Le Vingtième Siècle. La vie électrique/I/4

Librairie illustrée (p. 39-40).


l’apport des ancêtres.

iv

Comment le grand Philox Lorris reçoit ses visiteurs. — Mlle Lacombe rate une fois de plus ses examens. — Demande en mariage inattendue. — Les théories de Philox Lorris sur l’atavisme. — La doctoresse Sophie Bardoz et la sénatrice Coupard, de la Sarthe.

Tantôt pour se rendre compte des progrès d’Estelle Lacombe, ou pour lui envoyer de nouveaux phonogrammes pédagogiques, tantôt pour prendre des nouvelles de sa santé et de celle de madame sa mère, Georges Lorris prit assez souvent communication par Télé avec le chalet de Lauterbrunnen-Station. Ce devint peu à peu pour lui une douce habitude ; il lui fallut bientôt, toutes les après-midi, comme compensation à ses heures d’étude et de travail au laboratoire, une causerie de quelques minutes avec l’élève ingénieure de là-bas.

Estelle faisait de notables progrès grâce à ses conseils et à tous les documents qu’il lui envoyait. Pour Estelle, le fils de Philox Lorris, que son père, sévère et difficile, traitait sans façon de mazette scientifique, était un géant de science. D’ailleurs, quand une question embarrassait la jeune fille, Georges Lorris, muni d’un petit phonographe, trouvait le moyen, dans le cours de la conversation à table, d’amener son père à résoudre cette question et le phonogramme obtenu par surprise partait pour Lauterbrunnen-Station.

Malgré l’opposition de son mari, Mme Lacombe, entre deux courses à la Bourse des dames, où elle venait de réaliser 2,000 francs de bénéfices, et aux Babel-Magasins, où elle en avait dépensé 2 005 pour quelques achats indispensables, s’en vint, un jour, faire visite à M. Philox Lorris, sous prétexte de lui apporter ses remerciements.

Sous la loggia d’attente, au débarcadère aérien, elle trouva une série de timbres avec tous les noms des habitants de la maison : M. Philox Lorris, Madame, M. Georges Lorris, M. Sulfatin, secrétaire général particulier de M. Philox Lorris, etc. Elle remarqua, tout en admirant l’installation, que ces noms n’étaient pas, comme d’usage, suivis de la mention : sorti, ou à la maison ou empêché, ce qui fait gagner du temps aux visiteurs et supprime des démarches inutiles.

« C’est que ce n’est plus distingué, se dit-elle, c’est devenu bourgeois et commun, je ferai supprimer cela aussi chez nous. »

La bonne dame appuya sur le timbre du maître de la maison, et aussitôt la porte s’ouvrit ; elle n’eut qu’à entrer dans un ascenseur qui se présenta devant la porte et à descendre lorsque l’ascenseur s’arrêta. Une autre porte s’ouvrit d’elle-même, et elle se trouva dans une grande pièce aux lambris garnis du haut en bas de grandes épures coloriées ou de photographies d’appareils extrêmement compliqués. Au milieu se trouvait une grande table entourée de quelques fauteuils. Mme Lacombe n’avait encore vu personne, aucun serviteur ne s’était présenté. Étonnée, elle prit un fauteuil et attendit.

« Que désirez-vous ? » dit une voix comme elle commençait à s’impatienter.

C’était un phonographe occupant le milieu de la table qui parlait.

« Veuillez me dire votre nom et l’objet de votre visite ? » ajouta le phonographe.

C’était la voix de Philox Lorris, Mme Lacombe la connaissait par les phonogrammes de conférences envoyés à Estelle. Elle fut interloquée par cette façon de recevoir les visiteurs.

« En voilà un sans-gêne, par exemple ! s’écria-t-elle ; ne pas daigner se

déranger soi-même, faire recevoir par un phonographe les gens qui ont pris la peine de se déranger en personne… je trouve cela un peu faible comme politesse. Enfin !

— Je suis en Écosse, très occupé par une importante affaire, poursuivit le phonographe, mais ayez l’obligeance de parler… »


visite de mme lacombe à l’hôtel philox lorris.

