Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 109-122).




CHAPITRE X.

consolations.


Ne me suis-je proposé de voguer avec toi que sur la surface unie d’une mer d’été ? et quitterai-je donc l’esquif et me rendrai-je au rivage parce que les vents sifflent et que la tempête gronde ?


Tandis que lady Marguerite tenait la conférence ci-dessus avec le noble sergent de dragons, sa petite-fille, qui partageait moins l’enthousiasme de Sa Seigneurie pour tout ce qui était issu du sang royal, n’avait honoré le sergent Bothwell que d’un seul coup d’œil ; elle reconnut en lui un homme grand et fort, des traits endurcis et usés par les fatigues, et auxquels l’orgueil et la débauche avaient donné un air de mécontentement mêlé de la gaieté imprévoyante du désespoir. Les autres soldats lui offraient encore moins de sujets d’observation ; mais elle avait peine à détourner sa vue du prisonnier, quoiqu’il fût enveloppé et caché. Cependant elle blâmait une curiosité qui semblait clairement affliger celui qui en était l’objet.

« Je voudrais bien, » dit-elle à Jenny Dennison, sa suivante favorite, « je voudrais bien savoir quel est ce pauvre jeune homme. — C’est justement ce que je pensais moi-même, miss Édith, dit la suivante ; mais ce ne peut être Cuddie Headrigg, car ce jeune homme est plus grand que Cuddie et semble moins robuste. — Néanmoins, continua miss Bellenden, il est possible que ce soit quelque voisin, auquel nous pourrions avoir sujet de nous intéresser. — Je saurais bientôt qui il est, » dit l’entreprenante Jenny, « si les soldats étaient une fois arrangés et tranquilles, car il y en a un que je connais très-bien. C’est le plus beau et le plus jeune d’entre eux. — Je crois que vous connaissez tous les jeunes galants du pays, répondit sa maîtresse. — Non, miss Édith, je ne suis pas si libre dans mes connaissances, reprit la fille de chambre ; sans doute on ne peut s’empêcher de reconnaître le visage des gens lorsqu’on s’aperçoit qu’ils vous regardent, et qu’ils vous lorgnent à l’église comme au marché, mais je connais peu de garçons à qui je parle, excepté ceux de la maison, les trois Steinson, Tom Rand, le jeune meunier, les cinq Howison dans Nethersheil, et le grand Tom Gilly, et… — Ayez la bonté d’en rester là de votre liste d’exceptions qui m’a l’air de devoir être longue, et apprenez-moi comment vous avez connu ce jeune soldat, dit miss Bellenden. — Mon Dieu, miss Édith, c’est Tom Holliday, le cavalier Tom, comme ils l’appellent, qui avait été blessé par les gens de la montagne au conventicule de Outer-Side-Moor, et qui est resté ici pour se guérir ; je puis lui demander tout ce que je voudrai, et Tom ne refusera pas de me le dire, j’en réponds. — Essayez donc, dit miss Édith ; si vous pouvez trouver occasion de lui demander le nom de son prisonnier, et vous viendrez à ma chambre me rendre réponse. »

Jenny Dennison partit pour faire sa commission ; mais elle revint bientôt avec un visage où la surprise et le chagrin indiquaient le vif intérêt qu’elle prenait au prisonnier.

