Le Vingtième Siècle. La vie électrique/II/6

Librairie illustrée (p. 197-206).


le coin des femmes sérieuses.

vi

M. Philox Lorris développe ses plans. — La santé obligatoire par le grand Médicament national. — Deuxième distraction de Sulfatin. — Le réservoir à miasmes.

Sulfatin, ayant enfin retrouvé son ex-malade Adrien La Héronnière dans la salle de billard, en train de faire une partie avec sa garde, la grosse Grettly, rejoignit M. Philox Lorris au milieu d’un groupe d’invités sérieux qui avaient délaissé le concert. Il y avait là Mlle Bardoz, la savante doctoresse, et Mlle la sénatrice Coupard, de la Sarthe, qui discutaient certains points de science avec Philox Lorris

« Je te laisse avec ces demoiselles, dit tout bas Philox Lorris à son fils ; tu vas voir ce que c’est que de vraies femmes, dont l’esprit n’est pas simplement un moulin à fadaises… Il est encore temps… il est encore temps ; tu sais, tu peux préférer l’une ou l’autre… n’importe laquelle !

— Merci ! »


l’ex-malade et sa garde.

Adrien La Héronnière était bien changé depuis quelques mois ; sous l’action du fameux médicament national essayé sur lui par l’ingénieur Sulfatin, suivant les instructions de Philox Lorris, il avait remonté rapidement la pente descendue. Tombé au dernier degré de l’avachissement, on l’avait vu reprendre peu à peu toutes les apparences de la vigueur et de la santé. Le fluide vital, tout à fait évaporé précédemment, semblait bien revenu. Adrien La Héronnière, placé naguère comme une larve humaine dans la couveuse de Sulfatin, couché ensuite comme un pantin cassé dans un fauteuil roulant, était redevenu un homme ; il marchait, agissait et pensait comme un citoyen en possession de toutes ses facultés.

Philox Lorris voulait faire admirer à M.  des Marettes et à ses invités ces résultats vraiment merveilleux ; il voulait leur montrer cette ruine humaine solidement réparée. Mais Adrien La Héronnière, qui avait retrouvé avec la vigueur de son intelligence son grand sens des affaires, discutait déjà chaudement avec Sulfatin.

« Mon cher ami, je suis guéri, c’est une affaire entendue ; mais, si je consens à vous payer immédiatement, en résiliant notre traité, les formidables sommes stipulées à une époque où je ne jouissais pas de tous mes moyens et où je ne pouvais guère discuter vos conditions, il me semble juste de réclamer en compensation ma part dans l’affaire du grand Médicament national…

— Du tout, déclara Sulfatin ; notre traité subsiste, je ne résilie pas, vous me payerez à leur date les annuités stipulées… D’ailleurs, mon cher, vous vous abusez, vous n’êtes réparé qu’à la surface et pour un temps, le traitement doit continuer…

— Permettez si je demande à résilier ?

— Soit, mais vous payez les annuités et le dédit…

— Alors, je ne résilie pas, mais je vous fais un procès pour avoir essayé sur moi des médicaments sur le bon effet desquels vous ne pouviez être fixé…

— Puisque ces médicaments vous ont remis sur pied…


« Le coffre est bon, je vous l’affirme… »

— Vous deviez les essayer sur d’autres auparavant ; en somme, j’étais un sujet pour vous, sur lequel vous opériez tranquillement, et au lieu d’être payé pour servir à vos expériences, je payais… Cela me semble abusif. Nous plaiderons !… Je ne suis pas le premier venu, je suis un malade connu, j’ai une notoriété, l’effet pour le lancement de votre produit est donc bien plus considérable, je veux entrer tout à fait dans l’affaire ou bien nous plaiderons !

— En attendant, dit Sulfatin impatienté, comme, de par notre traité, vous êtes encore sous ma direction, vous allez venir ou je vous fais avaler d’autres médicaments et je vous remets dans l’état où vous étiez lorsque je vous ai entrepris… C’est mon droit… je vous réintègre dans votre couveuse, vous n’étiez pas gênant, là… Je me suis engagé par notre traité à vous faire durer ; je vous ferai seulement durer, voilà tout !

— Voyons ! ne discutons pas, dit Philox Lorris impatienté ; M.  La Héronnière sera de l’affaire, j’y consens, c’est entendu… D’ailleurs, voici M.  des Marettes qui s’ennuie… »

En effet, dans le petit salon, M.  des Marettes se promenait de long en large d’un air agité, en murmurant des phrases indistinctes :

« … Irréductible esprit de domination… servi par un charme dangereux, pernicieux… profonde astuce cachée sous un vernis de fausse douceur… Femme, créature artificielle et artificieuse…

— Ah ! ah ! fit M. Lorris, je n’ai pas besoin de vous demander des explications, grand homme ; je reconnais le portrait, vous travaillez à un discours destiné à battre en brèche les prétentions du parti féminin… »

M. des Marettes passa la main sur son front.

« Je vous demande pardon, messieurs, je m’oubliais… Nous disions donc ?