Mme Lacombe ignorait que Philox Lorris était toujours en Écosse ou ailleurs d’abord, pour toutes les visites, mais qu’un fil lui transmettait dans son cabinet le nom du visiteur. Alors, s’il lui plaisait de le recevoir, il pressait un bouton, le phonographe de la salle de réception invitait l’arrivant à prendre telle porte, tel ascenseur et ensuite tel couloir et encore telle porte qui s’ouvrirait d’elle-même.

« Je suis Mme Lacombe. Mon mari, inspecteur des phares alpins, m’a chargée de vous présenter tous ses remerciements… de vifs remerciements… »

Mme Lacombe balbutiait ; la chère dame, pourtant bien rarement prise à court, ne trouvait plus rien à dire à ce phonographe. Elle se proposait de gagner Philox Lorris par ses manières élégantes, par le charme de sa conversation, mais elle n’était pas préparée à cette entrevue avec un phono.


« continuez, j’écoute ! » dit le phonographe.

« Oui, vous êtes en Écosse comme moi, je m’en doute ! dit-elle en se levant fortement dépitée ; vous êtes un ours, monsieur, je l’avais déjà entendu dire et je m’en aperçois, un triple ours et un impoli, avec votre phonographe ; si vous croyez que je vais prendre la peine de causer avec votre machine…

— Continuez, j’écoute ! dit le phonographe.

— Il écoute ! fit Mme Lacombe, on n’a pas idée de ça ; croyez-vous que j’aie fait deux cents lieues pour avoir le plaisir de faire la conversation avec vous, monsieur le phonographe ? Tu peux écouter, mon bonhomme ! Je m’en vais ? Oui, Philox Lorris est un ours ; mais son fils, M. Georges Lorris, est un charmant garçon qui ne lui ressemble guère heureusement !… Il doit tenir ça de sa maman ; la pauvre dame n’a sans doute pas beaucoup d’agrément avec son savant de mari ; j’ai entendu vaguement parler de bisbilles de ménage… Évidemment, avec ses phonographes, c’est cet ours de mari qui avait tous les torts.

— C’est tout ? dit le phonographe ; c’est très bien, j’ai enregistré…

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Mme Lacombe soudain effrayée, il a enregistré ; Qu’ai-je fait ?… Je n’y pensais pas, il parlait, mais en même temps il enregistrait ! Ce phonographe va répéter ce que j’ai dit ! C’est une trahison !… Mon Dieu, que faire ? Comment effacer ? Oh ! l’abominable machine ! Comment la tromper ?… Aoh ! je volais vous dire… Je suis une dame anglaise, mistress Arabella Hogson, de Birmingham, venue pour apporter un témoignage d’admiration à l’illustre Philox Lorris… »

Mme Lacombe fouilla fébrilement dans le petit sac qu’elle tenait à la main, elle en tira une tapisserie de pantoufles qu’elle venait d’acheter pour M. Lacombe et la déposa sur le phonographe.


« ah ! mon dieu !… il a mon portrait maintenant ! ».

« Tenez, c’est une paire de pantoufles que j’ai brodées moi-même pour le grand homme… Vous n’oublierez pas mon nom, mistress… Ah ! mon Dieu, fit-elle, en voilà bien d’une autre, il y a un petit objectif au phono, le visiteur est photographié ! Il a mon portrait maintenant… Tant pis, je me sauve ! »

Elle se dirigea vers la porte, mais elle revint vite.

« J’allais mettre le comble à mon impolitesse, partir sans prendre congé ; que penserait-on de moi ?… Heureuse et fière d’avoir eu un instant de conversation avec l’illustre Philox Lorris, malgré les interruptions d’une dame anglaise très ennuyeuse, son humble servante met toutes ses civilités aux pieds du grand homme ! prononça-t-elle en se penchant vers le phonographe.

— J’ai bien l’honneur de vous saluer, » répondit l’appareil.

Mme Lacombe, bien qu’elle ne se démontât pas facilement, rentra tout émue à Lauterbrunnen et ne se vanta pas de sa visite.

Quelque temps après, Estelle passa son dernier examen pour l’obtention du grade d’ingénieure. Elle avait confiance maintenant, elle se trouvait bien préparée, bien ferrée sur toutes les parties du programme, grâce aux conseils de Georges Lorris et à toutes les notes qu’il lui avait communiquées. Elle partit donc avec tranquillité pour Zurich, se présenta comme tous les candidats et candidates à l’Université et, forte des bonnes notes obtenues à l’examen écrit, affronta l’examen oral sans trop de battements de cœur cette fois.