« Qu’y a-t-il ? » demanda Édith avec inquiétude ; « est-ce Cuddie enfin, ce pauvre garçon ? — Cuddie, miss Édith ? non ! non ! ce n’est pas Cuddie, » balbutia la fidèle fille de chambre, qui sentait la douleur que les nouvelles qu’elle apportait causeraient à sa jeune maîtresse. Ô chère miss Édith, c’est le jeune Milnwood lui-même ! — Le jeune Milnwood ! » s’écria Édith terrifiée à son tour ; « c’est impossible, tout à fait impossible ! Son oncle suit le prêtre autorisé par la loi et n’a aucune relation avec les réfractaires ; Henri lui-même ne s’est jamais mêlé de nos malheureuses dissensions ; il ne peut être que parfaitement innocent, à moins qu’il n’ait eu à défendre quelque droit envahi. — Ô ma chère miss Édith ! reprit sa suivante, ce n’est pas dans le temps où nous nous trouvons qu’on s’informe de ce qui est mal ou de ce qui est bien ; quand il serait innocent comme l’enfant qui vient de naître, ils trouveraient bien quelque moyen de le faire paraître coupable, s’ils le voulaient ; mais Tom Holliday dit qu’il y va de sa vie, qu’il a donné asile à un des cinq qui ont tué cette vieille tête d’archevêque. — De sa vie ! » s’écria Édith en se levant avec vivacité, et en parlant avec un accent convulsif et précipité. « Ils ne le peuvent… ils ne le feront pas… je parlerai pour lui… ils ne lui feront pas de mal ! — Ô ma chère jeune demoiselle, pensez à votre grand’mère ; songez aux dangers et aux difficultés, ajouta Jenny ; car on le garde de près, jusqu’à ce que Claverhouse arrive, et il sera ici demain matin ; s’il ne lui donne pas pleine satisfaction, Tom Holliday dit qu’on l’aura bientôt expédié… À genoux… portez armes… en joue… feu. Tout comme ils ont fait au vieux sourd John Macbriar, qui n’avait pas entendu une seule des questions qu’on lui avait adressées, et qui perdit la vie faute d’avoir répondu. — Jenny, dit la jeune fille, s’il faut qu’il meure, je mourrai avec lui : ce n’est pas l’heure de parler de dangers et de difficultés ; je vais mettre mon manteau, et descendre avec vous au lieu où il est gardé. Je me jetterai aux pieds de la sentinelle, et je la prierai au nom de l’âme qu’il a à sauver… — Oh, grand Dieu ! » s’écria la suivante en l’interrompant, « notre jeune maîtresse aux pieds du soldat Tom, et lui parlant de son âme, quand le pauvre garçon sait à peine s’il en a une, si ce n’est lorsqu’il jure par elle ! Cela n’ira pas ainsi ; mais il faut que ce qui doit être soit, et je n’abandonnerai jamais deux vrais amants… Ainsi, s’il faut que vous voyiez le jeune Milnwood, quoique cela ne soit pas fort utile, selon moi, sinon que vos deux cœurs n’en seront que plus affligés, je veux bien en courir le risque, et j’essaierai de faire entendre raison à Tom Holliday, mais il faut que vous me laissiez agir à ma guise et que vous ne disiez pas un seul mot. C’est lui qui garde Milnwood dans la tour de l’est. — Allez, allez me chercher un manteau, dit Édith ; pourvu que je le voie, je trouverai bien quelque remède contre le danger… Hâtez-vous, Jenny, si vous tenez à être récompensée. »

Jenny sortit, et revint bientôt avec un manteau dans lequel Édith s’enveloppa de manière à couvrir son visage et à cacher en partie sa personne. Cette manière de disposer les manteaux était fort ordinaire parmi les dames de cette époque, jusqu’au commencement du siècle suivant : tellement que les vénérables pères de l’Église, concevant combien cette mode offrait de facilités à l’intrigue, lancèrent plus d’un décret contre elle. Mais la mode, alors comme toujours, l’emporta ; et tant qu’elle dura, les femmes de tous rangs se servaient de temps à autre de ces manteaux comme d’une espèce de masque ou de voile[1]. Ayant ainsi caché sa taille et son visage, Édith prit le bras de sa suivante, et se hâta de marcher d’un pas tremblant vers la prison de Morton.

Cette prison était un petit cabinet dans l’une des tourelles ; elle ouvrait dans une galerie où la sentinelle se promenait en long et en large, car le sergent Bothwell, qui tenait scrupuleusement sa parole, et qui était peut-être touché de compassion pour la jeunesse et l’air gracieux du prisonnier, avait évité de placer la sentinelle dans son appartement. Holliday, portant sa carabine sur l’épaule, se promenait dans la galerie, se consolant de temps en temps avec un verre d’ale ; on lui avait mis un énorme flacon de cette boisson sur une table placée à l’extrémité du corridor ; il fredonnait l’air écossais si vif et si animé :

« Du gai Dundee à Saint-Johnstone
Vous escorterez ma personne. »

Jenny Dennison pria encore une fois sa maîtresse de la laisser agir comme elle le jugerait convenable.

