Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 99-109).




CHAPITRE IX.

l’arrivée.


Je suis un fils de Mars, et j’ai vu bien des guerres ; je montre mes blessures et mes cicatrices partout où j’arrive ; j’ai reçu celle-ci pour une fille, celle-là dans une tranchée, quand je saluais les Français au son du tambour.
Burns.


« Ne vous désolez pas trop, » dit le sergent Bothwell à son prisonnier tandis qu’ils s’avançaient vers le quartier-général ; « vous êtes un joli garçon, bien gaillard et de bonne famille : le pire qui puisse vous arriver, c’est d’être pendu, et c’est le sort de plus d’un honnête homme. Je vous dirai franchement que votre vie est au pouvoir de la loi, à moins que vous ne fassiez soumission, et que vous ne vous tiriez de là par une bonne amende payable par votre oncle ; il en a bien le moyen. — Ceci me contrarie plus que tout le reste, dit Henri ; il ne se sépare qu’à regret de son argent ; et, comme il n’était pour rien dans l’asile que j’ai accordé à cette personne pour une nuit, je voudrais, au nom du ciel, si j’échappe à une punition capitale, que la peine fût de nature à ne frapper que moi. — Mais peut-être bien, dit Bothwell, qu’on pourra vous proposer d’entrer dans un des régiments écossais qui servent à l’étranger. Ce n’est pas un mauvais service : si vos amis sont actifs, et si l’on se donne quelques coups, vous pourrez bientôt obtenir une commission. — Peut-être, dit Morton, une telle sentence serait ce qui pourrait m’arriver de mieux. — Comment donc ! mais, après tout, vous n’êtes donc pas un véritable républicain ? dit le sergent. — Jusqu’à présent, je ne me suis mis dans aucun parti de l’État, dit Henri, mais je suis resté tranquillement chez moi ; et j’ai eu parfois sérieusement l’idée d’entrer dans un de nos régiments étrangers. — Vraiment ? reprit Bothwell ; en bien ! je vous en estime ; j’ai moi-même servi long-temps dans les gardes françaises écossaises ; c’est là que l’on apprend la discipline ! Ils ne s’inquiètent pas de vos actions quand vous n’êtes pas de service ; mais manquez-vous seulement à l’appel, alors ils vous traitent fort mal. Je veux être damné, si le vieux capitaine Montgomery ne m’a pas fait monter la garde à l’arsenal, chargé de mon casque et de ma cuirasse, pendant six heures, sous un soleil si brûlant que j’étais rôti comme une tortue au Port-Royal ! Je jurai que je ne manquerais plus à l’avenir de répondre à l’appel de Francis Stuart, quand bien même il me faudrait laisser mon jeu de cartes sur la caisse du tambour… Ah, la discipline ! c’est une chose capitale. — Sous tous les autres rapports le service vous plaisait ? dit Morton. — Par excellence, répondit Bothwell ; des femmes, du vin, on en avait pour rien. On n’avait guère qu’à demander pour obtenir tout ; et si vous avez la conscience de laisser croire à quelque gros prêtre qu’il a quelque chance de vous convertir, il sera le premier à vous procurer ces agréments pour gagner un peu votre amitié. Où trouverez-vous un curé républicain aussi honnête ? — J’en conviens, dit Henri, mais quel était l’objet de votre service ? — De garder la personne du roi, reprit Bothwell ; veiller à la sûreté de Louis-le-Grand, mon garçon, et faire de temps à autre un tour parmi les huguenots (c’est-à-dire les protestants), et c’est là que nous avions une belle carrière ; cela m’a bien fait la main pour le service du pays. Mais, allons, puisque vous voulez être bon camarade, ainsi que disent les Espagnols, il faut que je garnisse votre bourse de quelques-unes des larges pièces de votre oncle. Telle est notre loi ; nous ne voulons pas voir un joli garçon dans le besoin, si nous avons de l’argent dans notre poche. »

En disant ces mots il tira sa bourse, y prit de l’argent et l’offrit à Henri sans le compter. Le jeune Morton refusa cette faveur, sans juger à propos cependant de dire à Bothwell, malgré son air de générosité, qu’il avait en poche quelques pièces, et il assura qu’il n’aurait pas de peine à en obtenir de son oncle.

