Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 34-41).




CHAPITRE III.

le tir au perroquet.


Cavaliers et chevaux ressentent ce coup terrible ; armes et guerriers tombent pesamment sur la terre et avec fracas.
Thomas Cambell. Les Plaisirs de l’espérance.


Quoique les hommes et les chevaux fussent peu faits à ces évolutions militaires, elles furent exécutées cependant avec assez de précision. La revue terminée, des cris bruyants annoncèrent que les compétiteurs pour le jeu du perroquet, jeu que nous avons décrit plus haut, commençaient à s’avancer. Le mât, qui se trouvait traversé par une espèce de vergue à laquelle le but était attaché, fut élevé au milieu des acclamations de l’assemblée ; et ceux même qui, opposés à la cause royale dans laquelle ils se trouvaient engagés, avaient vu avec une sorte de dédain les évolutions de la milice féodale, ne pouvaient s’empêcher de prendre un vif intérêt aux divertissements qui allaient commencer. La foule se portait avec empressement vers le lieu du combat, chacun des compétiteurs était exposé à sa critique ; ceux-ci s’avançaient néanmoins successivement, s’arrêtaient et visaient le but ; et leur habileté ou leur maladresse leur attirait la risée ou les applaudissements des spectateurs. Aucun d’eux n’avait encore atteint le but, quand un jeune homme à la taille svelte, mis avec beaucoup de simplicité et toutefois élégant et distingué dans ses manières, s’avança le fusil à la main. Son manteau d’un vert foncé était jeté négligemment sur ses épaules ; la fraise brodée qui entourait son cou, la toque couverte de plumes qui ornait sa tête, tout annonçait en lui un homme au-dessus du commun. Dès qu’il parut dans la lice, un murmure de curiosité s’éleva parmi les spectateurs ; il nous serait difficile de dire si ce murmure était ou non favorable à notre jeune aventurier.

« Faut-il que le fils d’un tel père prenne part à de semblables folies ! » s’écriaient les vieux et rigides puritains chez lesquels la curiosité avait été assez puissante pour surmonter leurs scrupules et les amener à l’assemblée. Mais la plupart de leurs coreligionnaires envisageaient cet incident avec moins de sévérité ; tous se bornaient à faire des vœux pour le succès du fils d’un de leurs anciens chefs alors décédé, sans examiner sévèrement s’il était convenable que le jeune homme se présentât pour disputer le prix.

Leurs vœux furent accomplis : du premier coup le jeune aventurier frappa le perroquet ; il était le seul qui jusqu’alors, nous le répétons, eût atteint le but, quoique quelques balles en eussent passé fort près. De bruyants applaudissements se firent entendre : mais le succès n’était pas décisif ; il fallait que les compétiteurs qui venaient après lui eussent la même chance, et que, si quelques-uns d’entre eux frappaient le but, il combattît de nouveau avec les vainqueurs, le prix ne devant être accordé qu’à celui qui ferait preuve d’une évidente supériorité sur ses rivaux. Parmi ceux qui suivirent, deux seulement parvinrent à frapper l’oiseau : le premier était un jeune homme d’un rang inférieur et d’une constitution robuste ; un manteau gris enveloppait sa figure et la dérobait aux regards ; le second était un jeune seigneur, remarquable par ses dehors séduisants et les soins qu’il avait apportés à sa toilette. Il suivait avec assiduité, depuis le commencement de la revue, lady Marguerite et miss Bellenden. Cette dame s’étant informée pourquoi aucun jeune homme de famille et de principes purs ne se présentait pour disputer le prix aux deux compétiteurs victorieux, lord Evandale (c’était le nom de ce seigneur) quitta ces dames avec un air d’indifférence ; mais bientôt, se précipitant de son cheval et empruntant le fusil d’un serviteur, il atteignit le but, comme on vient de le voir. On se figure aisément le vif intérêt excité par le renouvellement du combat entre les trois rivaux qui jusqu’alors avaient été heureux. Le massif équipage du duc fut, non sans peine, mis en mouvement, et il s’approcha de plus près du lieu où se passait l’action. Les spectateurs, hommes et femmes, tournèrent dans la même direction la tête de leurs chevaux, et tous attendaient avec anxiété l’issue de cette lutte d’adresse.

