Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 41-51).




CHAPITRE IV.

l’auberge de niel.


Dans les foires, il marchait en tête des lanciers jouant de la cornemuse ; il portait gaiement l’habit militaire ; sur lui brillaient et le casque d’acier, et la lance, et l’épée. Mais maintenant que Habbie n’est plus, qui marchera devant nos guerriers en jouant de la cornemuse ?
Élégie sur Habbie Sympson.


La cavalcade se dirigeait vers une petite ville voisine ; Niel Blane, le joueur de cornemuse, marchait en tête. Armé d’un poignard et d’une longue épée, il montait un petit cheval blanc. Les rubans qui ornaient sa cornemuse auraient suffi pour parer six villageoises se rendant à la foire ou au prône. Niel était un homme propre, élégant, bien fait, aux poumons infatigables ; il avait obtenu par son talent la place importante de musicien de la ville, et tous les avantages attachés à cet emploi, qui consistaient en la jouissance du piper’s croft, ou clos du joueur, nom qu’on donne encore de nos jours à un petit champ d’un acre d’étendue, en cinq marcs d’argent, plus un habit neuf à livrée, orné des couleurs de la ville, qu’il recevait tous les ans ; il pouvait même espérer de toucher un dollar le jour de l’élection des magistrats, pourvu toutefois que le prévôt pût ou bien voulût lui accorder cette gratification ; enfin, au printemps de chaque année, il avait le privilège de rendre visite à toutes les personnes respectables du voisinage. Il les égayait alors des sons de sa musique, buvait à longs traits leur bière et leur eau-de-vie, et terminait en réclamant de leur bienveillance une modique mesure de froment.

À ces avantages inestimables, Niel en joignait d’autres non moins précieux : par son mérite personnel et son habileté musicale, il avait su toucher le cœur d’une aimable veuve qui tenait alors la principale auberge de la ville. Comme le premier mari de cette dame avait été un puritain rigide, jouissant parmi ses coreligionnaires d’une telle considération, qu’ils le désignaient ordinairement sous le nom de Gaius le publicain, quelques-uns de ces derniers, de mœurs plus austères, avaient été scandalisés de la profession de celui que la jeune veuve avait donné pour successeur à son premier mari. Cependant, comme la bière de Howff conservait toujours sa réputation sans égale, la majeure partie des vieilles pratiques continuaient à lui donner la préférence. Il est vrai que le caractère du nouveau propriétaire était d’une nature fort accommodante, il mettait à tenir le gouvernail la plus scrupuleuse attention, afin de conserver sa petite barque sûre et ferme au milieu des tempêtes des factions. Niel était un homme d’une humeur enjouée, rusé et égoïste, indifférent à toutes les disputes de l’Église et de l’État, et ne cherchant qu’à s’assurer la bienveillance de ses pratiques, quelles qu’elles fussent ; mais, pour donner au lecteur une idée plus précise de son caractère, aussi bien que de la situation du pays, nous rapporterons ici les instructions que Niel, arrivant de la revue, donnait à sa fille âgée de dix-huit ans, et qu’il avait initiée aux soins du ménage, si bien remplis par madame Niel, six mois encore avant le commencement de ce récit, époque à laquelle la chère dame avait rendu le dernier soupir.