« Eh bien ! dit Bothwell, dans ce cas ces pièces d’or serviront à garnir ma bourse un peu plus long-temps. J’ai pour principe de ne jamais quitter le cabaret, à moins que mon devoir ne me l’ordonne, tant que ma bourse est assez lourde pour la lancer par-dessus l’enseigne[1]. Quand elle est trop légère et que le vent la renvoie, alors mes bottes et à cheval… Il faut chercher quelque moyen de la remplir… Mais quelle est cette tour qui s’élève au milieu des bois sur cette hauteur escarpée. — C’est la tour de Tillietudlem[2], dit un des soldats. La vieille lady Marguerite Bellenden demeure là ; c’est une des meilleures femmes du pays et l’amie du soldat. Quand je fus blessé par un de ces maudits républicains, qui, caché derrière une chaussée, avait fait feu sur moi, je restai un mois chez lady Bellenden, et j’endurerais bien encore une pareille blessure pour me retrouver dans un si bon quartier. — S’il en est ainsi, dit Bothwell, il faut que je lui présente mes respects en passant, et que je la prie de fournir quelques rafraîchissements aux hommes et aux chevaux ; j’ai déjà aussi soif que si je n’avais rien bu à Milnwood. Mais dans ces temps-ci, » reprit-il en s’adressant à Henri, « il est fort avantageux que les soldats du roi ne passent pas devant une maison sans y obtenir des rafraîchissements. Dans les maisons comme celle de Tilie… comment l’appelez-vous ? on vous sert par amour ; dans celles des fanatiques reconnus, vous vous faites servir par force ; et parmi les presbytériens modérés et autres personnes suspectes, la crainte fait qu’on vous traite bien : ainsi, par une raison ou une autre, vous apaisez toujours votre soif. — Et vous vous proposez, » dit Henri avec inquiétude, « de vous rendre pour cela à cette tour là-bas ? — Assurément, répondit Bothwell ; comment ferai-je un rapport favorable à mes officiers des bons principes de la digne dame si je ne connais pas le goût de son vin d’Espagne ? car c’est du vin d’Espagne qu’elle nous offrira, j’en réponds ; c’est le consolateur favori des vieilles douairières, de même que le claret est le partage du gentilhomme de campagne. — Alors, au nom du ciel, dit Henri, si vous êtes décidé à y aller, ne citez pas mon nom, et ne me présentez pas ainsi dans une famille que je connais. Laissez-moi m’envelopper pour le moment dans le manteau d’un de vos soldats, et ne parlez de moi que comme d’un prisonnier sous votre garde. — De tout mon cœur, dit Bothwell ; j’ai promis de vous traiter poliment, et je rougirais de manquer à ma parole… Tenez, Andrews, jetez un manteau autour du prisonnier, et ne citez pas son nom, ne dites pas où nous l’avons pris, à moins que vous ne vouliez trotter sur le cheval de bois[3]. »