Il était d’usage que dans le second combat le hasard décidât de l’ordre dans lequel les compétiteurs viseraient le but. Le sort tomba sur le jeune plébéien dont la figure agreste était à moitié cachée par son manteau ; il saisit son mousquet, et s’adressant au jeune homme à l’habit vert : « Si c’était un tout autre jour, monsieur Henri, j’aurais pu, pour l’amour de vous, me résigner à manquer le but ; mais Jenny Dennison me regarde, et je ferai, certes, de mon mieux. »

Il visa, et sa balle en sifflant rasa le but de si près, que l’oiseau, sans être atteint, fut ébranlé. Le plébéien, quittant la lice les yeux baissés, se hâta de disparaître, comme s’il eût craint d’être reconnu. C’était le tour du chasseur vert ; sa balle de nouveau frappa le perroquet. Tout le monde applaudit, et du milieu de l’assemblée un cri se fit entendre : « Que la bonne et vieille cause triomphe à jamais ! »

À ces exclamations de la part des mécontents les dignitaires froncèrent le sourcil. Cependant le jeune lord Evandale s’avança de nouveau, et fut encore heureux. Son succès fut accueilli par les applaudissements et les félicitations de la partie aristocratique et bien pensante de l’assemblée. Mais il fallait recourir encore à une troisième épreuve.

Le chasseur vert, déterminé à mettre fin à ce combat, s’approcha de son cheval que gardait un des siens, et en ayant préalablement assuré avec soin les sangles et la selle, il s’élança dessus, le gouvernant de manière à éloigner un peu les assistants ; alors il donna de l’éperon, galopa vers l’endroit d’où il devait tirer, et sans arrêter la course de son cheval, en abandonnant les rênes et se plaçant de côté sur la selle, il visa le but et abattit le perroquet. Lord Evandale imita son exemple, quoique plusieurs de ceux qui l’entouraient prétendissent que ce qui venait de se passer était une innovation aux règles établies, qu’il n’était point obligé de suivre. Mais, ou l’adresse du jeune lord n’était pas aussi parfaite, ou son cheval n’était pas aussi bien dressé ; l’animal broncha au moment où son maître visait, et la balle n’atteignit pas l’oiseau. Ceux qui avaient été surpris de l’adresse du chasseur vert admirèrent également la courtoisie dont il fit preuve alors. Il rejeta tout le mérite de la dernière épreuve, proposa à son antagoniste de la considérer comme nulle, et de vouloir bien la renouveler à pied.

« Je préférerais la renouveler à cheval, » dit le jeune lord à son antagoniste, « si j’en possédais un aussi docile et aussi bien dressé à ces sortes d’exercices que paraît l’être celui que vous montez. — Voulez-vous me faire l’honneur de le monter, à condition que vous me prêterez le vôtre ? « répondit le jeune homme.

Lord Evandale osait à peine accepter cette offre polie, bien convaincu qu’elle diminuerait le prix de la victoire, si le sort se déclarait en sa faveur. Cependant, ne pouvant maîtriser le désir qu’il avait de rétablir sa réputation de bon tireur, il ajouta, avec un certain air de dédain, que, quoiqu’il abandonnât toutes prétentions à l’honneur de la journée, il accepterait volontiers l’offre obligeante du vainqueur, et que, si celui-ci le voulait bien, cette nouvelle épreuve serait faite en l’honneur de leurs belles.

En prononçant ces mots, il jeta sur miss Bellenden un regard expressif. La tradition rapporte que les yeux du jeune tireur suivirent la même direction, mais que leur expression était plus timide. Le dernier essai du jeune lord fut aussi malheureux que le premier. Il lui fut alors difficile de conserver le ton d’indifférence dédaigneuse qu’il avait affecté jusque-là ; mais sentant tout le ridicule dont il serait l’objet, si, dans une telle circonstance, il témoignait quelque ressentiment, il rendit à son antagoniste le cheval sur lequel il avait fait sa dernière et infructueuse épreuve, et reprenant le sien en adressant à son compétiteur des remercîments. « Grâce à vous, dit-il, je n’ai point perdu la bonne opinion qu’avant ce jour j’avais de mon cheval : j’ai cependant été sur le point d’attribuer à la pauvre bête le blâme de mon infériorité ; mais je reconnais à présent, comme tout le monde, que je ne dois accuser que moi seul de ma déconvenue. » Ayant prononcé ces paroles d’un ton dans lequel le dépit se cachait sous le voile de l’indifférence, il s’élança sur son cheval et s’éloigna.

Comme il arrive ordinairement dans le monde, ceux-là même qui avaient accompagné lord Evandale de leurs vœux, témoins alors de sa défaite éclatante, accordaient à son heureux rival leurs applaudissements et leur attention.