« Jenny, » dit Niel Blane tandis que la jeune fille l’aidait à se débarrasser de sa cornemuse, « voici le jour où vous devez, pour la première fois, prendre la place de votre digne mère pour servir le public ; rappelez-vous combien elle était douce et polie envers ses pratiques : whigs et torys, grands et petits, elle accueillait bien tout le monde. Il vous sera difficile de la remplacer, la pauvre femme ! surtout un jour comme celui-ci ; mais que la volonté de Dieu soit faite ! Jenny, donnez à M. Milnwood tout ce qu’il demandera ; car il est capitaine du Perroquet, puis c’est une vieille pratique, et il faut le ménager. S’il arrivait qu’il ne pût acquitter sa dépense, car son oncle le tient serré, je trouverai bien le moyen, en faisant honte à ce vieil avare, de me faire payer de lui. Je remarque que le curé joue aux dés avec le cornette[1] Graham : sois surtout empressée et honnête envers eux, car les prêtres et les officiers pourraient nous faire beaucoup de mal dans les temps où nous nous trouvons. Les dragons demanderont de la bière, qu’on leur en serve ; ce sont des tapageurs, je le sais, mais ils finissent toujours par payer. J’ai acheté une excellente vache du noir Franck Inglis et du sergent Bothwell ; je l’ai payée dix livres d’Écosse, et ils en ont bu le prix dans une séance. — Mais, mon père, on dit que ces deux coquins ont volé cette vache à la pauvre femme de Bell’s-Moor, uniquement parce qu’elle avait assisté à un sermon prêché au milieu d’un champ, dimanche dernier, dans l’après-midi. — Taisez-vous, sotte, dit le père qu’avons-nous besoin de nous inquiéter où ils ont pris ce qu’ils vendent ? cela regarde leur conscience. Mais, Jenny, prenez garde à cet homme assis près de la cheminée et qui nous tourne le dos ; son air sombre et brutal ne me plaît pas. Il m’a l’air d’un habitant des montagnes ; car je l’ai vu tressaillir en voyant les habits rouges. Je gage qu’il voudrait déjà être loin ; mais il a été forcé de s’arrêter, son cheval, excellente bête vraiment, est couvert de sueur, harassé de fatigue : servez cet homme avec douceur, Jenny, mais d’un air froid, et gardez-vous bien d’attirer sur lui l’attention des soldats en le faisant causer ; surtout ne lui donnez point de chambre à part, car on dirait que nous cherchons à le cacher. Quant à vous, Jenny, je vous le dis encore, soyez polie envers tout le monde, et ne faites nulle attention aux fadaises des jeunes gens. Dans une hôtellerie il faut se conformer à l’humeur de chacun, et tout souffrir : votre mère était excellente sous ce rapport, peu de femmes l’auraient égalée ; tant que les mains ne sont pas de la partie, vous n’avez rien à dire. Mais si quelqu’un était incivil à ce point, appelez-moi. Dès qu’ils commenceront à déraisonner, dès qu’ils se mettront à parler du gouvernement et de l’Église, alors, Jenny, ils se querelleront sans doute ; en bien, laissez-les faire ; la colère est une passion qui altère, et plus ils disputeront, plus ils voudront boire ; cependant il ne serait pas mal alors de leur servir de la petite bière, cette boisson les échauffera beaucoup moins, sans qu’ils s’aperçoivent jamais du changement. — Mais, mon père, s’ils venaient à se battre, ainsi que cela arriva il y a peu de jours, vous appellerai-je ? — Non, non, Jenny ; gardez-vous de le faire ; sachez que le plus mauvais coup est toujours pour celui qui veut mettre le holà. Si les soldats tiraient leurs sabres, appelez le caporal et la garde ; si les villageois prenaient la pelle et le fourgon, appelez le bailli et les officiers de ville. Mais dans aucun cas ne me dérangez, car je suis fatigué d’avoir joué tout le jour, et je désire manger en paix mon dîner dans la chambre voisine. — À propos, le laird de Lickitup, c’est-à-dire celui qui l’était autrefois, demande un hareng saur avec un pot de bière. — Eh bien, tire-le par la manche, et dis-lui bas à l’oreille que je serais charmé qu’il lui plût de dîner avec moi. C’était une bonne pratique autrefois que ce laird de Lickitup avant qu’il fût ruiné ; il ne consomme plus aujourd’hui, cependant il est toujours brave homme en vérité, et comme autrefois il aime beaucoup à boire. Et si vous apercevez quelques pauvres diables de notre connaissance, sans argent et loin de leur maison, ne craignez pas de leur donner un pot de bière et un bannock[2] : c’est peu de chose pour nous, et cela donne à une auberge telle que la nôtre une certaine considération. Allons, ma chère petite, va-t’en, sers ton monde ; mais auparavant apporte-moi mon dîner avec deux pots de bière et une pinte d’eau-de-vie. »

Ayant ainsi donné ses ordres à Jenny, son premier ministre, Niel Blane et le ci-devant laird, autrefois son patron, mais trop heureux maintenant d’être son convive, se rendirent dans une pièce voisine, éloignée du bruit, afin de se réconforter et de passer ensemble le reste de la soirée.

