Le Vingtième Siècle. La vie électrique/II/8

Librairie illustrée (p. 223-229).

migraines scientifiques.

viii

Le mariage Lorris. — M. Philox Lorris n’en a pas fini avec les difficiles négociations. — Double mariage à arranger. — Retour à Kernoël. — Le temps des vacances. — Arrivée des énervés.

Enfin, tous les obstacles étant aplanis, tout se trouvant à peu près arrangé, Georges et Estelle sont mariés.

La cérémonie a été imposante. Comme M. Philox Lorris se préparait à voler, en soupirant, un quart d’heure à ses occupations pour aller donner la signature indispensable, à la mairie, une avouée se présenta, en même temps qu’une grêle de papiers timbrés et de phonogrammes d’avoués, d’huissiers et autres officiers ministériels s’abattait sur lui. C’étaient Mlles  la doctoresse Sophie Bardoz et la sénatrice Hubertine Coupard, de la Sarthe, qui entamaient chacune un procès en rupture de négociations matrimoniales, demande en mariage impliquant promesse, et demandaient chacune 6 millions de dommages-intérêts.

M. Philox Lorris, qui n’aimait pas à laisser traîner les affaires et tenait à se débarrasser de toutes préoccupations aussi rapidement que possible, se mit, de plus en plus maugréant, à son Télé et entreprit toute une série de négociations difficultueuses pour essayer d’amener Mlles  Bardoz et Coupard à renoncer à ce procès qui devait produire un tel éclat de scandale, susceptible même de nuire à leur carrière, à rappeler les huissiers lancés sous le coup de la colère, et enfin, aux lieu et place de ce jeune écervelé de Georges Lorris, qui ne pouvait se couper en deux — et dans tous les cas peu digne d’elles, — à vouloir bien accepter l’illustre docteur Sulfatin, bras droit et successeur tout désigné de M.  Philox Lorris, et l’éminent Adrien La Héronnière, également ingénieur et docteur en toutes sciences et plus particulièrement docteur es finances, grand brasseur d’affaires, tout nouvellement restauré et remis à neuf par le grand, par le merveilleux médicament national, sur le produit duquel il prélevait une part assez sérieuse, suivant contrat.


l’avoué de mlle coupard.

Hâtons-nous de dire, à la louange du sens pratique de ces dames, que leur colère bien justifiée s’apaisa vite devant les explications de M.  Philox Lorris et qu’elles consentirent à discuter elles-mêmes les propositions de leur adversaire, au lieu de le renvoyer aux hommes de loi.

M.  Philox Lorris, pour épargner du temps, avait pris la communication en même temps avec les deux dames ; il n’avait pas à se répéter, son discours servait pour les deux.


le mariage lorris. — arrivée à la mairie.

Enfin, après deux heures de discussions téléphoniques, tout fut arrangé : Mlles  Bardoz et Coupard, de la Sarthe, désarmèrent ; la plaque des Télés refléta des visages rassérénés.

M.  Philox Lorris fit retentir toutes les sonneries de l’hôtel et manda dans son cabinet ou au Télé Sulfatin et La Héronnière, pour les mettre au courant de l’affaire.

Nouvelles et délicates négociations.

Par convenance, M. Philox Lorris interrompit la communication avec ces dames, afin que l’on pût discuter tranquillement et sérieusement, sans perdre de temps en formules et en vaines périphrases.

Un quart d’heure d’explications.

Un quart d’heure de réflexions.

Total : encore une demi-heure de perdue ! Mais M.  Philox Lorris eut la joie d’enlever l’adhésion de Sulfatin et de son ex-malade à la combinaison qui arrangeait l’ennuyeux imbroglio et sauvait la maison Philox Lorris d’un scandaleux procès.

Sulfatin et La Héronnière consentaient. Vite ! l’illustre savant, poussant un ouf ! de soulagement, mit le doigt sur le timbre pour rétablir la communication avec ces dames, avec les adversaires !

Trop tôt, hélas ! Aux premiers mots, M.  Philox Lorris vit qu’il était tombé dans une nouvelle distraction. Dans sa hâte d’en finir, il avait négligé de préciser un point assez important : laquelle des deux épousait Sulfatin ? laquelle épousait La Héronnière ? Il leur avait donné le choix à toutes les deux et chacune avait jeté le dévolu sur le même, sur l’illustre ingénieur et docteur Sulfatin, certain du plus magnifique avenir et n’ayant jamais eu besoin d’être remis à neuf.

Ce fut peut-être la partie la plus difficile de ces négociations. Sulfatin, aux premiers mots, eut par bonheur la délicatesse de couper la communication avec Adrien La Héronnière, resté chez lui et en train de s’habiller pour la noce ; l’amour-propre de l’ex-malade n’eut donc pas à souffrir trop cruellement de la discussion.

Une heure encore de négociations !

M.  Philox Lorris rongeait furieusement son frein. Que de temps perdu ! Tout cela par la faute de cet étourneau de Georges, en ce moment bien tranquille et en train de roucouler des fadeurs vieilles comme le monde auprès de sa fiancée, pendant que son père se donnait tant de mal et se fatiguait aussi ridiculement la cervelle à cause de lui !