— Nous disions, reprit Philox Lorris, que j’avais à vous présenter un homme que vous avez connu, il y a peu de mois, tombé, par l’excessif surmenage moderne, dans une lamentable sénilité… Regardez-le aujourd’hui ! »

Philox Lorris amena l’ex-malade en pleine lumière.

« Ce cher La Héronnière ! s’écria M. des Marettes, est-il possible ! Est-ce bien vous ?

— C’est bien moi, répondit l’ex-malade en souriant ; vous pouvez en croire vos yeux, je vous assure… »

Et La Héronnière se frappa vigoureusement sur la poitrine.

« Le coffre est bon, je vous l’affirme, l’estomac digne de tous éloges, et je ne dirai rien du cerveau, par pure modestie !

— Vous tenez sur vos jambes ? on le croirait vraiment, ma foi ! Vous n’êtes donc plus en enfance ?

— Comme vous voyez, mon bon ami !


le grand médicament national.

— Il revient de loin ; nous l’avions pris à son dernier souffle pour que l’exemple fût plus probant ! dit Philox Lorris. Ah ! nous avons eu de la peine, il nous a fallu d’abord le garder dans une couveuse et le mettre peu à peu en état de recevoir nos inoculations… Maintenant, vous pouvez regarder, toucher, faire mouvoir M. de La Héronnière, il n’y a pas de supercherie ; voyez, il est solide, il remue, il parle… Allons donc, La Héronnière, remuez donc ! Soulevez-moi ce fauteuil… Voyez, il jonglerait avec ce divan ! Bien ; maintenant passons aux facultés intellectuelles, à la mémoire… Quel était avant-hier le cours du 2 % ?… Bien, bien, assez ! M.  des Marettes est convaincu… Maintenant que vous avez vu le résultat, nous allons vous expliquer comment il a été obtenu… Sulfatin, passez-moi ces petits flacons là-bas… Pas par là, c’est l’appareil aux miasmes ; faites donc attention, mon ami !… Ne touchez donc pas aux robinets, vous êtes terriblement distrait, savez-vous !… »

Sulfatin, en effet, n’était pas encore complètement revenu de son trouble de tout à l’heure ; lui, jadis l’homme froid et mesuré par excellence, il était agité, fronçait les sourcils par moments et se promenait d’un pas saccadé.

« Voici donc, reprit M. Philox Lorris lorsque Sulfatin lui eut remis les deux flacons, voici donc le grand médicament que j’aspire à dénommer national ; dans ce minuscule flacon est le liquide pour les inoculations microbicides, et dans cette fiole le même liquide, considérablement dilué et mélangé à différentes préparations qui en font le plus puissant des élixirs… Une inoculation tous les mois du vaccin microbicide, deux gouttes matin et soir de l’élixir, voici le traitement très simple par lequel je me charge de faire d’un peuple d’anémiques, de surmenés, de nervosiaques, un peuple solide, équilibré, sain, dans les veines duquel circulera un torrent de sang nouveau, chargé de globules rouges et dépouillé de tous bacilles, vibrions ou microbes ! Mais il me faut l’appui d’hommes politiques éminents, d’hommes d’État comme vous, monsieur le député ; il me faut l’intervention gouvernementale, l’autorité de l’État, pour que ma grande découverte produise les résultats que j’en attends… Permettez-moi de vous exposer en deux mots l’idée que je vais développer tout à l’heure dans ma conférence…

— Exposez ! dit le député.

— Une loi dont vous êtes le promoteur, monsieur le député, une loi que votre entraînante éloquence fait voter par toutes les fractions du Parlement, rend mon grand Médicament national obligatoire en garantissant à la maison Philox Lorris, sous le contrôle du gouvernement, le monopole de la fabrication et de l’exploitation… Inutile de dire, monsieur le député, que des avantages sont réservés aux amis de l’entreprise qui l’ont soutenue de leur haute influence… Je reprends !… Nous organisons par tout le pays des services d’inoculation et de vente… Chaque Français, une fois par mois, est vacciné avec le liquide microbicide et il emporte un flacon du médicament. L’obligation n’a rien de vexatoire, tant de choses sont obligatoires aujourd’hui ; l’État peut bien intervenir une fois de plus et imposer sa direction lorsque l’intérêt public est si évident… Par cette loi bienfaisante et vraiment de salut public, c’est tout simplement la santé obligatoire que vous nous décrétez ! Êtes-vous conquis, mon cher député ?

— Je m’incline et j’admire, répondit M.  des Marettes ; dans quatre jours, à la rentrée des Chambres, je dépose une proposition… Mais quelle est cette étrange odeur ?

— Je vous remettrai un croquis du projet de loi… Oui, vous avez raison, quelle singulière odeur !… Sulfatin… Grands dieux ! vous avez touché aux tuyaux… voyez donc, malheureux, il y a une fuite !


l’accident au réservoir des miasmes.

— Une fuite !… Où cela ? demanda M. des Marettes.