Aux premières questions tombant du haut des imposantes cravates blanches de ses juges, l’aplomb inhabituel et tout factice de Mlle Estelle l’abandonna tout à coup ; elle rougit, pâlit, regarda en l’air, puis à terre en hésitant… Enfin, par un violent effort de volonté, elle parvint à retrouver assez de sang-froid pour répondre. Mais toutes ces matières qu’elle avait étudiées avec tant de conscience se brouillaient maintenant dans sa tête ; elle confondit tout ce qu’elle savait pourtant si bien et répondit complètement de travers. Quelle catastrophe ! le fruit de tant de travail était perdu ! Des zéros et des boules noires sur toute la ligne, voilà ce qu’elle obtint à cet examen décisif.

Sa désolation fut grande ; dans son trouble, elle oublia que sa mère, certaine de son triomphe, devait la venir chercher à Zurich ; elle prit bien vite son aérocab et, à peine rentrée, courut se renfermer dans sa chambre pour pleurer à l’aise, après avoir chargé le phonographe du salon d’apprendre à ses parents son échec.

Elle était ainsi plongée dans son chagrin depuis une demi-heure, lorsque la sonnerie d’appel du teléphonoscope retentit à son oreille. Elle mit la main en hésitant sur le bouton d’arrêt.

« Qui est-ce ? se dit-elle en s’essuyant les yeux ; tant pis si ce sont des amis qui viennent s’informer du résultat de mon examen, je ne reçois pas, je les renvoie à maman.

— Allô ! allô ! Georges Lorris, » dit l’appareil.

Estelle pressa le bouton, Georges Lorris apparut dans la plaque.

« Eh bien ? dit-il, comment ! des larmes, mademoiselle, vous pleurez ?… Cet examen ?

— Manqué ! s’écria-t-elle, essayant de sourire, encore manqué !

— Ces bourreaux d’examinateurs vous ont donc demandé des choses extraordinaires ?

— Mais non, fit-elle, et j’en suis d’autant plus furieuse contre moi !… Les questions étaient difficiles, mais je pouvais répondre, je savais… grâce à vous…

— Eh bien ?

— Eh bien ! ma déplorable timidité m’a perdue ; devant mes juges, je me suis troublée, embrouillée, j’ai tout confondu… et j’ai été écrasée sous les boules noires…


elle répondit complètement de travers.

— Ne pleurez pas, vous vous présenterez une autre fois et vous serez plus heureuse. Voyons, Estelle, ne pleurez pas… je ne veux pas… je ne puis vous voir pleurer !… Voyons donc, je vous en prie, Estelle, ma chère petite Estelle…

— Comment ! ma chère petite Estelle ? s’écria une voix derrière la jeune fille ; je vous trouve bien familier, monsieur Georges Lorris ! »

C’était Mme Lacombe, qui, n’ayant pas rencontré Estelle à Zurich, venait de rentrer en proie aux plus vives inquiétudes et d’apprendre la triste nouvelle par le phono du salon.

Georges Lorris resta un instant interdit. Il connaissait Mme Lacombe, ayant déjà eu plusieurs fois, depuis la tournade, l’occasion de causer avec elle.

« Madame, fit-il, je voyais Mlle Estelle si désolée de son échec, j’essayais de la consoler, et la vive amitié que j’ai conçue pour elle depuis l’heureux hasard… Enfin, elle pleurait, elle se lamentait, et je ne pouvais voir couler ses larmes sans…

— Je vous suis très obligée, dit sèchement Mme Lacombe, nous avons subi un petit échec, nous travaillerons et nous nous représenterons, voilà tout… Je me charge de consoler ma fille moi-même… Monsieur, je vous présente mes civilités…

— Madame ! s’écria Georges Lorris, je vous en conjure, ne vous fâchez pas… Un seul mot, je vous prie… j’ai l’honneur de vous demander la main de Mlle Estelle !

— La main d’Estelle ! s’écria Mme Lacombe en se laissant tomber dans un fauteuil.