Enfin, cette fois tout fut conclu et arrangé. Mlle la sénatrice Coupard, de la Sarthe, acceptait la main de l’ingénieur-docteur Sulfatin, moyennant contrat d’association complète de ce dernier à la grande maison Philox Lorris et promesse de cession pour plus tard, — et Mlle la doctoresse Bardoz daignait agréer la main de M. Adrien La Héronnière. Un si curieux cas de restauration ! Un triomphe de la science médicale ! C’était si bien son affaire, à elle doctoresse…


l’arrivée des énervés.

Enfin, on put faire reparaître Adrien La Héronnière pour lui apprendre son bonheur et terminer les derniers arrangements.

M. Philox Lorris était libre ; il se hâta, après courtes félicitations aux deux couples, de commander son aéronef pour voler à la mairie et en finir avec ses absorbants devoirs de père.

Il se trouvait en retard pour l’État-civil ; comme il allait partir en coup de foudre, la sonnerie du Télé, retentissant de nouveau, l’arrêta encore une fois.

C’était M. le maire du lxiie arrondissement qui tranchait la difficulté en proposant de marier téléphoniquement les jeunes époux.

M. Philox Lorris, heureux de la bonne attention de ce magistrat, lequel d’ailleurs était très pressé lui-même, accepta bien vite et téléphona sans plus tarder le consentement paternel.

Il eut de cette façon l’agrément de s’épargner une course et d’éviter la rencontre de quelques huissiers lancés trop vite et non avertis encore de l’apaisement si difficilement obtenu, qui venaient, de la part des demoiselles Bardoz et Coupard, de la Sarthe, signifier aux jeunes époux l’ouverture des hostilités, parlant à leur personne, en pleine noce. Coût : 7,538 fr. 90.

Après la signature sur le registre, M. le maire, pour aller plus vite, eut l’obligeance, au lieu de prononcer l’allocution des grandes occasions, réservée aux mariés d’importance, de remettre des phonogrammes de cette allocution à Georges, qui les mit dans sa poche, en promettant de les écouter avec respect et attention le lendemain même, ou plus tard.

La noce se dirigea ensuite vers l’église, où se pressaient déjà toutes les notabilités de la science, de la politique, de l’industrie, du haut commerce, des lettres et des arts. Plus de douze cents aéronefs ou aérocabs se balançaient au-dessus de l’édifice et ce fut un charmant coup d’œil que le défilé de tous ces élégants véhicules aériens escortant les nouveaux époux jusqu’à l’hôtel Philox Lorris.

Dans l’après-midi, les nouveaux mariés remontèrent dans leur aéronef. Ils fuyaient vers le coin de nature tranquille interdit aux envahissements de la science moderne, vers le Parc national de Bretagne, où ils avaient naguère fait leur Voyage de fiançailles.

La petite ville de Kernoël les revit. Par autorisation spéciale, Georges Lorris put amener dans une anse de la petite baie un aéro-chalet des plus confortables et s’y installer avec Estelle à 50 mètres au-dessus de la grève, dans l’embrun de la mer et le parfum des landes, devant un panorama splendidement pittoresque de criques sauvages ou de pointes rocheuses hérissées de vieux clochers, de forêts de chênes enchâssant dans l’émeraude frissonnante de vieilles ruines féodales ou de mystérieux cercles de pierres celtiques…

Les semaines passèrent vite dans ces délicieuses solitudes… Un jour vint cependant où elles furent envahies. C’était le commencement des vacances. Toutes les diligences du pays, toutes les carrioles, toutes les guimbardes roulaient chargées de gens pâles et fatigués, dont les têtes ballottaient sous les cahots des chemins. C’était l’arrivée annuelle des citadins lamentables venant chercher le repos et puiser de nouvelles forces dans le calme et la tranquillité des landes, l’arrivée de tous les énervés et de tous les surmenés, accourant se rejeter sur le sein de la bonne nature, haletants des luttes passées et heureux d’échapper pour quelque temps à la vie électrique.

Il fallait les voir jaillir de toutes les voitures, descendre plus ou moins péniblement, aux portes de Kernoël, les pauvres énervés et se laisser tomber aussitôt sur la première herbe entrevue, s’étendre sur le gazon, s’allonger dans le foin, se rouler sur le ventre ou sur le dos, avec des soupirs de soulagement et des frémissements d’aise.

Il en venait, il en arrivait de partout par bandes lamentables…

Ouf ! enfin ! L’air pur, non souillé par toutes les fumées soufflées par les monstrueuses usines ! la tranquillité, la détente complète du cerveau et des nerfs, la joie suprême de se sentir renaître et le bonheur de revivre !

Nous, dans la douceur des prairies, dans la bonne senteur des prairies, dans la fraîcheur des grèves, nous allons nous reprendre, nous allons respirer, souffler, nous allons reconquérir des forces pour les luttes futures… Continue à tourner avec les autres, ceux qui, hélas ! ne peuvent se donner ces quelques bonnes semaines de vacances, avec les malheureux ilotes trop profondément engagés dans tes rudes engrenages, absorbante et terrifiante machine sociale !

FIN