« Je sais assez bien conduire ce soldat, dit-elle, et, tout grossier qu’il est, je saurai bien le prendre ; mais il ne faut pas que vous disiez un seul mot. »

Elle ouvrit donc la porte de la galerie au moment où la sentinelle lui tournait le dos, et continuant l’air qu’Holliday venait de fredonner, elle chanta avec un ton coquet de raillerie rustique :

Si je suivais un pauvre militaire,
De mes parents j’encourrais la colère ;
Mon jeune amant en perdrait la raison :
Un noble lord me convient davantage.
Ainsi, mon cher, je reste à la maison.
Adieu ; va-t’en, et surtout bon voyage.

« Un joli cartel, de par Jupiter, « s’écria la sentinelle en se retournant, « et deux contre un, encore ! Mais il n’est pas aisé de battre le soldat avec sa bandoulière ; » et reprenant la chanson où la jeune fille l’avait quittée :

Oui, de me suivre vous bridez ;
Vous aimeriez bien, je le gage,
Ma soupe et ma couche en partage,
Du tambour les sons redoublés ;
Et tout mon belliqueux tapage :
Me suivre est ce que vous voulez.


Allons, ma jolie fille, donnez-moi un baiser pour ma chanson.

— Je n’aurais pas cru cela, monsieur Holliday, » répondit Jenny avec un regard et un ton affecté de mépris pour une telle proposition, « et je vous assure que vous n’aurez pas souvent ma compagnie si vous ne vous conduisez pas plus poliment. Ce n’était pas pour entendre ces sortes de fadaises que je suis venue ici avec mon amie, et vous devriez en être honteux. — Bah ! et pour quelle fadaise êtes-vous donc venue ici, mistress Dennison ? — Ma parente a des affaires particulières avec votre prisonnier, le jeune Henri Morton, et je suis venue avec elle pour lui parler. — Vous êtes un vrai petit diable, reprit la sentinelle ; mais je vous prie, mademoiselle Dennison, dites-moi comment votre parente et vous, vous ferez pour entrer ? Vous êtes un peu trop grosse pour passer par le trou de la serrure, et quant à ouvrir la porte, il n’y a pas à en parler. — Il n’y a pas à en parler ; mais il faut le faire, reprit la persévérante jeune fille. — Nous verrons cela, ma gentille Jenny ; » et le soldat reprit son poste en fredonnant, tout en marchant dans la galerie :

Au fond du puits regarde et vois,

Jeannette, Jeannette ;

Regarde ton gentil minois,

Espiègle bergerette.

— Ainsi vous n’avez pas envie de nous laisser entrer, monsieur Holliday ? Eh bien, en bien, bon soir. Voilà la dernière fois que vous me verrez, ainsi que cette jolie pièce, » dit Jenny en tenant entre l’index et le pouce un dollar d’argent. — Donnez-lui de l’or, donnez-lui de l’or ? lui dit tout bas la jeune fille agitée. — De l’argent, c’est assez bon pour lui et ses semblables, répondit Jenny, quand ils n’ont pas égard aux beaux yeux d’une jolie fille ; et puis il croirait que vous êtes une autre personne que ma parente. Et puis l’argent n’est déjà pas si abondant chez nous, ainsi gardez votre or. »

Après avoir donné ce conseil à sa maîtresse, elle éleva la voix et dit :