— Si vous voulez bien me l’accorder, ajouta le jeune homme, et si Mlle Estelle ne… Excusez le manque de formes de ma demande, ce sont les circonstances… le chagrin de Mlle Estelle m’a tout à fait troublé. Je vous en prie, Estelle, ne me découragez pas…

— Monsieur, fit Mme Lacombe avec dignité, je ferai part de votre demande si honorable pour nous à mon mari, et M. Lacombe vous fera connaître sa réponse ; quant à moi, je ne puis que vous dire que mon vote vous est acquis… et il compte ! »

On voit, à cette brusque demande en mariage, que Georges Lorris était un homme de décision rapide. Il ne ressentait, une heure auparavant, aucune velléité matrimoniale précise. Il trouvait depuis quelque temps un vrai plaisir à ces entrevues téléphonoscopiques avec la jeune étudiante, sans chercher à se rendre compte des sentiments qui lui en faisaient trouver l’habitude si douce. La vue des larmes d’Estelle lui avait subitement révélé l’état de son cœur, et, sans hésiter, il avait pris la résolution, de lier sa vie à la sienne. Il avait vingt-sept ans, il était libre de ses actes et il était plus que suffisamment riche pour deux.

Il ne se dissimulait pas que des difficultés pouvaient se présenter du côté de sa famille à lui. Son père avait d’autres idées. Précisément, le jour de la tournade, Philox Lorris lui avait développé son plan matrimonial : trouver une doctoresse pourvue des plus hauts diplômes, une vraie cervelle scientifique, une femme sérieuse et assez mûre pour avoir la tête débarrassée de tout vestige d’idée futile… Georges frissonnait en se rappelant les expressions de Philox Lorris. Brr… ! Rien que cette menace suffisait pour le décider à brusquer la situation.

Le soir, lorsque M. Lacombe rentra pour le dîner, Georges Lorris, arrivé par le tube pneumatique d’Interlaken, débarqua d’aérocab à Lauterbrunnen-Station presque en même temps que lui. Mme Lacombe avait à peine eu le temps de prévenir son mari.


mlle la doctoresse bardoz.

« Mon ami, la journée est solennelle ! avait-elle dit à son mari, en prenant sa figure des grands jours ; tu ne sais pas ce qui arrive à Estelle ? Prépare-toi à entendre quelque chose de grave… Ne cherche pas à deviner… Prépare-toi seulement…

— Je m’en doute, répondit M. Lacombe. J’ai demandé la communication pour savoir le résultat de son examen, et vous ne m’avez pas répondu… Elle est refusée, parbleu, encore refusée !

— Il s’agit bien de ces vétilles ! fit Mme Lacombe avec un superbe haussement d’épaules. Dieu merci, elle ne sera pas ingénieure ; non, elle ne le sera pas ! Voilà : on nous demande notre fille en mariage ; moi, j’ai dit oui, et, quand j’ai dit oui, j’espère que M. Lacombe ne dira pas non !

— Mais qui ?


la servante grettly.

— Mon gendre, dit Mme Lacombe avec emphase, s’appelle M. Georges Lorris, fils unique de l’illustre Philox Lorris ! »

M. Lacombe, à ce nom, se laissa tomber sur une chaise. C’était le coup de théâtre que méditait Mme Lacombe. Contente de l’effet produit, elle s’assit en face de son mari.

« Oui, M. Georges Lorris adore notre fille, je m’en doutais, vois-tu, et Estelle l’aime aussi.

— Tu rêves ! Le fils de Philox Lorris ! Songe à la distance qui existe entre nous et le grand Philox Lorris !… entre notre situation modeste, et…

— Modeste, j’en conviens, mais à qui la faute, monsieur ?

« Et puis assez de Philox, le grand Philox, l’illustre Philox, l’immense et vertigineux Philox, ce n’est pas lui qu’Estelle épouse !… C’est un jeune homme moins immense, mais plus aimable.

— Mais la dot ? lui as-tu dit qu’Estelle…

— Une dot ! Nous nous occupons bien de ces misères… Quel bourgeois tu fais ! »


georges remonta en aérocab vers onze heures.

