoin de prendre leurs repas, ainsi que beaucoup s’y résignaient, dans les restaurants pharmaceutiques fondés avec tant de succès en ces dernières années, cuisines officinales où les repas étaient préparés, sur ordonnances, par des pharmaciens diplômés, disciples à la fois de M.  Purgon et de Brillat-Savarin, inventeurs de plats hygiéniques renommés, mais, en somme, assez coûteux.


au restaurant pharmaceutique.

la guerre miasmatique.
comité de réorganisation du corps médical
offensif
.

M. Philox Lorris se trouva donc débarrassé des préoccupations de sa grande affaire du médicament. Il était temps, car il commençait à se sentir le cerveau horriblement fatigué. Lui aussi, dans le travail formidable de ces derniers jours, il avait eu des distractions et par moments s’était vu sur le point de confondre les flacons du grand médicament national avec les cornues de l’affaire des miasmes. Maintenant il était libre, et suivant son habitude de se reposer d’une fatigue par une autre fatigue et d’un travail par un autre travail, dont la nouveauté surexcitait ses facultés, il pouvait se consacrer entièrement aux dernières études sur la concentration des miasmes et leur emploi généralisé dans les opérations militaires.

Une commission d’ingénieurs généraux, nommée par le ministère de la Guerre, avait été chargée d’élaborer dans le plus grand secret un projet d’organisation du corps médical offensif. Elle tenait séance toutes les après-midi, sous la présidence de l’illustre savant.

On voyait peu Estelle Lacombe au laboratoire ; la jeune fille, en arrivant chaque matin, se hâtait, après avoir fait acte de présence chez M. Sulfatin, de gagner l’appartement de Mme Lorris, où personne des amis et relations de Philox Lorris, tous gens de science, d’affaires ou de politique, ne pénétrait jamais. Mme Philox Lorris était si occupée, pensait-on, toujours perdue dans les plus profondes méditations philosophiques, tournant et retournant pour son grand ouvrage les plus nébuleux problèmes de la métaphysique.

La fiancée de Georges Lorris, ayant gagné complètement la confiance et l’amitié de sa future belle-mère, fut pourtant à la fin mise dans la confidence de ces travaux, dont la seule idée la faisait trembler presque autant que les vastes conceptions scientifiques de Philox Lorris. Un jour, Mme Lorris l’introduisit mystérieusement dans une petite pièce que Philox Lorris appelait le cabinet d’études de Madame.

C’était un petit salon fort gai, rempli de fleurs, suspendu comme une cage vitrée sur l’angle de l’hôtel, avec vues sur le parc et sur l’immense déroulement des toits et des monuments de la grande ville.

« Voyez si j’ai confiance en vous, ma chère Estelle, dit Mme Lorris ; je vais tout vous dire, il me semble que vous n’êtes pas trop ingénieure pour me comprendre.

— Hélas ! je le suis si peu, madame, à mon grand regret et malgré mes efforts ! M.  Philox Lorris me le reproche toujours…

— Tant mieux ! tant mieux ! Je puis vous révéler mon grand secret… Je m’enferme ici pour…

— Je sais, madame, pour méditer et écrire votre grand ouvrage philosophique, dont M.  Lorris donnait l’autre jour devant moi des nouvelles à quelques membres de l’Institut…

— Vraiment ! il en parlait ?

— Oui, madame…

Il paraît que votre travail avance… du moins c’est ce que disait M.  Lorris…

— Mon grand ouvrage philosophique, le voici ! » dit Mme Lorris en riant.

Et elle montrait à Estelle stupéfaite une petite tapisserie en train et diverses broderies jetées parmi des journaux de modes sur une coquette table à ouvrage.

« Oui, je m’enferme ici pour travailler à ces petites inutilités, je me cache soigneusement de mes amies bourrées de sciences, ingénieures, doctoresses, femmes politiques ! C’est ma frivolité qui s’obstine à lutter et à protester contre notre siècle scientifique et polytechnique, contre mon tyrannique mari et ses tyranniques théories… Nous serons deux, si vous voulez ?

— Si je le veux ? Ah ! je crois bien… J’abandonne le laboratoire et je reste avec vous, « dit Estelle avec joie.

Ne voyant presque plus Estelle, M.  Philox Lorris en était arrivé à l’oublier. Georges Lorris put s’en apercevoir un jour que M.  Lorris, entre une matinée de manipulations de miasmes dans son laboratoire et une après-midi réclamée par le Comité d’organisation du nouveau corps médical offensif, crut pouvoir consacrer quelques instants à ses devoirs de père de famille.


le cabinet de travail de mme lorris.

« À propos, et l’affaire de ton mariage ? dit-il à Georges ; qu’est-ce que nous avons conclu donc, je ne me rappelle plus ? Où en sommes-nous ?