« Quel est-il ? Qui est son nom ? » s’écriaient les gentilshommes présents ; car peu d’entre eux le connaissaient personnellement. On apprit bientôt quels étaient son rang et ses titres : et comme il était de cette classe à laquelle les grands peuvent marquer des égards sans déroger, quatre des amis du duc, avec cet empressement que le pauvre Malvolio attribue à son cortège imaginaire, parvinrent à amener le vainqueur en présence de sa Seigneurie. Comme on le conduisait en triomphe à travers la foule des spectateurs qui l’accablaient de leurs félicitations, il vint à passer, ou plutôt il se trouva vis-à-vis de Marguerite et de sa petite-fille. Le capitaine du Perroquet et miss Bellenden rougirent, et la jeune fille répondit avec quelque embarras au salut profond que lui faisait en passant le vainqueur. — Vous connaissez donc ce jeune homme ? dit lady Marguerite, — Je… je l’ai vu chez mon oncle, madame, et ailleurs quelquefois, » dit tout bas miss Édith Bellenden. — J’entends dire autour de moi, reprit lady Marguerite, que ce jeune damoiseau est le neveu du vieux Milnwood. — Le fils de feu le colonel Morton de Milnwood, qui se distingua à la tête d’un régiment de cavalerie à Dunbar et à Inverkeithing, » dit un gentilhomme qui se trouvait à cheval près de lady Marguerite. — Oui, et qui, avant cela, avait combattu pour les presbytériens à Marston-Moor et à Philiphaugh, » ajouta lady Marguerite ; et elle soupira en prononçant ces fatales paroles, qui lui rappelaient le souvenir triste et cruel de la mort de son époux. — La mémoire de Votre Seigneurie est fidèle, dit le gentilhomme ; mais il serait plus convenable maintenant d’oublier tout cela. — Il devrait ne pas l’oublier, lui, Gilbertscleugh, répliqua lady Marguerite, et se dispenser de s’introduire dans la compagnie de ceux à qui son nom doit rappeler de pénibles souvenirs. — Vous oubliez, ma chère dame, dit l’interlocuteur, que ce jeune homme vient ici au nom de son oncle, pour acquitter l’obligation à lui imposée. Il serait à désirer que tous les districts du comté fournissent des sujets qui lui ressemblassent. — Son oncle, dit lady Marguerite, est un puritain, tout aussi bien que son vieux père, je suppose ? — Son oncle est un vieil avare, dit Gilbertscleugh, dont les opinions ne sont point à l’épreuve d’une pièce d’or ; et, quoiqu’un peu à contrecœur sans doute, il aura, pour éviter une amende, envoyé le jeune homme à la revue. D’ailleurs je suppose que ce pauvre garçon doit se trouver heureux d’avoir pu se dérober pour un jour à l’insipidité et à l’ennui du vieux château de Milnwood, où il ne voit d’autres personnes qu’un oncle hypocondre et une ménagère favorite. — Savez-vous combien d’hommes et de chevaux le domaine de Milnwood doit fournir ? » dit la vieille dame, donnant suite à son interrogatoire. — Deux cavaliers complètement équipés, répondit Gilbertscleugh. — Mes domaines, mon cousin Gilbertscleugh, » dit lady Marguerite se relevant avec dignité, « mes domaines ont toujours fourni à la revue huit hommes, et il m’est souvent arrivé de tripler volontairement ce nombre. Je me rappelle que lors du déjeuner que le roi Charles prit à mon château de Tillietudlem, Sa Majesté insista particulièrement pour savoir… — La voiture du duc s’avance, » dit Gilbertscleugh, qui partageait alors l’alarme commune à tous les amis de lady Marguerite quand elle venait à parler de la visite royale dans le manoir de ses ancêtres. « La voiture du duc s’avance, je pense, milady, que vous userez du droit de votre rang et quitterez la place aussitôt après lui. Me sera-t-il permis de vous accompagner au château, ainsi que miss Bellenden ? Des partis de presbytériens errent dans ces contrées, on dit même qu’ils insultent et désarment les royalistes qui voyagent en petit nombre. — Je vous remercie, Gilbertscleugh, dit lady Marguerite ; avec l’escorte de mes vassaux j’ai moins besoin que qui que ce soit d’être importune à mes amis. Voulez-vous avoir la bonté d’ordonner à Harrison de faire avancer sa troupe un peu plus vite ; il la dirige comme si elle conduisait une pompe funèbre. »

Le gentilhomme s’empressa de communiquer au fidèle intendant l’ordre de milady.