Cependant tout le département de Jenny était dans une pleine et entière activité. Les chevaliers du Perroquet, traités par leur capitaine, répondaient à ses civilités aimables ; celui-ci, tout en ménageant son verre, faisait en sorte que ceux des assistants se remplissent avec célérité ; autrement ces messieurs auraient pu se plaindre d’avoir été fêtés d’une manière peu convenable. Leur nombre s’affaiblissait par degrés ; il n’en restait plus que quatre ou cinq, qui déjà parlaient de se séparer. Non loin d’eux, à une autre table, étaient assis deux dragons, ceux-là mêmes dont parlait plus haut Niel Blane ; l’un était sergent, l’autre simple soldat ; tous les deux servaient dans le régiment des gardes, commandé par Claverhouse, dans lequel le célèbre Jean Graham était capitaine. Dans ces corps les officiers non commissionnés, et même les simples soldats, n’étaient pas considérés comme de vils mercenaires : ils approchaient plutôt des mousquetaires français, étant rangés dans la ligne des cadets qui remplissaient les fonctions de simples soldats avec l’espérance, lorsqu’ils se distinguaient, d’obtenir des commissions d’officiers.

Beaucoup de jeunes gens de bonne famille étaient placés dans ce régiment, ce qui ajoutait à l’orgueil et à l’arrogance de ceux qui le composaient ; et le sergent dont on vient de parler en était un exemple frappant. Son véritable nom était Francis Stuart, mais il était universellement connu sous le nom de Bothwell, et descendait en ligne directe du dernier comte de ce nom, non pas de l’infâme amant de l’infortunée reine Marie, mais de Francis Stuart, comte de Bothwell, dont la turbulence et les conspirations continuelles troublèrent la dernière partie du règne de Jacques VI, et qui mourut enfin dans l’exil et dans la misère. Le fils de ce comte de Bothwell avait sollicité de Charles Ier la restitution des biens de son père qui avaient été confisqués, mais il était alors impossible d’arracher ces domaines à la rapacité des nobles qui les possédaient. Enfin les guerres civiles qui éclatèrent à cette époque le ruinèrent totalement, et le privèrent d’une modique pension que Charles Ier lui avait accordée : aussi mourut-il dans une extrême indigence. Son fils, qui était le petit-fils de Francis Stuart, après avoir servi comme soldat en pays étranger et en Angleterre, et avoir éprouvé toutes les vicissitudes de la fortune, s’était vu obligé de se contenter du grade de sergent dans le régiment des gardes, quoiqu’il descendît directement de la famille royale, puisque le comte de Bothwell, dont les biens avaient été confisqués, était fils naturel de Jacques VI.

Une force de corps vraiment surprenante, une grande dextérité dans le maniement des armes, et surtout son origine illustre, recommandaient le sergent Bothwell à l’attention de ses chefs. Mais il possédait à un haut degré ces dispositions tyranniques et effrénées, qui n’étaient devenues que trop générales parmi ses compagnons par suite de l’habitude qu’ils avaient d’agir comme membres du gouvernement, en levant des amendes, en percevant des impôts, enfin en prenant diverses autres mesures oppressives contre les presbytériens réfractaires. Ils étaient tellement accoutumés à de pareilles missions, qu’ils se croyaient libres de commettre toute espèce de vexations avec impunité, affranchis de toute obéissance aux lois et à l’autorité, et seulement obligés de se conformer aux ordres de leurs officiers. Bothwell était ordinairement le premier à se montrer dans de semblables occasions.

