Le Vingtième Siècle. La vie électrique/I/3

Librairie illustrée (p. 27-32).


dans l’ouest s’avançait un gigantesque aéro-paquebot.

iii

Les tourments d’une aspirante ingénieure. — Les cours par Télé. — Une fidèle cliente de Babel-Magasins. — L’ahurie Grettly circulant parmi les engins. — Le Téléjournal.

Maintenant que la jeune fille était à peu près rassurée. Georges Lorris aurait très bien pu prendre congé ; mais, sans chercher à se rendre compte des motifs qui le retenaient, il resta près du Télé à causer avec elle. Ils parlaient sciences appliquées, instruction, électricité, morale nouvelle et politique scientifique… Estelle Lacombe, quand elle sut que le hasard l’avait mise en présence téléphonoscopique du fils de ce grand Philox, prit naïvement devant Georges une attitude d’élève, ce qui fit bien rire le jeune homme.

« Je suis le fils de l’illustre Philox, comme vous dites, fit-il, mais je ne suis moi-même qu’un bien pauvre disciple ; et, puisque vous voulez bien me faire confidence de vos insuccès, sachez donc, que tout à l’heure, au moment où la tournade éclata, mon père était en train de m’administrer ce qui s’appelle un rebrousse-fil de vraiment premier ordre, c’est-à-dire un joli petit savon, et de me reprocher mon insuffisance scientifique… et c’était mérité, trop mérité, je le reconnais !…

— Oh ! non, non ; ce que le grand Philox Lorris peut traiter de faiblesse scientifique, pour moi c’est encore la force, la force écrasante… Ah ! si je pouvais arriver seulement au premier grade d’ingénieure !

— Vous vous empresseriez de dire : ouf ! et de laisser là vos livres, » dit Georges en riant.

La jeune fille sourit sans répondre et remua machinalement la montagne de cahiers et de livres qui couvrait son bureau.

« Mademoiselle, si cela peut vous servir, je vous enverrai quelques-uns de mes cahiers et les phonogrammes de quelques conférences de mon père aux ingénieurs de son laboratoire…

— Que de remerciements, monsieur !….. J’essayerai de comprendre, je ferai tous mes efforts… »

Brusquement une sonnerie tinta et le Télé s’obscurcit. L’image de la jeune fille disparut. Georges demeura seul dans sa chambre. Au poste central des Télés, les avaries causées par la tournade étant réparées, le jeu normal des appareils reprenait et la communication provisoire cessait partout.

Georges, consultant sa montre, vit que le temps avait coulé vite pendant sa conversation et que l’heure de se rendre au laboratoire était arrivée. Il pressa un bouton, la porte de sa chambre s’ouvrit d’elle-même, un ascenseur parut ; il se jeta dedans et fut transporté en un quart de minute à l’embarcadère supérieur, un très haut belvédère sur le toit, abritant l’entrée principale de la maison.

La loge du concierge, placée maintenant, dans toutes les habitations, en raison de la circulation aérienne, à la porte supérieure, sur la plate-forme embarcadère, était, chez Philox Lorris, remplacée, ainsi que le concierge lui-même, par un poste électrique où tous les services se trouvaient assurés par un système de boutons à presser.


un aérocab sortit de la remise aérienne.

Un aérocab, sorti tout seul de la remise aérienne et filant sur une tringle de fer, attendait déjà Georges à l’embarcadère. Le jeune homme, avant de sauter dedans, jeta un regard sur l’immense Paris étendu devant lui dans la vallée de la Seine, à perte de vue, jusque vers Fontainebleau rattrapé par le faubourg du Sud. La vie aérienne suspendue pendant l’ouragan électrique reprenait son cours ; le ciel était sillonné déjà de véhicules de toutes sortes, aéronefs-omnibus se suivant à la file et cherchant à rattraper leur retard, aéroflèches des lignes de province ou de l’étranger, lancées à toute vitesse, aérocabs, aérocars fourmillant autour des stations de Tubes où les trains retenus devaient se suivre presque sans intervalles. Dans l’Ouest s’avançait majestueusement, estompé dans la brume lointaine, un gigantesque aéro-paquebot de l’Amérique du Sud qui avait failli se trouver pris dans la tournade et ajouter un chapitre de plus à l’histoire des grands sinistres.