— Au réservoir de droite, celui des miasmes pour le corps médical offensif… mon autre grande affaire.

— Sapristi de sapristi ! gémit M. des Marettes renversant les chaises pour gagner la porte, vite, mon aérocab… Je suis attendu chez moi… Je ne me sens pas bien !… »

Sulfatin et Philox Lorris s’étaient précipités et tous deux cherchaient à découvrir le point de fuite des miasmes ; ce fut Philox Lorris qui le trouva. Un tuyau que Sulfatin, dans sa préoccupation, avait un peu dérangé, laissait fuser un mince filet de vapeurs délétères. M. Philox Lorris et Sulfatin, la sueur au front, s’efforcèrent de réparer la légère et imperceptible avarie, ce n’était pas grand’chose et ce fut bientôt fait, mais il était temps ; s’ils avaient tardé, d’épouvantables malheurs eussent été la conséquence de la fatale distraction de Sulfatin.

Mais l’air effaré de M. des Marettes, qui s’efforçait de percer la foule pour gagner un ascenseur, avait jeté l’émoi parmi les invités et interrompu un morceau en exécution. Quelques personnes se levèrent dans le clan des gens sérieux que la musique ne passionnait pas ; à leur tête, accoururent la doctoresse Bardoz et la sénatrice Coupard, de la Sarthe.

« Qu’est-ce qu’il y a, cher maître ? demanda la doctoresse ; seriez-vous malade ? Quelle odeur singulière !

— Tranquillisez-vous, il n’y a plus de danger, dit Philox Lorris, mais la tête me tourne. N’ébruitez pas l’accident… Vite, que tout le monde, le plus tôt possible, se mette au lit… C’est le plus sûr…

— N’alarmez personne, dit Sulfatin, il n’y aura rien de grave, la fuite est trouvée et bouchée… Ah ! je ne me sens pas bien !

— Quel accident ? quelle fuite ? firent quelques voix effrayées.

— Le réservoir aux miasmes ! gémit M. des Marettes, qui revenait s’écrouler sur un divan.

— Du calme ! s’écria Philox Lorris en se serrant le front, ce ne sera rien, nous aurons une légère épidémie !… une toute petite épidémie ! Aïe ! la tête !

— Une épidémie ! !! »

Déjà le désarroi avait gagné le grand hall, le concert était abandonné, on se pressait, on se bousculait pour savoir ce qui venait d’arriver. Sur ce mot épidémie ! tout le monde pâlit et quelques personnes furent sur le point de s’évanouir.

Une toute petite épidémie ! Je réponds de tout, la fuite était insignifiante…

— Je ne me sens pas bien non plus, dit Mlle la doctoresse Bardoz en se tâtant le pouls.

— Du calme ! du calme ! »

En moins de cinq minutes, le petit salon où s’était produit l’accident fut plein de gens qui accouraient, s’informaient, entouraient les malades et, peu après, tombaient eux-mêmes indisposés… Ce fut bientôt un concert de plaintes indignées contre M.  Lorris. Des invités, pâles et affadis, gisaient sans force sur tous les meubles ; d’autres, au contraire, agités et surexcités, semblaient en proie à de véritables attaques de nerfs. M.  Philox Lorris, très atteint, n’avait pas la force de faire évacuer le petit salon, particulièrement dangereux, ni même de faire ouvrir les fenêtres pour laisser échapper les miasmes ; ce fut M. La Héronnière qui, voyant les gens continuer à s’accumuler dans la pièce infectée, eut la pensée de les ouvrir toutes grandes.


« c’est moi qui vous soigne, maintenant ! »

La Héronnière s’interrogeait inquiet et se tâtait le pouls ; mais, seul de tous ceux qui se trouvaient là, il était indemne et ne ressentait pas le plus petit malaise. Cependant l’ex-malade, rassuré pour lui-même, prit peur tout de même en songeant que son médecin était atteint, et il s’en vint offrir son aide et ses soins à Sulfatin.

« Vous m’affirmiez que mon traitement n’était pas terminé, lui dit-il, n’allez pas me faire la mauvaise farce de me laisser en plan ! C’est moi qui vous soigne, maintenant ; je devrais vous réclamer des honoraires ou une déduction sur mon compte !… Comment se fait-il que je n’aie rien quand tous ceux qui sont là sont atteints ?

— Vous pouvez braver les miasmes grâce aux inoculations que vous avez subies, répondit Sulfatin d’une voix entrecoupée… Faites évacuer l’hôtel, les personnes qui ne sont pas entrées dans cette pièce auront… une petite migraine tout au plus… »

Ainsi La Héronnière continuait à être une réclame vivante et venait ajouter le poids d’une nouvelle expérience à la belle théorie des inoculations obligatoires que Philox Lorris avait développée à M.  des Marettes. Jusqu’à présent, on était sûr que le remède de Sulfatin guérissait ; on pouvait être certain maintenant que son inoculation rendait réfractaire aux millions de microbes que l’accident survenu au laboratoire Philox Lorris allait répandre dans l’atmosphère.


l’illustre philox lorris.