Il est probable que Bothwell et ses compagnons ne seraient pas restés si long-temps tranquilles sans le respect qu’ils portaient à leur cornette, commandant la troupe casernée dans la ville, et qui était engagé dans une partie de dés avec le curé de l’endroit. Mais ces deux personnages ayant incontinent quitté leur jeu pour s’entretenir avec le principal magistrat de quelque affaire pressée, Bothwell commença à témoigner le mépris que lui inspirait le reste des assistants. — N’est-il pas étrange, Holliday[3], dit-il à son camarade, de voir ces rustres assis près de nous, et buvant depuis long-temps sans songer à porter la santé du roi ? — Ils y ont pensé, dit Holliday ; j’ai entendu ce garçon habillé en vert porter un toast à Sa Majesté. — Ils ont bien fait, répartit Bothwell ; mais alors, Tom, il faut que nous les fassions boire à la santé de l’archevêque de Saint-André, ce qu’ils feront en se mettant à genoux. — Approuvé, approuvé, par Dieu ! dit Holliday ; et celui qui refusera, nous le ferons conduire au corps-de-garde, et là nous lui apprendrons à monter le poulain né d’un gland[4], avec une couple de carabines à chaque pied pour le tenir ferme sur les étriers. — Très bien, très bien ! continua Bothwell : et pour faire tout dans les règles, je commencerai par ce drôle à bonnet bleu, placé près de la cheminée, et dont l’aspect est sombre et refrogné. »

En disant ces mots, il se leva, et mettant son sabre engaîné sous son bras pour soutenir l’insolence qu’il avait méditée, il se plaça vis-à-vis de l’étranger que Niel Blame avait désigné lorsqu’il faisait le sermon à sa fille, et qu’il avait jugé être, selon toute probabilité, un montagnard ou un presbytérien réfractaire,

« Mon bien-aimé[5], » dit le sergent d’un ton de solennité affectée, et imitant le nasillement d’un prédicateur de campagne ; « mon bien-aimé, je prends la liberté de vous prier de vouloir bien quitter votre siège, et de ployer vos jarrets jusqu’à ce que vos genoux aient touché le sol ; prenez cette mesure que les profanes appellent roquille, destinée au soulagement de l’humanité, et dont la liqueur porte la dénomination charnelle d’eau-de-vie ; allons, maintenant buvez à la santé et à la gloire de Sa Grâce l’archevêque de Saint-André, le digne primat d’Écosse. »

Tous attendaient la réponse de l’étranger, dont l’aspect semblait annoncer un homme peu disposé à entendre une grossière plaisanterie et à recevoir impunément une insulte. Ses traits sévères étaient empreints d’une certaine férocité ; son regard n’était pas précisément oblique, mais il le jetait de travers et à la dérobée, ce qui donnait à sa figure un air vraiment sinistre ; il avait une stature carrée, robuste et musculeuse, quoiqu’il fût au-dessous de la moyenne taille.

« Et qu’en résulterait-il, si je n’étais pas disposé à obéir à votre incivile demande ? » dit-il à Bothwell. — Il en résulterait, mon bien-aimé, » répliqua celui-ci avec le même ton de raillerie, « il en résulterait, premièrement, que je pincerais ta trompe, c’est-à-dire ton mufle ou ton nez ; secondement, que je crèverais tes yeux de hibou, et qu’enfin je terminerais la leçon en caressant tes épaules du plat de mon sabre. — Puisqu’il en est ainsi, dit l’étranger, donnez-moi le verre, » et le saisissant de ses mains, il s’écria avec un geste et une expression particulière : « Je bois à la santé de l’archevêque de Saint-André, il est bien digne de la place qu’il occupe en ce moment, puisse tout prélat avoir bientôt le sort du révérend Jacques Sharpe[6] ! — Il a obéi ! s’écria Holliday triomphant. — Oui, dit Bothwell ; mais j’ai remarqué dans le ton de ce drôle quelque chose d’inintelligible pour nous, qui ne me plaît pas. — Allons, messieurs, dit Morton qui commençait à s’impatienter de leur insolence, « nous sommes tous ici de paisibles et fidèles sujets du roi, attirés dans ce lieu par le plaisir ; j’ai donc le droit d’espérer que nous ne serons pas troublés par qui que ce soit, comme vient de l’être ce monsieur. »