« Allons travailler ! » dit enfin Georges en dégageant de sa tringle l’aérocab, qui fila bientôt vers un des laboratoires Philox Lorris, établis avec les usines d’essai, sur un terrain de 40 hectares dans la plaine de Gonesse.

Pendant ce temps, à Lauterbrunnen-Station, Estelle Lacombe, demeurée seule, laissait bien vite ses cahiers et courait à sa fenêtre pour interroger anxieusement l’horizon. Pendant l’ouragan, n’était-il rien arrivé à sa mère dans sa course à Paris, ou à son père dans sa tournée d’inspection ? Tout était tranquille dans la montagne ; le Casino aérien, redescendu à Lauterbrunnen-Station au premier signal d’alarme, remontait doucement aux couches supérieures, pour donner à ses hôtes le spectacle du coucher du soleil derrière les cimes neigeuses de l’Oberland.

Estelle ne resta pas longtemps dans l’inquiétude : un aérocab venant d’Interlaken partit tout à coup, et la jeune fille, avec le secours d’une lorgnette, reconnut sa mère penchée à la portière et pressant le mécanicien. Mais aussitôt une sonnerie du Télé fit retourner Estelle, qui jeta un cri de joie en reconnaissant son père sur la plaque.

M. Lacombe, dans une logette de phare, de l’air d’un homme très pressé, se hâta de parler :

« Eh bien ! fillette, tout s’est bien passé ? Rien de cassé par cette diablesse de tournade, hein ? Heureux ! Je t’embrasse ! J’étais inquiet… Où est maman ?

— Maman revient ! Elle arrive de Paris…

— Encore ! fit M. Lacombe. À Paris ! pendant cette tourmente ! Quelle inquiétude, si j’avais su !

— La voici…

— Je n’ai pas le temps ! Gronde-la pour moi ! Je suis resté en panne pendant la tournade au phare 189, à Bellinzona ; je serai à la maison vers neuf heures ; ne m’attendez pas pour dîner… »

Drinn ! Il avait déjà disparu. Au même moment, Mme Lacombe mettait le pied sur le balcon et payait précipitamment son aérocab. La porte du balcon s’ouvrit et la bonne dame, chargée de paquets, s’écroula dans un fauteuil.

« Ouf ! ma chérie, comme j’ai eu peur ! Tu sais que j’ai vu plusieurs accidents…

— Je viens de communiquer avec papa, répondit Estelle en embrassant sa mère ; il est au 189, à Bellinzona ; il va bien, pas d’accident… Et toi, maman ?


mondaine par télé.

— Oh ! moi, mon enfant, je suis mourante ! Quelle tempête ! Quelle affreuse tournade ! Tu verras les détails dans le Téléjournal de ce soir… C’est effrayant ! Tu sais que, tout bien réfléchi, je n’ai pas changé le chapeau rose… Figure-toi que j’étais à Babel-Magasins quand elle a éclaté, cette tournade ; j’y suis restée trois heures, affolée, mon enfant, littéralement affolée !… J’en ai profité pour voir ce qu’ils avaient de nouveau dans les demi-soies à 14 fr. 50… Il est tombé devant Babel-Magasins des débris d’aéronefs, il y a eu tant d’accidents !… Et puis, dans les dentelles pour manchettes ou collerettes, j’ai trouvé quelque chose de délicieux… et de très avantageux !… Oui, mon enfant, j’ai vu, de mes yeux vu, de la plate-forme de Babel-Magasins, un abordage d’aéronefs au milieu des éclairs quand le fluide a passé… Ce fut horrible… Voyons, n’ai-je pas oublié quelque paquet ? Non, tout est bien là… Et j’étais inquiète, ma pauvre chérie ; je me suis précipitée dans la salle des Télés dès que je l’ai pu, pour te voir et te faire une foule de recommandations, mais les Télés étaient détraqués… Quelle administration ! Quelle mécanique ridicule ! Et on appelle ça la science ! J’arrive, je veux prendre une communication. Drinn ! J’aperçois un intérieur de caserne avec un major en train de faire la théorie des pompes à mitraille à ses hommes… Oh ! je suis ferrée là-dessus maintenant… et des jurons, mon enfant, des jurons affreux, parce qu’il y avait un des hommes… une espèce de moule… — bon, voilà que je parle comme le major maintenant ! — qui ne saisissait pas le mécanisme… Oh ! dans les vingt-quatre Télés du magasin, rien que des scènes semblables, des communications qu’on ne pouvait pas couper… Quelle administration !


emplettes par télé.