Ils arrivaient en ce moment à un portail voûté, crénelé, et flanqué de tourelles, dont une était tout-à-fait en ruines, excepté le rez-de-chaussée, qui servait de vacherie au paysan dont la famille habitait la tour qui restait entière. La grille avait été brisée par les soldats de Monk pendant la guerre civile, et jamais on ne l’avait replacée ; elle n’offrit donc aucun obstacle à Bothwell et à sa troupe. L’avenue, très-escarpée, étroite, et munie d’une chaussée en grosses pierres rondes, montait le long de la colline rapide et suivait une direction oblique et sinueuse. Les arbres qui la formaient cachaient et laissaient voir alternativement la tour et ses remparts extérieurs, qui semblaient s’élever presque perpendiculairement au-dessus de leurs têtes. Les restes des remparts gothiques qu’on y découvrait étaient d’une telle force que Bothwell s’écria : « Il est heureux que cette place soit dans des mains honnêtes et loyales. Si l’ennemi l’avait, une douzaine de vieilles femmes républicaines s’y défendraient avec leurs quenouilles contre une troupe de dragons, n’eussent-elles que moitié de la malice de la vieille femme que nous avons laissée à Milnwood. Sur ma vie, » continua-t-il en approchant de l’énorme tour, et en considérant les ouvrages qui la défendaient, « c’est une place superbe, fondée, dit l’inscription effacée qui est au-dessus de la grille, à moins que le reste de mon latin ne m’ait dit adieu, par sir Ralph de Bellenden, en 1350. C’est une antiquité bien respectable. Il faut que je rende un hommage complet à la vieille dame, dussé-je pour cela me donner la peine de me rappeler quelques-uns des compliments que j’avais habitude de barbouiller lorsque je fréquentais les sociétés de cette nature. »

Tandis qu’il se parlait ainsi, le sommelier, qui avait reconnu les soldats par une meurtrière, annonça à sa maîtresse qu’un parti de dragons, peut-être de la garde royale, commandé par un chef, attendait à la porte avec un prisonnier qu’il amenait.

« Je suis très-certain, dit Gudyill, que le sixième homme est un prisonnier ; car on conduit son cheval, et les deux dragons qui sont devant ont sorti leurs carabines de leurs étuis, et les tiennent appuyées sur leurs cuisses : du moins c’est ainsi que nous conduisions les prisonniers du temps du grand marquis. — Ce sont des soldats du roi ? dit la dame, ils ont sûrement besoin de se rafraîchir. Allez, Gudyill, il faut les bien recevoir ; faites-leur donner ce que la tour peut fournir de provisions et de fourrage… Et, attendez, dites à ma dame de compagnie de m’apporter mon écharpe noire et mon manteau. Je descendrai moi-même pour les recevoir : on ne saurait montrer trop de respect aux gardes-du-corps du roi, dans un temps où ils font tant pour l’autorité royale. Et… entendez-vous, Gudyill ? dites à Jenny Dennison de s’apprêter à marcher devant ma nièce et moi, et que les trois femmes se tiennent derrière. Dites à ma nièce de venir tout de suite auprès de moi. »

Se trouvant habillée et escortée selon ses ordres, lady Marguerite se rendit dans la cour de la tour avec beaucoup de courtoisie et de dignité. Le sergent Bothwell salua la grave et respectable dame du manoir avec une assurance qui tenait de la légèreté et de l’insouciance des courtisans désœuvrés du temps de Charles II. Il n’avait aucune des manières gauches et grossières d’un sergent de dragons. Son langage, ainsi que son air, semblait avoir pris pour l’occasion une certaine élégance. En effet, dans le cours d’une vie aventureuse et prodigue, Bothwell avait quelquefois fréquenté une compagnie qui convenait plus à sa naissance qu’à sa situation actuelle. Sur la demande que lui fit la dame si elle pourrait lui être utile, il répondit d’un ton respectueux « qu’ayant encore quelques milles à faire ce soir, il serait fort aise qu’elle voulût bien lui permettre de laisser reposer sa troupe pendant une heure dans son château avant de se remettre en voyage. — Avec le plus grand plaisir, répondit lady Marguerite et j’espère que mes gens auront soin que ni les hommes ni les chevaux ne manquent de ce qui peut leur être nécessaire. — Nous savons parfaitement, madame, que telle a toujours été la réception faite aux serviteurs du roi dans les murs de Tillietudlem, continua Bothwell. — Nous avons fait en sorte de nous acquitter de notre devoir fidèlement et loyalement en toutes circonstances, monsieur, » répondit lady Marguerite flattée du compliment, « tant envers nos monarques qu’envers leurs serviteurs, surtout leurs fidèles soldats. Il n’y a pas long-temps, et probablement Sa Majesté le roi régnant ne l’a pas encore oublié, qu’il a lui-même honoré de sa présence mon humble séjour, monsieur le sergent, et qu’il a déjeuné dans une chambre de ce château, que ma première femme de chambre vous montrera, et que nous appelons depuis ce jour la chambre du roi. »