— Nous en sommes, répondit Georges, à la conclusion naturelle, vous n’avez plus qu’à fixer le jour…

— Très bien ! Voyons, je suis tellement pris… Passe-moi mon carnet… Bien… mercredi prochain, non, il faut les huit jours de publications… samedi, alors ! j’aurai une heure à moi, vers midi ; crie-moi cette date dans mon phono-calendrier de chevet : samedi 27, mariage Georges au revoir… À propos, sapristi ! avec laquelle des deux ?… — Comment ! des deux ?

— Oui, de la doctoresse Bardoz, ou de la sénatrice Coupard, de la Sarthe… Je dois t’avouer, mon cher enfant, que j’ai eu des distractions en ces temps derniers… Je baisse, mon ami, je baisse… Je voyais beaucoup ces dames dans nos comités. Un jour, j’ai demandé la main de la doctoresse Bardoz et, deux jours après, par suite d’un oubli que je ne m’explique pas, j’ai aussi demandé celle de la sénatrice… Je suis fort embarrassé et ennuyé… C’est à toi de décider… Tu sais, j’ai eu acceptation immédiate, ces dames n’aiment pas à gaspiller leur temps ni celui des autres… Voyons, laquelle ?

— Ni l’une ni l’autre ! s’écria Georges en s’efforçant de ne pas rire ; votre distraction a été plus grande que vous ne le soupçonniez ; vous avez oublié que j’étais fiancé à une troisième personne… Et c’est celle-là que j’épouse.

— Ah ! sapristi ! qui donc ?

Mlle Estelle Lacombe !

— Aïe ! la jeune demoiselle encore imbue des frivolités d’un autre âge… Je n’y pensais plus du tout, je te croyais guéri !… Ah ! mais, nous en recauserons… nous verrons… Je me sauve ! »

Le samedi 27, le téléphono-agenda de M. Philox Lorris lui rappela que le jour fixé pour le mariage de Georges était arrivé. Quelle corvée ! Justement, il avait le matin une série d’expériences décisives pour l’affaire des miasmes, et ensuite une importante séance du Comité !… M. Philox Lorris s’habilla à la hâte et téléphona son fils

« Tu ne m’as pas dit avec laquelle ?

— Mais si, avec Mlle Estelle Lacombe !

— Alors, c’est décidé ?

— Tout à fait ! Toute la noce est prévenue… Maman s’habille pour la cérémonie…

— Je n’ai pas le temps de discuter… Tu y mets vraiment de l’obstination… Soit ! mon garçon ; je te préviens seulement une dernière fois que tu ne dois pas t’attendre à une descendance forte en mathématiques…

— J’y suis résigné !…

— Comme tu voudras !…

« Mais avec tout cela, me voilà fort embarrassé… avec mes deux autres demandes en mariage… Tu m’as tellement troublé depuis quelque temps, l’inconcevable légèreté avec laquelle tu arranges ta vie et gâches si regrettablement ton avenir, m’a si fort inquiété !… J’ai la doctoresse Bardoz et la sénatrice Coupard, de la Sarthe, sur les bras maintenant. Et à cause de toi !… Cela va me faire certainement deux bons procès à soutenir… Et j’ai bien d’autres choses en tête pour le moment… Comment me tirer de là ?

— Dame ! je ne sais pas trop.


la guerre miasmatique. préparation des engins.

— J’y pense : une sénatrice, une doctoresse, cela ferait bien l’affaire de Sulfatin…

— Comment ! toutes les deux ?

— Non, une seulement, n’importe laquelle, c’est un homme sérieux, lui… Ce n’est pas un joli cœur comme toi, un cerveau atrophié par le futilisme, il est redevenu le Sulfatin d’autrefois, d’avant la petite chute… Sur lui, désormais, fadaises, billevesées sentimentales n’auront plus prise ! Pour Sulfatin, j’en suis sûr, sénatrice ou doctoresse, peu importe, elles se valent.

— Mais c’est qu’il en restera une…

— Saperlotte ! Tu peux dire que ton mariage me jette dans de cruels embarras, à un moment où, je te le répète, je n’ai guère le temps de m’occuper de toutes ces niaiseries… Que ferons-nous de la deuxième ? Mon Dieu, qu’en ferons-nous ?

— Il y a bien M. Adrien La Héronnière, votre ex-malade… Mais il avait parlé, pour être bien soigné, d’épouser Grettly, qui s’entendait à le dorloter…

— Puisqu’il n’est plus malade… D’ailleurs, il pourrait épouser la doctoresse Bardoz, et Sulfatin, qui est ambitieux, aurait la main de la sénatrice… Il faut absolument que j’arrange ces affaires-là avant d’aller pour toi à la mairie…


la lutte contre le microbe. — médaille d’honneur de m. philox lorris.