Bothwell se disposait à répondre vivement, mais Holliday lui rappela bas à l’oreille, que les soldats avaient reçu l’injonction formelle de n’insulter aucune des personnes qui s’étaient rendues à la revue par les ordres du conseil. Cependant Bothwell, lançant à Morton un regard arrogant et fier : « Ne craignez rien, monsieur le capitaine du Perroquet, je ne troublerai point votre règne qui doit se terminer à minuit. Holliday, » continua-t-il en s’adressant à son compagnon, « ces messieurs sont en vérité fort plaisants. Quel fracas, quel bruit pour avoir tiré au blanc ! Je ne connais pas de femmes ou d’enfants qui ne pussent les imiter après un jour d’exercice. Si maintenant ce prétendu capitaine, ou quelqu’un de sa troupe, voulait au moins essayer une botte pour une pièce d’or, au premier sang, soit à l’épée, soit à l’espadon, soit à la brette, soit au poignard, il y aurait du courage au moins… Encore si ces faquins consentaient à lutter, à jeter la barre, ou la pierre, ou l’essieu ! Mais, » ajouta-t-il en touchant avec le pied le bout de l’épée de Morton, « ils portent sur eux des armes dont ils craindraient de faire usage. »

La patience et la prudence de Morton l’abandonnèrent alors entièrement, et il se disposait à faire à Bothwell la réponse que ses insolentes observations méritaient, lorsque l’étranger s’avança.

« Ceci est ma propre affaire, dit-il ; et au nom de la bonne cause, je viderai moi-même cette querelle. Écoute, l’ami, cria-t-il au sergent, te sens-tu disposé à lutter avec moi ? — Sans doute, sans doute, mon bien-aimé, répondit Bothwell ; oui, je veux m’essayer avec toi, à qui de nous deux touchera la terre. — Puisse ta chute servir de leçon à tous les insolents tels que toi ! répondit l’étranger. Ma confiance est tout entière en celui à qui rien n’est impossible. »

En prononçant ces mots, il dépouilla ses épaules du grossier habit gris qui les recouvrait, et, étendant d’un air ferme et déterminé ses membres charnus et robustes, il se présenta à son ennemi. Celui-ci que la stature musculeuse, la large poitrine, les épaules carrées, le regard farouche de son antagoniste, ne semblaient nullement émouvoir, sifflait alors avec le plus grand sang-froid, en dénouant son ceinturon et en mettant bas son habit militaire. Curieux de connaître l’issue de ce combat, les assistants les entourèrent.