Pendant ce temps Bothwell avait fait mettre pied à terre à sa troupe ; il avait donné la garde des chevaux à un soldat et celle du prisonnier à un autre, de sorte que lui-même était libre de continuer la conversation que la dame avait entamée avec tant d’abandon.

« Puisque le roi mon maître a eu l’honneur de recevoir de vous l’hospitalité, je ne suis pas étonné qu’elle s’étende à ceux qui le servent, et dont le plus grand mérite est de s’acquitter de ce service avec fidélité. Je vous dirai, madame, que j’ai avec Sa Majesté des rapports plus intimes que cet habit grossier ne semblerait l’indiquer. — En vérité, monsieur ? Probablement, dit lady Marguerite, que vous avez fait partie de sa maison ? — Non pas précisément, madame ; je n’ai pas fait partie de la maison de Sa Majesté, mais j’appartiens à son auguste famille par les liens du sang. Je puis donc prétendre à l’alliance des meilleures familles de l’Écosse, sans même excepter celle de Tillietudlem. — Monsieur, » dit la vieille dame en se redressant avec un air de dignité, prenant ce qu’on venait de lui dire pour une plaisanterie impertinente, « je ne vous comprends pas. — C’est une folie à moi, sans doute, dans ma situation, de parler de cette alliance, madame, répondit le cavalier ; mais vous devez avoir entendu parler de l’histoire et des malheurs de Francis Stuart, à qui son cousin germain, Jacques Ier, accorda le titre de Bothwell, titre que mes camarades me donnent comme nom de guerre. Il ne fut pas plus avantageux à mon aïeul qu’il ne l’est à moi-même. — En vérité ? » dit lady Marguerite avec beaucoup d’abandon et de surprise ; « j’avais effectivement ouï dire que le petit-fils du dernier comte était dans une situation peu favorable ; mais je ne me serais jamais attendue à le voir si peu avancé dans le service. Avec une telle alliance, quelle mauvaise fortune a pu retarder votre avancement ? — Il n’y a rien que de fort naturel dans tout cela, je crois, madame, » dit Bothwell en l’interrompant et en anticipant sur la question. « J’ai eu mes moments de bonheur comme mes voisins ; j’ai vidé ma bouteille avec Rochester, fait des folies avec Buckingham, et combattu à Tanger à côté de Sheflield. Mais mon bonheur n’a jamais été de longue durée, je ne pouvais parvenir à me faire des amis utiles de mes compagnons de joie. Peut-être ne sentais-je pas suffisamment, » continua-t-il avec amertume, « l’honneur que Wilmot et Villiers faisaient au descendant des Stuarts d’Écosse en l’admettant à leurs plaisirs. — Mais vos amis écossais, monsieur Stuart, vos parents si nombreux et si puissants… — Mais, oui, milady, répondit le sergent, je crois que quelques-uns d’entre eux auraient peut-être fait de moi leur garde-chasse, car je suis assez bon tireur ; quelques-uns m’auraient entretenu pour leur spadassin, car je sais bien manier le sabre, et çà et là j’en aurais trouvé un qui, à défaut de meilleure compagnie, aurait fait de moi son compagnon, puisque je puis boire mes trois bouteilles de vin. Mais je ne sais comment cela s’explique, en fait de service, et de service parmi mes parents, je préfère celui de mon cousin Charles, comme le plus honorable, quoique la paie soit mesquine et la livrée fort peu splendide. — C’est une honte, un scandale affreux ! dit lady Marguerite. Pourquoi ne pas vous adresser à Sa très-sainte Majesté ? Le roi ne peut qu’être surpris d’apprendre qu’un rejeton de son auguste famille… — Pardonnez-moi, madame, reprit le sergent, je ne suis qu’un pauvre militaire, et j’espère que vous me pardonnerez de dire que Sa très-sainte