L’arrivée de Georges Lorris interrompit l’entretien. Il n’était jamais venu à Lauterbrunnen-Station. Jusqu’à présent, le jeune homme avait communiqué avec le chalet Lacombe uniquement par Télé. Il était un peu ému, il allait se trouver réellement en présence d’Estelle. Qu’allait-elle dire ? Il lui venait des craintes ; si, par malheur, elle n’avait pas le cœur libre, si elle allait le repousser !

Il fut bientôt rassuré. L’accueil de Mme Lacombe lui montra que tout allait bien, et lorsque enfin Estelle parut toute confuse et pâle d’émotion, une douce pression de main fut la réponse à la question muette que posaient les yeux inquiets du jeune homme.

Il passa une soirée charmante au chalet Lacombe, et, quand il remonta en aérocab, vers onze heures, pour regagner le tube d’Interlaken, les larges rayons de lumière électrique du phare éclairant fantastiquement les montagnes, perçant l’obscurité des vallées et faisant étinceler comme des escarboucles les énormes pics, et luire les glaciers ainsi que des coulées de diamants, lui semblaient, comme des promesses d’avenir lumineux, éclairer devant lui une longue existence de bonheur.

Bien entendu, Philox Lorris bondit de colère et d’étonnement, lorsque, le lendemain matin, son fils lui fit part de sa détermination en sollicitant son consentement. Philox eut un violent accès d’éloquence rageuse. Eh quoi ! son fils n’attendait pas qu’il lui eût découvert la doctoresse en toutes sciences, la femme scientifique, la fiancée sérieuse et mûre qu’il lui avait promise ! Eh quoi ! il allait déranger tous ses plans, ruiner toutes ses espérances avec ce sot mariage…

« La sélection ! la sélection ! Tu méconnais la grande loi de la sélection… Ce n’est pourtant pas d’aujourd’hui que la science a donné raison aux vieilles idées d’autrefois et reconnu que la sélection était la base de toutes les aristocraties… En notre temps de démocratie à outrance, on a tout de même été forcé d’en rabattre et de s’incliner devant la force de la vérité… Mon garçon, les anciennes aristocraties avaient raison de se montrer hostiles à la mésalliance !

« Il a bien fallu le reconnaître, oui, de toute évidence, les races de rudes soldats et de fiers chevaliers des âges révolus, en s’entre-croisant et s’alliant toujours entre elles, fortifiaient les hautes qualités de vaillance qui les distinguaient et légitimaient leur belle fierté, et aussi ces prétentions qu’on leur reproche à la domination sur des sangs moins purs.

« Oui, la décadence a commencé, pour ces vieilles races, le jour où le sang des fiers barons s’est mélangé avec le sang des enrichis, et ce sont les mésalliances réitérées qui ont tué la noblesse ! Démonstration scientifique très facile : Prenons un descendant de Roland le paladin, fils de trente générations de superbes chevaliers… Que ce fils des preux épouse une fille de traitant, et voilà soudain cette crème du sang des preux annihilée dans le fruit de cette union, noyée par un afflux de sang très différent !… Voilà que, par l’atavisme, l’âme d’ancêtres maternels, petits boutiquiers ou gens de finance, braves revendeurs d’épiceries ou maltôtiers concussionnaires, va renaître dans le corps de ce descendant du paladin Roland !… Que recouvrira maintenant le pennon du paladin ?… Allez-y voir ! quelque chose de bon peut-être, quelque chose de douteux ou de médiocre ! Pauvre Roland, quelle grimace il fera là-haut !… Vois-tu, on ne saurait trop se préoccuper de ces questions… Il faut toujours songer à ses descendants et ne pas les exposer à loger dans leurs corps des âmes dont on ne voudrait pas pour soi… Nous sommes aujourd’hui, nous autres, une aristocratie, l’aristocratie de la science ! Songeons aussi à fonder, par une sélection bien étudiée, une race vraiment supérieure ! Je ne veux pas, dans ma famille, de renaissances ancestrales désagréables. Je ne veux pas m’exposer à voir renaître, dans un petit-fils à moi, Philox Lorris, l’âme d’un grand-papa du côté maternel, qui aura été un brave homme peut-être, mais un simple brave homme ! Les recherches sur l’atavisme l’ont établi, et la photographie, depuis un siècle, nous a fourni des documents tout à fait probants quant aux ressemblances physiques : l’enfant qui naît reproduit toujours un type familial plus ou moins lointain — absolument et trait pour trait souvent — souvent aussi mélangé de traits divers pris à plusieurs autres types dans l’une ou dans l’autre famille !… Eh bien ! il en est de même pour les qualités intellectuelles : on les tient aussi d’un ancêtre ou de plusieurs… Il y a comme un capital spirituel dans une race, réservoir pour la descendance ; la nature puise au hasard dans ce capital pour remplir ce petit crâne qui naît.. Elle en met plus ou moins, tant mieux si elle a fait bonne mesure, tant pis si elle a été chiche ; c’est au hasard de la fourchette, tant pis si nous n’avons que des rogatons ! dans tous les cas, elle ne peut puiser que dans ce capital amassé par les ancêtres et augmenté peu à peu par les générations !…