— Oui, je sais, dit Estelle ; on a donné provisoirement, pendant le travail nécessité par les avaries, une communication quelconque à tous les abonnés.

— Et ici, mon enfant, j’espère que tu n’es pas tombée sur une communication désagréable.

— Non, maman, au contraire !… C’est-à-dire, dit Estelle en rougissant, que nous avions communication avec un jeune homme très comme il faut… »

À ces mots, Mme Lacombe sursauta.

« Un jeune homme, parle, tu m’inquiètes ! Mon Dieu ! quelle administration ridicule que celle des Télés ! Sont-ils inconvenants parfois avec leurs erreurs ou leurs accidents ! On voit bien que leurs employées sont de jeunes linottes qui ne songent qu’à bavarder, à médire, à se moquer des abonnés, à rire des petits secrets qu’elles peuvent surprendre !… Un jeune homme !… Oh ! je me plaindrai !

— Attends, maman !… c’était le fils de Philox Lorris !

— Le fils de Philox Lorris ! s’écria Mme Lacombe ; tu ne t’es pas sauvée, n’est-ce pas ? tu lui as parlé ?

— Oui, maman.

— J’aurais mieux aimé le grand Philox Lorris lui-même ; mais enfin j’espère que tu n’as pas baissé la tête comme une petite sotte, ainsi que tu le fais devant ces messieurs des examens ?


mme lacombe mettait le pied sur le balcon.

— J’avais très peur, maman, la tournade m’avait terrifiée… il m’a rassurée…

— Je suppose que tu as montré pourtant, par quelques mots spirituels, mais techniques, sur la tournade électrique, que tu étais ferrée sur tes sciences, que tu avais tes diplômes…

— Je ne sais trop ce que j’ai pu dire… mais ce monsieur a été très aimable ; il a vu mon insuffisance, au contraire, car il doit m’envoyer des notes, des phonogrammes de conférences de son père.

— De son père ! de l’illustre Philox Lorris ! Quelle heureuse chance ! Ces Télés ont quelquefois du bon avec leurs erreurs… je le reconnais tout de même… Il t’enverra des phonogrammes, je ferai une petite visite de remerciements, je parlerai de ton père qui croupit dans un poste secondaire aux Phares alpins… J’obtiendrai une recommandation du grand Philox Lorris et ton père aura de l’avancement. Je me charge de tout, embrasse-moi ! »

Drinn ! Drinn ! C’était le Télé. Dans la plaque apparut encore M. Lacombe.

« Ta mère est revenue ! Ah ! bon, te voilà, Aurélie ? J’étais inquiet ; au revoir, très pressé ; ne m’attendez pas pour dîner, je serai ici à neuf heures et demie… »

Drinn ! Drinn ! M. Lacombe avait disparu.

Nous ne savons si l’incident amené par la tournade troubla le sommeil d’Estelle, mais sa mère fit, cette nuit-là, de beaux rêves où MM. Philox Lorris père et fils tenaient une place importante. Mme Lacombe était en train, aussitôt levée, de se faire encore une fois raconter par sa fille les détails de sa conversation de la veille avec le fils du grand Philox Lorris, lorsque l’aéro-galère du tube amenant des touristes d’Interlaken apporta un colis tubal adressé de Paris à Mlle Estelle Lacombe.

Il contenait une vingtaine de phonogrammes de conférences de Philox et de leçons d’un maître célèbre qui avait été le professeur de Georges Lorris. Le jeune homme avait tenu sa promesse.

« Je vais prendre le tube de midi pour faire une petite visite à Philox Lorris ! s’écria Mme Lacombe joyeuse. C’est mon rêve qui se réalise, j’ai rêvé que j’allais voir le grand inventeur, qu’il me promenait dans son laboratoire en me donnant gracieusement toutes sortes d’explications, et qu’enfin il m’amenait devant sa dernière invention, une machine très compliquée… « Ça, madame, me disait-il, c’est un appareil à élever électriquement les appointements ; permettez-moi de vous en faire hommage pour monsieur votre mari… »

— Toujours ton dada ! fit M. Lacombe en riant.

— Crois-tu qu’il soit agréable de vivre de privations de chapeaux roses comme j’en ai vu un hier à Babel-Magasins ?… Je vais l’acheter en passant pour aller chez Philox Lorris !