Majesté est plus occupée à greffer ses propres rejetons qu’à nourrir ceux qu’a plantés l’aïeul de son grand-père. — Eh bien, monsieur Stuart, dit lady Marguerite, il faut que vous me promettiez de restera Tillietudlem cette nuit ; j’attends demain votre officier commandant, le brave Claverhouse, à qui le roi et le pays doivent tant de reconnaissance pour ses efforts à maintenir le gouvernement. Je l’engagerai à vous accorder un rapide avancement ; et je suis certaine qu’il sentira trop bien ce qui est dû au sang qui coule dans vos veines, et à la requête d’une dame aussi éminemment distinguée par Sa très-sainte Majesté que je le suis, pour ne pas vous pourvoir mieux qu’on ne l’a encore fait. — Je suis fort obligé à Votre Seigneurie, et je resterai ici avec mon prisonnier, puisque vous me le demandez, d’autant plus que ce sera le moyen le plus prompt de le présenter au colonel Graham, et d’obtenir ses ordres précis relativement au jeune damoiseau. — Quel est ce prisonnier, je vous prie ? demanda lady Marguerite. — C’est un jeune homme du voisinage et d’un rang distingué ; il a été assez imprudent pour tendre la main à un des assassins de l’archevêque, et pour favoriser la fuite du scélérat. — Oh ! quelle indignité ! dit lady Marguerite ; je ne suis que trop portée à pardonner les injures que j’ai reçues de ces misérables, quoiqu’il y en ait, monsieur Stuart, qui ne soient pas d’un genre à être oubliées ; mais ceux qui chercheraient à protéger les auteurs d’un homicide aussi délibéré, aussi cruel, sur un homme seul, un vieillard, un archevêque, oh, l’indignité ! Si vous voulez vous assurer de lui sans causer d’embarras à vos gens, j’ordonnerai à Harrison ou à Gudyill de chercher la clef de notre citerne, ou cachot principal. Il n’a pas été ouvert depuis la semaine qui suivit la victoire de Kilsythe, quand mon pauvre sir Arthur Bellenden y renferma vingt républicains ; mais il n’est pas à plus de deux étages sous terre, de sorte qu’il ne peut être malsain, d’autant plus que je crois qu’il y a quelque part une ouverture pour donner de l’air. — Pardonnez-moi, reprit le sergent, je ne doute pas que le cachot ne soit des plus admirables ; mais j’ai promis de bien traiter ce garçon, et j’aurai soin de le faire surveiller de manière à empêcher qu’il ne s’échappe. Ceux que je mettrai autour de lui le tiendront aussi bien que si ses jambes étaient dans des fers et ses doigts dans les poucettes. — Eh bien ! monsieur Stuart, reprit la dame, vous savez mieux que moi quel est votre devoir ; je vous souhaite le bonsoir, et je vous abandonne aux soins de mon intendant Harrison. Je vous aurais tenu compagnie, mais un… un… un… — Oh, madame ! toute excuse est inutile ; je sais parfaitement que le grossier habit rouge du roi Charles II doit annuler les privilèges dus au sang du roi Jacques V. — Non pas à mes yeux, monsieur Stuart, je vous l’assure ; vous me faites injure si vous le pensez. Je parlerai à votre colonel demain, et j’espère que vous vous trouverez bientôt dans un rang où il n’y aura plus de contradictions à concilier. — Je crois, madame, dit Bothwell, que votre bonté sera déçue, mais je vous suis obligé de votre intention ; et, dans tous les cas, je passerai une agréable soirée avec M. Harrison. »

Lady Marguerite prit congé de Bothwell d’un air de dignité, et avec tout le respect qu’elle devait au sang royal, lors même qu’il coulait dans les veines d’un sergent des gardes, assurant de nouveau M. Stuart que tout ce qui se trouvait dans la tour de Tillietudlem était à son service et à celui de ses gens.