« Ma cousine ne veut pas rester plus long-temps, monsieur Holliday ; ainsi, s’il vous plaît, bonsoir. — Halte un instant, halte un instant ! approchez et capitulez, Jenny. Si je laisse entrer votre parente pour parler à mon prisonnier, il faut que vous restiez ici à me tenir compagnie jusqu’à son retour, et alors nous serons tous contents. — Pensez-vous que je consente à cela ? Croyez-vous donc que nous voulions, ma parente et moi, perdre notre réputation avec de misérables flagorneurs tels que vous et votre prisonnier, sans qu’il y ait là quelqu’un pour faire jouer franc jeu ? Ah ! grand Dieu, quelle différence, je remarque entre vos promesses et vos actions ! Vous méprisez le pauvre Cuddie ; mais si je lui avais demandé de m’obliger dans quelque chose, il ne se le serait pas fait dire deux fois, eût-il dû être pendu. — Au diable Cuddie ! j’espère bien qu’on le pendra pour tout de bon. Je l’ai vu aujourd’hui à Milnwood avec sa vieille puritaine de mère, et si j’avais prévu qu’on m’en parlât comme vous le faites, je l’aurais ramené lié à la queue de mon cheval ; nous avions bon droit de le faire. — Très-bien, très-bien ; vous verrez que Cuddie vous enverra un coup de fusil un de ces jours, si vous lui laissez prendre la clef des champs avec tant d’honnêtes personnes. Il sait bravement viser à un but ; il était le troisième au tir du perroquet, et il est aussi fidèle à sa promesse qu’il est habile des yeux et des mains, quoiqu’il ne fasse pas de si belles phrases que quelqu’un de votre connaissance. Mais cela m’est indifférent. Venez, cousine, allons-nous-en. — Arrête, Jenny. Du diable si je recule plus qu’un autre quand j’ai promis une chose. Où est le sergent ? — Il est à boire et à jaser avec l’intendant et John Gudyill. — Bien, bien, il est en lieu sûr. Et où sont mes camarades ? — Ils vident la tasse brune avec l’oiseleur, le fauconnier et quelques domestiques. — Ont-ils beaucoup d’ale ? — Six gallons, de la meilleure qu’on ait jamais faite. — Eh bien donc, ma jolie Jenny, ils, sont en sûreté jusqu’à l’heure de relever la garde, et peut-être un peu plus tard ; et ainsi, si vous voulez promettre de revenir seule une autre fois… — Peut-être oui, peut-être non ; mais si je vous donne le dollar, vous l’aimerez tout autant. Du diable si c’est vrai ! « dit Holliday tout en prenant l’argent, « mais c’est toujours quelque chose pour le risque que je cours, « car si Claverhouse apprend ce que j’ai fait, il me bâtira un cheval aussi haut que la tour de Tillietudlem. Mais chacun dans le régiment prend ce qu’il trouve. Certes Bothwell, avec son sang royal, nous montre un bon exemple. Et si je me fiais à vous, petite friponne, je perdrais mon temps et ma poudre ; au lieu que cette compagne, » et il regardait la pièce, « sera fidèle jusqu’à la fin. Ainsi, voyons, la porte est ouverte pour vous ; ne restez pas à gémir et à prier avec le jeune républicain, mais soyez prêtes à partir quand j’appellerai à la porte, aussi vite que si l’on sonnait le bouteselle. »

En disant ces mots, Holliday ouvrait la porte du cabinet, et y faisait entrer Jenny et sa parente supposée ; il la referma sur elles, et reprit avec empressement le pas irrégulier et le monotone sifflet à l’aide desquels le soldat en faction tue le temps.

La porte, qui s’ouvrit lentement, laissa voir Morton, les deux bras appuyés sur la table et le front entre ses mains, dans la posture d’un profond abattement. Il leva la tête, et, en apercevant les femmes qui franchissaient le seuil, fit un mouvement de vive surprise. Édith, comme si la réserve de son sexe eût affaibli le courage que le désespoir lui avait donné, restait à quelque distance de la porte, sans avoir la force de parler ou d’avancer. Tous les plans de secours, de délivrance et de consolation, qu’elle s’était promis de développer devant son amant, semblaient s’être effacés tout à coup de son souvenir, et ne lui laissaient qu’un chaos d’idées pénibles, auquel se mêlait la crainte d’être dégradée aux yeux de Morton par une démarche qui pourrait lui paraître précipitée et peu digne d’une femme. Elle restait appuyée sans mouvement et presque sans force sur le bras de sa suivante, qui cherchait en vain à la rassurer et à lui inspirer du courage, en lui disant tout bas : « Nous sommes entrées maintenant, madame, et il faut employer notre temps ; car, sans doute, le caporal ou le sergent va faire sa ronde, et il serait fâcheux que le pauvre garçon fût puni de sa politesse. »

Pendant ce temps, Morton avançait timidement, soupçonnant la vérité ; car quelle autre femme qu’Édith pouvait prendre intérêt à ses malheurs ? Et cependant il craignait que le crépuscule douteux et son déguisement ne lui fissent commettre quelque méprise qui pût nuire à l’objet de son amour. Jenny, dont l’esprit présent et la hardiesse la rendaient bien capable d’un pareil office, se hâta de détruire toute incertitude.

« Monsieur Morton, miss Édith est très-chagrine de votre malheur actuel, et… »

Il était inutile d’en dire davantage ; il était à ses côtés, presque à ses pieds, serrant ses mains sans résistance, et l’accablant de remercîments et d’expressions de gratitude qui seraient à peine intelligibles, à moins que nous ne puissions décrire le ton, les gestes et les signes des sentiments profonds qui accompagnaient ses paroles hâtées et entrecoupées.