L’honnête Harrison avait d’excellentes raisons pour douter de la prudence de cet ordre, mais il l’avait reçu, il fallait obéir. Il partit donc au petit galop, suivi du sommelier Gudyill ; celui-ci présentait une attitude militaire digne d’un ancien soldat de Montrose, attitude à laquelle les vapeurs stimulantes de l’eau-de-vie ajoutaient encore, en augmentant la fierté et la gravité de son regard : en effet, dans les intervalles du service militaire, notre martial sommelier avait porté de fréquents toasts à la santé du roi et à la ruine du puritanisme. Malheureusement il arriva que ces nombreuses libations lui firent oublier l’attention due à l’inexpérience de Gibbie qui venait immédiatement après lui. Les chevaux ayant pris le galop, les bottes énormes, que les jambes du pauvre garçon ne pouvaient tenir fermes, commencèrent à jouer alternativement contre les flancs du cheval ; ces bottes, armées d’éperons longs et aigus, lassèrent bientôt la patience de l’animal qui bondit et se cabra ; les cris À l’aide que se mit à pousser Gibbie ne parvenaient point aux oreilles du trop négligent sommelier ; car ils se perdaient en partie dans la concavité du casque d’acier qui couvrait la tête du pauvre garçon, et étaient en même temps étouffés par la chanson guerrière du vaillant Grœme, que M. Gudyiil s’amusait à siffler de toute la force de ses poumons.

Mais le coursier voulut bientôt faire à sa tête, et, commençant à caracoler çà et là, au grand amusement de tous les spectateurs, il se dirigea de toute la vitesse de ses jambes vers le massif carrosse que nous avons décrit plus haut. La pique de Gibbie ayant échappé au lien qui la retenait, se trouvait placée transversalement sur le cheval et uniquement soutenue par les mains du malheureux cavalier qui, il en coûte de le dire, cherchant une aide, toujours peu honorable sans doute, avait saisi la crinière de la bête avec toute la force musculaire dont il était susceptible. Son casque couvrait entièrement sa figure, de telle sorte qu’il ne voyait pas plus devant lui que derrière. D’ailleurs l’usage de ses yeux lui eût été fort peu utile dans la circonstance où il se trouvait, car son coursier, comme s’il se fût agi d’une figue contre les partisans du roi, s’élança sur le solennel équipage du duc ; la lance, placée comme on vient de le dire, menaçait de le traverser de part en part, au risque de percer autant de gens sur son passage que la célèbre épée de Roland qui, suivant un poète épique italien, pouvait enfoncer autant de Maures qu’un Français peut embrocher de grenouilles[1].

Prévoyant alors ce qui allait arriver, les personnes placées à l’intérieur et à l’extérieur de l’équipage poussèrent un cri spontané de terreur qui éloigna le malheur qui les menaçait. Le capricieux coursier du pauvre Gibbie fut épouvanté de ce bruit ; il s’arrêta court, broncha, recommença ses saccades et se jeta de côté. Les malheureuses bottes, cause primitive du désastre, maintenaient cependant la réputation qu’elles avaient acquise en des temps plus reculés ; elles répondaient à chaque saut du cheval par un vif coup d’éperon, et tel était leur énorme poids qu’elles ne sortaient pas même des étriers. Mais il n’en fut pas ainsi de ce pauvre Gibbie, que les bonds du coursier chassèrent enfin de ces masses pesantes et larges, et précipitèrent par-dessus la tête de l’animal, à la grande satisfaction de tous les spectateurs. Sa lance et son casque l’avaient abandonné dans sa chute, et, pour compléter sa disgrâce, lady Marguerite Bellenden, qui ignorait encore qu’un de ses guerriers servait ainsi de jouet à l’assemblée, survint assez à temps pour voir son chétif vassal dépouillé de la peau du lion.

Comme elle n’avait point eu connaissance de cette métamorphose, et que la cause même lui en était inconnue, sa surprise et son ressentiment furent extrêmes ; les excuses et les explications de l’intendant et du sommelier ne purent que très-difficilement l’apaiser. Elle prit sur-le-champ la route de son château, tout indignée des rires et des acclamations des spectateurs, et bien disposée à se venger de cet affront sur le vassal réfractaire dont le malheureux Gibbie avait si tristement rempli la place. La plus grande partie de la noblesse se dispersait alors, chacun se rendant à son manoir ; et la comique aventure des vassaux de Tillietudlem leur fournissait un ample sujet d’amusement. Les cavaliers s’éloignaient aussi par petites troupes. Quant à ceux qui avaient exercé leur adresse au jeu du perroquet, un ancien usage les obligeait avant le départ de vider une coupe avec leur capitaine.





  1. As a frenchman spits frogs, dit Walter Scott ; ce qui rappelle le french dog et autres compliments britanniques de ce genre. a. m.