Bothwell ne manqua pas de prendre la dame au mot, et il oublia volontiers son illustre origine au milieu d’un banquet pendant lequel M. Harrison faisait tous ses efforts pour présenter le meilleur vin de la cave, et pour exciter son hôte à s’animer par ce séduisant exemple qui, lorsqu’il s’agit de festin, va bien plus loin que le précepte. Le vieux Gudyill s’associa à une partie qui convenait tant à ses goûts, à peu près comme Davy, dans la seconde partie de Henri IV[4], s’associe au festin de son maître, le juge Shallow. Gudyill descendit à la cave, au risque de se rompre le cou, pour forcer quelque catacombe secrète, connue, disait-il, de lui seul, et qui n’avait jamais fourni pendant sa surintendance et ne fournirait jamais à personne une bouteille de son contenu, à moins que ce ne fût à un véritable ami du roi.

« Quand le duc dîna ici, » dit le sommelier en s’asseyant à une distance de la table, parce qu’il se sentait un peu intimidé par la généalogie de Bothwell, mais néanmoins approchant sa chaise d’un pied de plus, à chaque phrase de son discours ; « quand le duc dîna ici, milady me tourmentait pour que je lui donnasse une bouteille de ce bourgogne (ici il avança un peu sa chaise) ; mais, je ne sais pas pourquoi, monsieur Stuart, je me méfiais de lui ; je le soupçonnais, monsieur, de ne pas être aussi ami du gouvernement qu’il le prétendait : je ne pensais pas qu’il fallût compter beaucoup sur cette famille. Ce vieux duc Jacques avait perdu son cœur avant de perdre sa tête, et cet homme de Worcester n’était que de mauvais pouding qui n’était bon ni à bouillir, ni à rôtir, ni à manger froid (en achevant cette observation pleine d’esprit, il compléta sa première parallèle, et commença un zig-zag à la manière d’un ingénieur expérimenté, afin de continuer à s’approcher de la table) : aussi, monsieur, plus milady criait : « Du bourgogne pour Sa Grâce, de vieux bourgogne, le bourgogne de choix, le bourgogne qu’on fit venir en trente-neuf !… » plus je me disais : Du diable s’il en avale une seule goutte jusqu’à ce que je sois plus sûr de ses principes ! du vin d’Espagne et du claret sont assez bons pour lui. Non, non, messieurs, tant que j’aurai la charge de sommelier dans cette maison de Tillietudlem, je m’engage à ce que nulle personne suspecte ou déloyale n’ait le meilleur vin de notre cave. Mais quand je puis trouver un véritable ami du roi et de sa cause, ou un épiscopalien modéré ; quand je puis trouver un homme attaché à l’Église et à la couronne, comme je l’ai été moi-même pendant la vie de mon maître, et du temps de Montrose, je crois qu’il n’y a aucune espèce de vin dans la cave, quelque bon qu’il soit, qu’on puisse se dispenser de lui offrir. »

Le sommelier était alors parvenu à s’installer dans le corps de la place, ou, en d’autres termes, il avait avancé son siège jusqu’à la table.

« Et maintenant, monsieur Francis Stuart de Bothwell, j’ai l’honneur de boire à votre santé et à votre avancement ; et puissiez-vous parvenir à purger le pays des républicains, des têtes rondes, des fanatiques et des ligueurs ! » Bothwell qui, on doit bien le penser, avait cessé depuis longtemps d’être scrupuleux sur le choix de sa société, qu’il réglait plutôt selon ses plaisirs et sa position que selon l’origine de ses ancêtres ; Bothwell répondit volontiers à ce toast porté en son honneur, avouant en même temps l’excellence du vin ; et M. Gudyill, se voyant ainsi reçu membre régulier du comité, continua à fournir des moyens de gaieté jusqu’au lendemain matin.