Pendant deux ou trois minutes, Édith resta aussi immobile que la statue d’une sainte qui reçoit les hommages d’un dévot, et quand elle se remit assez pour retirer ses mains que Henri avait saisies, elle ne put d’abord articuler que ces mots : « J’ai fait une étrange démarche, monsieur Morton, une démarche, » continua-t-elle avec plus de calme à mesure que l’ordre se rétablissait dans ses idées par suite d’un violent effort sur elle-même ; « une démarche qui peut m’exposer même à votre désapprobation ; mais je vous ai permis depuis long-temps de me parler le langage de l’amitié, peut-être pourrais-je dire plus ; il m’est impossible aujourd’hui de vous abandonner, quand le monde semble se séparer de vous. Comment ou pourquoi cet emprisonnement ? que veut-on faire ? mon oncle qui vous estime tant, votre propre parent, Milnwood, ne peuvent-ils vous être utiles ? quels moyens peut-on mettre en usage, et que pouvez-vous redouter ? — Je m’abandonne entièrement aux coups du sort, » reprit Henri en cherchant à se rendre maître de la main qui lui avait échappé, mais qu’il lui fut permis de reprendre ; « je ne redoute plus rien. Ah ! cet instant est sans doute le plus fortuné d’une vie de malheurs et d’ennuis. C’est à vous, chère Édith… pardonnez-moi, je devrais dire miss Bellenden, mais le malheur s’arroge d’étranges privilèges ;… c’est à vous que j’ai dû les seuls instants de bonheur qui ont embelli mon existence ; et si je dois quitter bientôt la vie, le souvenir de ces instants fera ma consolation à ma dernière heure. — Ô ciel ! serait-il possible, monsieur Morton ? dit miss Bellenden. Vous qui vous mêliez si peu à nos malheureuses dissensions, comment vous y trouvez-vous si soudainement impliqué, et à un tel point que, pour expier cette faute, il ne faille rien moins que… » Elle s’arrêta, incapable de prononcer le mot qui devait suivre. — « Rien moins que ma vie, vouliez-vous dire ? » reprit Morton d’un ton calme, mais triste ; « je crois que cela dépend entièrement de mes juges. Mes gardiens ont parlé de la possibilité de commuer la peine en me permettant de prendre du service à l’étranger. Je croyais pouvoir embrasser l’alternative ; et cependant, miss Bellenden, depuis que je vous ai revue, je sens que l’exil serait plus cruel que la mort. — Et est-il donc vrai, s’écria Édith, que vous ayez été assez téméraire pour entretenir des liaisons avec un des scélérats qui ont assassiné le primat ? — Je ne savais même pas qu’un tel crime eût été commis, reprit Morton, quand j’eus le malheur d’abriter pendant une nuit et de cacher un de ces féroces insensés, l’ancien ami et le camarade de mon père. Mais mon ignorance me sera de peu de secours ; car, miss Bellenden, qui voudra me croire, si ce n’est vous ? Et ce qui est pis, je suis incertain si, en supposant que j’eusse connu le crime, j’eusse pu me décider, dans ces circonstances, à refuser un refuge momentané au fugitif. — Et par qui, » dit Édith avec inquiétude, « ou sous quelle autorité se fera l’examen de votre conduite ? — On m’a fait entendre que le colonel Graham de Claverhouse, dit Morton, l’un des membres de la commission militaire, serait mon juge ; il a plu à notre roi, à notre conseil privé, et à notre parlement, autrefois si jaloux de la conservation de nos libertés, il leur a plu, dis-je, de lui confier notre vie et notre fortune. — Claverhouse ! » reprit Édith d’une voix éteinte, « juste ciel ! vous êtes perdu avant d’être jugé ! Il a écrit à ma grand’mère qu’il serait ici demain matin pour aller attaquer, à la tête de ses troupes, quelques hommes exaspérés et animés par la présence de deux ou trois des assassins du primat. Ces hommes se sont, dit-on, assemblés pour résister au gouvernement. Les expressions de cette lettre me firent frémir, même avant de penser qu’un ami… — Ne vous alarmez pas trop sur mon sort, chère Édith, » répondit Henri en la soutenant dans ses bras ; « Claverhouse, quoique sévère et impitoyable, est, sous tous les rapports, brave, franc et honorable. Je suis fils d’un soldat, et je plaiderai ma cause en soldat. Il écoutera peut-être plus favorablement une défense franche et sans art, que ne le ferait un juge qui se guide sur les temps et les circonstances ; et véritablement, dans un temps où la justice est si indignement corrompue dans toutes ses branches, j’aime mieux perdre la vie à la suite d’une violence militaire que d’être victime de la haine hypocrite de quelque juge vénal, qui se servirait de la connaissance qu’il a des lois, non pour nous protéger, mais pour nous perdre. — Vous êtes perdu… vous êtes perdu, s’il faut que vous plaidiez votre cause devant Claverhouse ! dit Édith en gémissant. Déraciner et élaguer, voilà les expressions les plus douces de sa lettre. Le malheureux primat était son intime ami et son premier protecteur. Aucune excuse, aucun subterfuge, d’après sa lettre, ne pourront préserver de la peine rigoureuse prononcée par la loi ceux qui ont eu quelque complicité dans cette action, ou ceux qui ont protégé et recueilli les assassins. Il me faut, ajoute-t-il, pour venger ce meurtre abominable, autant de têtes qu’il y avait de cheveux gris sur la tête du vénérable vieillard. Il n’y a ni pitié ni faveur à attendre de lui. »