Dans la première épreuve, le sergent parut avoir l’avantage ; il en fut de même dans la seconde, quoique aucune d’elles ne pût être considérée comme décisive. Mais il était facile de voir que Bothwell avait fait de toute sa force un usage trop subit, qu’il n’avait pas assez ménagé sa vigueur contre un antagoniste plein de force et d’adresse, et qu’il était difficile de fatiguer ou d’épuiser. Dans la troisième épreuve, l’inconnu, soulevant son ennemi de terre avec dextérité, le jeta sur le plancher avec une telle violence que celui-ci resta quelques minutes étourdi et sans mouvement. Son camarade Holliday, tirant alors son épée : « Vous avez tué mon sergent, cria-t-il au lutteur victorieux, et, par tout ce qu’il y a de plus sacré dans le monde, vous m’en rendrez raison ! — Arrêtez, » s’écrièrent Morton et tous ses compagnons, « il n’y a point eu de surprise, tout s’est passé convenablement, et votre camarade a reçu le prix qu’il méritait. — C’est vrai, » dit Bothwell en se relevant avec peine, « rengainez, Tom ; je ne pensais pas qu’un gueux de puritain pût jamais se vanter d’avoir jeté sur le carreau d’une misérable auberge un des meilleurs champions du régiment des gardes. Et vous, l’ami, dit-il à l’étranger, donnez-moi votre main : je vous promets, » ajouta-t-il en la serrant avec force, « qu’un jour viendra où nous nous reverrons. Nous combattrons alors d’une manière plus sérieuse, si vous le trouvez bon. — Je vous promets, » répondit l’inconnu lui serrant alors la main avec une égale force, « qu’à notre prochaine rencontre je ferai courber votre tête de manière qu’il vous sera difficile de la relever. — Très-bien, l’ami, répondit Bothwell : si tu es un whig, tu es robuste et brave au moins. Mais écoute, je te veux du bien : tu ne feras pas mal de prendre ton bidet avant la ronde du capitaine ; car, foi de sergent, il en a arrêté de moins suspects que toi. »

L’étranger pensa sans doute que cet avis n’était pas à négliger ; car il acquitta sa dépense, et, se rendant à l’écurie, il sella et amena dehors un superbe cheval noir : en cet instant, il fut rejoint par le reste de la compagnie et par Morton lui-même ; et s’adressant à ce jeune homme : « Je me dirige vers Milnwood, où vous demeurez, dit-on, monsieur ; permettez-moi de profiter de l’avantage et de la protection que m’offre votre compagnie. — Volontiers, » dit Morton, quoique au fond les manières sombres et farouches de cet homme lui déplussent souverainement.

Ses compagnons, après lui avoir fait des adieux affectueux, le quittèrent alors, prenant diverses directions ; quelques-uns cependant l’accompagnèrent pendant à peu près un mille, jusqu’au moment où, s’étant séparés tout à fait de lui, les deux voyageurs restèrent absolument seuls.

La compagnie avait à peine quitté Howff, comme on appelait l’auberge de Blane, que le son des trompettes et des tambours se fit entendre. À ce signal inopiné les soldats se rassemblèrent en armes sur la place du marché, tandis que le cornette Graham, parent de Claverhouse, et le prévôt de la ville, le visage pâle et altéré, entraient dans la maison de Niel Blane, suivis de six soldats et d’officiers de la ville armés de piques.

« Gardez les portes, » furent les premiers mots que prononça le capitaine ; « que personne ne sorte ! Et vous, Bothwell, encore ici ? N’avez-vous pas entendu sonner le boute-selle ? — Il allait se rendre au quartier, dit Holliday, car il a fait une mauvaise chute. — En se battant sans doute, répondit Graham. Bothwell, si vous négligez ainsi vos devoirs, votre sang royal ne vous préservera pas des punitions de la discipline. — Ai-je donc négligé mes devoirs ? » répliqua Bothwell d’un air d’humeur. — « Vous devriez être au quartier, sergent, répondit l’officier ; vous venez de perdre une excellente occasion de prouver votre zèle. On m’annonce à l’instant que l’archevêque de Saint-André a été cruellement et lâchement assassiné par un corps de whigs ; les rebelles ont, à ce qu’il paraît, poursuivi la voiture de l’archevêque, qu’ils ont arrêtée dans les marais de Magus, près la ville de Saint-André, et après en avoir arraché le malheureux prélat, l’ont frappé de leurs épées et de leurs poignards. »

Tous restèrent stupéfaits en apprenant cette nouvelle.