« C’est donc à nous de bien choisir nos alliances, pour apporter à notre race un supplément de qualités, pour mettre nos descendants à même de puiser dans un capital intellectuel plus considérable… Écoute, tu connais les Bardoz ; ce nom représente, du côté du père, trois générations de mathématiciens des plus distingués ; du côté de la mère, un astronome et un grand chirurgien, plus un grand-oncle qui avait du génie, puisque c’est lui qui a inventé les tubes électriques pneumatiques remplaçant les chemins de fer de nos ancêtres… Une belle famille, n’est-ce pas ? Eh bien ! il y a une demoiselle Bardoz, trente-neuf ans, doctoresse en médecine, doctoresse en droit, archi-doctoresse ès sciences sociales, mathématicienne de premier ordre, une des lumières de l’économie politique et en même temps brillante sommité médicale ! Je te la destinais. Je voyais en elle la compensation indispensable à ta légèreté… »


recherches sur l’atavisme. — luttes d’influences ancestrales.

Georges Lorris eut un geste d’effroi et tenta d’interrompre la conférence de son père. Il entreprit un portrait d’Estelle Lacombe.

« Mlle Bardoz ne te plaît pas, continua Philox Lorris, sans faire attention à l’interruption ; soit, j’en ai une autre : Mlle Coupard, de la Sarthe, trente-sept ans seulement, femme politique des plus remarquables, future ministresse, fille de Jules Coupard, de la Sarthe, l’homme d’État de la Révolution de 1933, dictateur élu pendant trois quinquennats consécutifs, petite-fille de l’illustre orateur, Léon Coupard, de la Sarthe, qui fit partie de dix-huit ministères… Union de la haute science et de la haute politique, ainsi les plus belles ambitions sont permises à nos descendants… Arriver à prendre en mains la direction des peuples, à influer sur les destinées de l’humanité par la science ou la politique, voilà ce que nous pouvons rêver !…

— Voilà celle que j’épouserai, et pas d’autre, ni la sénatrice Coupard, de la Sarthe, ni la doctoresse Bardoz, déclara Georges, en mettant une photographie d’Estelle entre les mains de son père : c’est Mlle Estelle Lacombe, de Lauterbrunnen-Station… Elle n’est pas doctoresse ni femme politique, mais…


la sénatrice coupard, de la sarthe.

— Attends donc, je connais ce nom, dit Philox Lorris ; il est venu l’autre jour une dame Lacombe, qui m’a dit un tas de choses que je n’ai pas bien comprises, qui m’a traité d’ours, parlant à mon phonographe, et qui, finalement, m’a fait hommage d’une paire de pantoufles brodées par elle… Attends, mon appareil l’a photographiée comme tous les visiteurs, pendant qu’elle exposait l’objet de sa visite… Tiens, la voici ; connais-tu cette dame ?

— C’est la mère d’Estelle, fit Georges Lorris en examinant la petite carte.

— Très bien, je m’explique tout ; elle a même ajouté que tu étais un aimable jeune homme… Je comprends sa préférence ! Eh bien ! je ne donne pas mon consentement. Tu épouseras Mlle Bardoz !

— J’épouserai Mlle Estelle Lacombe !

— Voyons, épouse au moins Mlle Coupard, de la Sarthe !

— J’épouserai Mlle Estelle Lacombe.

— Va-t’en au diable !!! »


« c’est la mère d’estelle », fit georges.