Jenny Dennison, qui jusqu’à ce moment avait gardé le silence, se hasarda à donner son avis.

« Avec la permission de Votre Seigneurie, miss Édith, et celle du jeune M. Morton, il ne faut pas perdre de temps. Que Milnwood prenne ma robe et mon manteau, je vais les ôter là-bas dans ce coin noir, s’il veut promettre de ne pas regarder, et il pourra passer à côté de Tom Holliday, qui est à moitié aveuglé par son ale ; je puis lui indiquer un bon moyen pour sortir de la tour ; Votre Seigneurie s’en ira tranquillement dans sa chambre, et je vais m’envelopper dans son manteau gris, mettre son chapeau, puis je jouerai le rôle de prisonnier jusqu’à ce que vous soyez bien loin ; alors j’appellerai Tom Holliday pour qu’il me laisse sortir. — Vous laisser sortir ! dit Morton ; ils voudront que votre vie en réponde. — Pas le moins du monde, reprit Jenny ; Tom n’osera pas dire qu’il a laissé entrer quelqu’un, et je le prierai de trouver un autre moyen pour excuser la fuite du prisonnier. — Vraiment, de par Dieu ! » dit la sentinelle en ouvrant subitement la porte de l’appartement ; « si je suis à moitié aveugle, je ne suis pas sourd, et vous ne devriez pas comploter une fuite à haute voix, si vous désirez l’accomplir. Allons, allons, mademoiselle Jeannette… battez en retraite… pas accéléré… trottez, de par le diable ! Et vous, madame la parente… je ne vous demande pas votre vrai nom, quoique vous ayez été au moment de me jouer un si maudit tour… mais il faut vider la place : ainsi battez en retraite, à moins que vous ne vouliez que j’appelle la garde. — J’espère, dit Morton avec inquiétude, que vous ne parlerez pas de cette circonstance, mon bon ami ; et, fiez-vous-en à mon honneur, je reconnaîtrai votre discrétion si vous gardez le secret. Si vous avez entendu notre conversation, vous devez avoir remarqué que nous n’avons ni accepté ni approuvé la proposition empressée de cette bonne fille. — Oh ! diablement bonne, assurément ! dit Holliday. Quant au reste, je le devine, et je méprise tout autant qu’un autre les méchancetés ou les rapports ; mais je ne remercie pas cette diablesse, cette fille trompeuse, Jenny Dennison, qui mériterait une bonne correction pour avoir voulu mettre un honnête garçon dans l’embarras, tout juste parce qu’il était assez bête pour aimer son vaurien de minois. »

Jenny n’avait d’autre moyen de justification que celui si ordinaire aux femmes, et qui manque bien rarement son but : elle appuya son mouchoir sur sa figure, sanglota avec force et pleura, ou tout au moins feignit de pleurer ; enfin, pour nous servir du langage d’Holliday, elle exécuta la manœuvre à merveille.