« Voici le signalement des assassins, » continua le capitaine en tirant de sa poche une proclamation ; « leur tête est mise à prix ; une récompense de mille marcs est accordée pour l’arrestation de chacun d’eux. — Holliday, s’écria Bothwell, lisez le signalement, lisez le signalement. Je devine maintenant. Morbleu ! pourquoi ne l’avons-nous pas arrêté ? Vite, camarade, sellez nos chevaux. Capitaine, l’un des assassins n’est-il pas un homme robuste, trapu, large de poitrine, mais souple et agile, avec un nez comme le bec d’un faucon ? — Attendez, attendez, » dit Graham regardant le papier ; « Hackston de Rathillet, grand, maigre, cheveux noirs… — Ce n’est pas mon homme, dit Bothwell. — Jean Balfour, appelé Burley : nez aquilin, cheveux roux, cinq pieds huit pouces[7]… — C’est lui, c’est bien mon homme, s’écria Bothwell, il louche d’une manière effroyable. — En effet, continua Graham : il monte un fort beau cheval noir, pris à l’équipage de l’archevêque le jour de l’assassinat. — Précisément ! sécria Bothwell ; et ce misérable était dans cette chambre il n’y a pas un quart d’heure. »

Quelques informations, prises à la hâte, les convainquirent de plus en plus que l’étranger silencieux et farouche était véritablement Balfour de Burley, chef de la bande des misérables qui, dans la furie de leur zèle aveugle, avaient assassiné le primat : lorsque le hasard le leur fit rencontrer, ils cherchaient une autre victime dont ils avaient juré la mort[8]. Le fanatisme de ces sectaires donnait à cette rencontre fortuite l’apparence d’une intervention divine ; et ils mirent à mort l’archevêque avec une cruauté froide et réfléchie, et avec l’intime conviction que le ciel l’avait à dessein fait tomber dans leurs mains : du moins c’étaient leurs propres expressions, ainsi qu’on l’a su depuis.

« À cheval, à cheval, soldats ! poursuivons l’assassin, s’écria le capitaine ; la tête de ce brigand vaut son pesant d’or. »





  1. Lieutenant de cavalerie. a. m.
  2. Sorte de pain rond de farine d’avoine. a. m.
  3. Ce mot est une corruption de holyday, qui veut dire saint jour ou fête. a. m.
  4. Métaphore pour exprimer le cheval de bois. a. m.
  5. Expression usitée dans un sens ironique, par allusion au même terme qui fréquemment se trouve dans le sermon des puritains. a. m.
  6. Archevêque d’Écosse. Le chef de ses meurtriers fut David Hackston de Rathillet, gentilhomme d’une ancienne famille, et possédant de grandes propriétés. Il avait eu une jeunesse déréglée ; mais ayant, par pure curiosité, assisté aux assemblées on conventicules du clergé non conformiste, il adopta leurs principes dans toute leur étendue. Il paraît que Hackston avait eu une querelle personnelle avec l’archevêque Sharpe, ce qui le porta à refuser le commandement du parti quand le meurtre eut été décidé, craignant que son acceptation ne fût attribuée à des motifs d’inimitié personnelle. Cependant il crut pouvoir sans scrupule assister à cette scène sanglante ; et quand l’archevêque, arraché de sa voiture, se traîna vers lui à genoux pour implorer sa protection, il lui répondit froidement : « Monsieur, je ne porterai jamais la main sur vous. » Une chose digne de remarque, c’est que Hackston et un berger qui avait été témoin passif de l’assassinat furent les deux qui, seuls de tous les meurtriers, portèrent leur tête sur l’échafaud.
    Hackston ayant, comme on vient de le dire, refusé le commandement, il fut conféré par les suffrages unanimes à Jean Balfour, de Kinloch, appelé Burley, et beau-frère de Hackston. a. m.
  7. Ce qui ferait environ cinq pieds deux pouces français. a. m.
  8. La personne dont on veut parler ici était Carmichael, député-shériff du comté de Fife, connu pour avoir mis en vigueur les peines portées contre les non-conformistes. Le jour même de cet assassinat il chassait dans les marais ; mais ayant reçu par hasard avis qu’un parti de whigs était à sa recherche, il retourna chez lui, échappant ainsi un sort qui lui était destiné, et que ne put éviter son patron l’archevêque.