  1. « Un laird highlander, dont l’originalité vit encore dans le souvenir de ses compatriotes, réglait ainsi son séjour à Édimbourg. Chaque jour il se rendait à ce qu’on appelle le Water gate de Canongate, sur lequel existe une arche en bois. Comme les espèces étaient alors la monnaie courante, il jetait sa bourse par dessus la porte. Tant que son poids la faisait passer par dessus, il continuait le cercle de ses plaisirs dans la métropole ; quand elle était trop légère, il jugeait qu’il était temps de se retirer dans les montagnes. Combien de fois, ajoute Walter Scott, aurait-il répété cet essai à Temple-Bar, À Londres ?
  2. Il y a encore des ruines de ce nom, à ce qu’on assure, près de Lamark. a. m.
  3. Monter le cheval de bois était, du temps de Charles et long-temps après, l’un des moyens les plus variés et les plus cruels dont on se servait pour faire exécuter la discipline militaire. Un cheval de cette espèce était placé devant le vieux corps-de-garde de la grande rue d’Édimbourg ; dans les anciens temps, on plaçait quelquefois sur ce cheval, pour expier une légère offense, un vétéran, à chaque pied duquel on attachait une carabine.
    Il existe un singulier ouvrage, intitulé Mémoires du prince William Henri, duc de Gloucester (fils de la reine Anne), depuis sa naissance jusqu’à sa neuvième année. Dans cet ouvrage, Jenkin Lewis, honnête Gallois, attaché à la personne du royal enfant, trouve à propos de rapporter que Son Altesse riait, criait et chantait, disait gig et dy presque comme l’enfant d’un roturier. Il avait aussi un goût précoce pour la discipline et l’appareil militaires, et avait un corps de vingt-deux garçons accoutrés de bonnets de papier et de sabres de bois. Pour maintenir la discipline dans ce jeune corps, on avait établi un cheval de bois dans la chambre de présence, et l’on s’en servait quelquefois pour punir les offenses qui n’étaient pas strictement militaires. Hugues, tailleur du duc, lui ayant fait un habillement qui le serrait trop, fut condamné, par un ordre du jour publié par le jeune prince, à monter sur le cheval de bois. À force de supplications, et grâce à l’entremise de quelques personnes, l’homme à rognures parvint à échapper à la peine qui semblait devoir égaler en inconvénients le voyage équestre de son confrère à Brentfort. Mais un serviteur nommé Weatherly, qui avait osé apporter un jouet au jeune prince (bien qu’il y eût totalement renoncé), fut contraint de monter sur le cheval de bois, sans selle, et le visage tourné vers la queue, tandis que quatre serviteurs de la maison l’arrosaient avec des seringues jusqu’à ce qu’il fût complètement mouillé. « C’était un gaillard badin, dit Lewis, et il ne voulait rien perdre de ce qui tenait d’une plaisanterie, quand il s’agissait de la faire retomber sur les autres ; aussi était-il obligé de se soumettre gaiement à celle qu’on lui infligeait, puisque nous étions libres de lui rendre ce qu’il nous avait prêté, ce que nous ne manquions pas de faire.
    Ce recueil de sottises et d’absurdités, publié par Lewis, nous prouve que ce pauvre enfant, héritier de la monarchie britannique, et qui mourut à l’âge de onze ans, avait en effet beaucoup d’excellentes dispositions. L’ouvrage que nous citons est assez rare. C’est un in-8o publié en 1789 ; l’éditeur était le docteur Philippe Hages, d’Oxford.
  4. Pièce de Shakspeare. a. m.