« Maintenant, » continua le soldat un peu radouci, « si vous avez quelque chose à vous conter, dites-le en deux minutes, et tournez-moi les talons ; car si cet ivrogne de Bothwell se mettait en tête de faire la ronde une demi-heure trop tôt, ce serait une vilaine affaire pour nous tous. — Adieu, Édith, » dit Morton à voix basse, en affectant un ton de fermeté qu’il était loin de posséder ; « ne restez pas ici, abandonnez-moi à mon sort ; il n’est pas insupportable, puisque vous vous y intéressez. Bonsoir, bonsoir ! n’attendez pas qu’on vous découvre ici. »

En prononçant ces mots, il la remit à sa suivante, qui la conduisit, ou plutôt la porta hors de l’appartement.

« Chacun son goût, sans doute, dit Holliday ; mais du diable si j’aurais voulu faire de la peine à une aussi aimable fille, quand il s’agirait de tous les républicains qui ont jamais prêté serment pour le covenant ! »

Quand Édith eut regagné son appartement, elle céda à une explosion de douleur qui effraya Jenny Dennison, qui se hâta de lui offrir toutes les consolations qui lui venaient à l’esprit.

« Ne vous affligez pas trop, miss Édith, dit la fidèle suivante ; qui sait le secours qui peut arriver au jeune Milnwood ? C’est un brave et honnête jeune homme, un gentilhomme de belle fortune, et ils ne pendent pas les gens comme lui aussi lestement que les pauvres républicains qu’ils attrapent dans les plaines et qu’ils enfilent comme des oignons ; peut-être son oncle le tirera d’affaire, ou peut-être que votre grand-oncle parlera pour lui. Il connaît bien tous les messieurs à habits rouges. — Vous avez raison, Jenny ! vous avez raison, » dit Édith se remettant de la stupeur où elle était tombée. « Ce n’est pas le moment de se désespérer, il faut agir ; il faut que vous me trouviez quelqu’un qui porte, cette nuit même, une lettre à mon oncle. — À Charnwood, madame ? il est bien tard, et il y a six milles et plus à faire le long de l’eau : je doute que nous puissions trouver un homme et un cheval pour la nuit, d’autant plus qu’on a établi un factionnaire à la porte. Pauvre Cuddie ! il est parti, ce pauvre garçon, qui aurait fait tout au monde quand je le lui commandais, sans demander une seule raison, et je n’ai pas encore eu le temps de faire connaissance avec le nouveau garçon de charrue ; et cependant on dit qu’il va se marier avec Meg Murdieson, toute mal-bâtie qu’elle est. — Il faut que vous trouviez quelqu’un qui y aille, Jenny ; il y va de la vie. — J’irais moi-même, milady, car je pourrais descendre par la fenêtre de l’office, et je me glisserais le long du vieil if bien facilement ; j’ai déjà fait le même tour. Mais les routes sont bien désertes, et il y a tant d’habits rouges de tous côtés, outre les républicains qui ne valent pas mieux (au moins ceux qui sont jeunes), s’ils rencontrent une fille gentille dans les champs ! Je ne voudrais pas entreprendre ce voyage, quoique je puisse bien faire dix milles au clair de la lune. — Ne connaissez-vous personne qui, pour de l’argent ou de bonnes raisons, consentirait à m’obliger à ce point ? » demanda Édith avec inquiétude. — « Je ne sais pas, » dit Jenny après un moment de réflexion, « à moins que ce ne soit Goose Gibbie ; et peut-être bien ne saurait-il pas le chemin, quoiqu’il ne soit pas bien difficile, pourvu qu’il suive exactement la grande route, qu’il fasse attention au tournant de Cappercleugh, et qu’il ne se noie pas dans la mare de Whomlkirn, et qu’il ne tombe pas par-dessus la barrière au passage du Diable, et qu’il ne manque pas les traces des bestiaux au passage de Walkwarg, et qu’il ne soit pas emporté dans les montagnes par les républicains, ou au bureau de péage par les habits rouges. — Il faut courir toutes les chances, » dit Édith en coupant court à la liste des dangers du pèlerinage de Goose Gibbie ; « il faut courir tous les risques, à moins que vous ne puissiez trouver un meilleur messager. Allez, dites au jeune garçon de se préparer, et faites-le sortir de la tour le plus secrètement possible. S’il rencontre quelqu’un, qu’il dise qu’il porte une lettre au major Bellenden de Charnwood, mais sans citer aucun nom. — Je comprends, madame, dit Jenny Dennison ; je garantis que le gaillard fera bien sa commission, et Tib la poulaillère aura soin des oies si je lui dis un seul mot ; et je dirai à Gibbie que Votre Seigneurie fera sa paix avec lady Marguerite et lui donnera un dollar pour sa peine. — Deux, s’il fait bien sa commission, » dit Édith.