— Du tout, je m’y oppose formellement, dit M. Lacombe, pas au chapeau rose, tu le feras venir si tu veux, mais à la visite chez Philox Lorris… Attendons un peu ; quand Estelle passera son examen, si, grâce aux leçons envoyées par M. Lorris, elle obtient son grade d’ingénieure, il sera temps de songer à une petite visite de remerciement… par Télé… pour ne pas importuner.

— Tiens, tu n’arriveras jamais à rien ! » déclara Mme Lacombe.


petites opérations de bourse.

L’entrée de la servante Grettly apportant le déjeuner coupa court au sermon que Mme Lacombe se préparait, suivant une habitude quotidienne, à servir à son mari avant son départ pour son bureau. La pauvre servante, à peine remise de sa frayeur de la veille, vivait dans un état d’ahurissement perpétuel. Dans nos villes, les braves gens de la campagne, fils de la terre ne connaissant que la terre, cervelles dures, réfractaires aux idées scientifiques, les ignorants contraints d’évoluer dans une civilisation extraordinairement compliquée qui exige de tous une telle somme de connaissances, vont ainsi perpétuellement de la stupéfaction à la frayeur. Tourmentés, effarés, ces enfants de la simple nature ne cherchent pas à comprendre cette machinerie fantastique de la vie des villes ; ils ne songent qu’à se garer et à regagner le plus vite possible leur trou au fond d’un hameau encore oublié par le progrès. L’ahurie Grettly, une épaisse et lourde campagnarde à tresses en filasse, vivait ainsi dans une terreur de tous les instants, ne comprenant rien à rien, se rencognant le plus possible dans sa cuisine et n’osant toucher à aucun de tous ces appareils, de toutes ces inventions qui font de l’électricité domptée l’humble servante de l’homme. Comme elle cassa une ou deux tasses en circulant autour de la table, le plus loin possible des appareils divers, dans sa peur de frôler en passant les boutons électriques ou le Téléjournal, gazette phonographique du soir et du matin, ce fut sur elle que tombèrent les flots d’éloquence indignée de Mme Lacombe.


m. lacombe, inspecteur des phares alpins.

Puis, sur une pression de M. Lacombe, pour achever la diversion, le Téléjournal fonctionna et l’appareil commença le bulletin politique dont M. Lacombe aimait à accompagner son café au lait.


la famille lacombe à table.

« Si tout porte à croire que les difficultés pendantes pour la liquidation des anciens emprunts de la république de Costa-Rica ne pourront se résoudre diplomatiquement et que Bellone seule parviendra à tirer au clair ces comptes embrouillés, nous devons, au contraire, constater que notre politique intérieure est tout à l’apaisement et à la concorde.

« Grâce à l’entrée dans la combinaison, avec le portefeuille de l’Intérieur, de Mme Louise Muche (de la Seine), leader du parti féminin qui apporte l’appoint des 45 voix féminines de la Chambre, le ministère de la conciliation est sûr d’une importante majorité… »

Dans l’après-midi de ce jour, comme Estelle était plongée dans les leçons de Philox Lorris, — sans y trouver beaucoup d’agrément d’ailleurs, cela se voyait à la manière dont elle pressait son front dans sa main gauche pendant qu’elle essayait de prendre des notes — la sonnerie du Télé, retentissant à son oreille, la tira soudain de cette pénible occupation.

Son phonographe était en train de débiter une conférence de Philox Lorris ; la voix nette du savant expliquait avec de longs développements ses expériences sur l’accélération et l’amélioration des cultures par l’électrisation des champs ensemencés. Estelle mit l’appareil au cran d’arrêt et coupa le discours juste au milieu d’un calcul. Elle courut au Télé et ce fut le fils de Philox qui se montra.

Georges Lorris, debout devant son appareil personnel, là-bas à Paris, s’inclina devant la jeune fille.

« Puis-je vous demander, mademoiselle, dit-il, si vous êtes complètement remise de la petite secousse d’hier ? Je vous ai vue si effrayée…

— Vous êtes trop bon, monsieur, répondit Estelle rougissant un peu ; je conviens que je ne me suis pas montrée très brave hier, mais, grâce à vous, ma peur s’est vite dissipée… Je vous dois bien d’autres remerciements : j’ai reçu les phonogrammes et, vous le voyez, j’étais en train de…

— De subir une petite conférence de mon père, acheva Georges en riant ; je vous souhaite bon courage, mademoiselle… »


pas de diplômes.