Jenny partit pour éveiller Goose Gibbie du sommeil auquel il se livrait ordinairement au coucher du soleil, ou peu après, attendu qu’il était chargé de soigner la volaille. Pendant son absence, Édith prit la plume et prépara la lettre suivante, qu’elle

lui donna à son retour :
Au major Bellenden de Charnwood.


« Mon très-honoré oncle,

« Cette lettre vous apprendra que je désire savoir comment va votre goutte, car nous ne vous avons pas vu à la dernière fête, ce qui nous a fort inquiétées, ma grand’mère et moi ; et si votre incommodité vous permet de voyager, nous serons charmées de vous voir à notre pauvre maison à l’heure du déjeuner, attendu que le colonel Graham de Claverhouse doit passer ici dans sa marche, et nous voudrions avoir votre aide pour recevoir et fêter un militaire aussi distingué, qui probablement ne se plaira pas beaucoup dans une société de femmes. Aussi, mon cher oncle, je vous prie de dire à mistress Carefor’t, votre femme de charge, de m’envoyer ma robe de soie à double garniture et à manches pendantes. Elle la trouvera dans le troisième tiroir de la commode en noyer de la chambre verte, que vous avez la bonté d’appeler la mienne. De plus, mon cher oncle, je vous prie de m’envoyer le second volume du Grand Cyrus, attendu que je n’ai lu que jusqu’à l’emprisonnement de Philipdaspes, à la sept cent troisième page ; mais surtout je vous supplie de venir demain avant huit heures du matin ; et votre bidet est si bon, que je crois que vous le pourrez sans vous lever avant votre heure ordinaire. Ainsi, priant Dieu de vous conserver en bonne santé, je suis votre nièce dévouée et affectionnée,

« Édith Bellenden.

Post scriptum. Un parti de soldats a amené, hier soir, prisonnier votre ami le jeune M. Henri Morton de Milnwood. Je présume que vous serez fâché du malheur de ce jeune gentilhomme, et par conséquent je vous le fais savoir au cas où vous voudriez parler pour lui au colonel Graham. Je n’ai pas dit son nom à ma grand’mère, connaissant ses préjugés contre la famille. »

Elle cacheta bien cette épître et la donna à Jenny ; cette fidèle confidente se hâta de la transmettre à Goose Gibbie, qu’elle trouva prêt à partir du château. Elle lui donna plusieurs renseignements sur sa route, craignant qu’il ne se trompât, car il n’avait parcouru ce chemin que cinq ou six fois, et il n’avait qu’une mémoire proportionnée à son mince jugement. Enfin, elle le fit sortir de la maison par la fenêtre de l’office, d’où il se rendit dans l’arbre touffu qui croissait à côté, et elle eut la satisfaction de le voir arriver en toute sûreté et prendre le bon chemin. Elle revint ensuite pour persuader à sa jeune maîtresse de se mettre au lit, et l’endormir, s’il était possible, par l’assurance réitérée du succès de l’ambassade de Gibbie, témoignant en passant son regret que le fidèle Cuddie, à qui on aurait si bien pu confier la commission, ne fût plus à portée de lui être utile.

Plus heureux comme messager que comme cavalier, Gibbie eut le bonheur, plutôt par chance que par calcul, d’atteindre le but de son voyage : il ne s’était pas égaré plus de neuf fois ; il avait imprimé sur ses vêtements une teinte de chaque bourbier, ruisseau ou fondrière situés entre Tillietudlem et Charnwood ; il arriva à peu près à la pointe du jour devant la grille du château du major Bellenden, ayant fait dix milles (car le bout de chemin, comme d’habitude, se montait à quatre) en à peu près autant d’heures.





  1. Le déguisement d’un individu, soit en public, soit dans une société nombreuse, était alors très-ordinaire. En Angleterre, où l’on ne portait pas de manteau, les dames se servaient de masques, et les galants jetaient le pan de leurs manteaux sur leur épaule gauche, de manière à se couvrir une partie de la figure. On cite fréquemment cette mode dans le journal de Pepys.