Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 295-301).



CHAPITRE XXXI.

les dissensions.


Mais écoutez ! la tente a changé de voix : le repos et la paix s’éloignent d’ici.
Burns.
Le Lowdien Mallisha vint avec ses habits bleus ; cinq cents hommes vinrent de Londres, habillés de rouge.
Vers de Bothwell.


Quand Morton, après avoir quitté les avant-postes de l’armée royale où il régnait tant d’ordre, fut arrivé à ceux de son parti, il ne put s’empêcher de remarquer la différence de discipline et d’en concevoir de tristes pressentiments sur l’avenir. La discorde qui divisait leur conseil s’était répandue dans les derniers rangs des insurgés ; les postes, les patrouilles, étaient plus occupés à disputer sur le sujet et les causes véritables de la colère divine, et à définir les limites de l’hérésie des érastiens, qu’à surveiller les mouvements de leurs ennemis, quoique l’on entendît leurs tambours et leurs trompettes.

Cependant une grand’garde avait été placée sur le long et étroit pont de Bothwell, par où l’ennemi devait nécessairement passer pour attaquer ; mais les soldats chargés de garder ce poste étaient, comme les autres, divisés et découragés : persuadés que cette position ne pouvait être défendue, ils pensaient déjà à se replier sur le corps principal de l’armée. Une telle faute eût entraîné la ruine complète des presbytériens, car vraisemblablement, de la perte ou de la conservation de ce passage devait dépendre la fortune de la journée. Au bout du pont était une plaine unie, et coupée seulement par quelques petits bouquets d’arbres. Sur un tel champ de bataille il était probable que les troupes indisciplinées des insurgés, manquant de cavalerie, et tout à fait dépourvues d’artillerie, ne pourraient par soutenir le choc de troupes régulières.

Morton examina donc ce poste avec attention, et il lui parut qu’en occupant deux ou trois maisons sur la rive gauche de la rivière, et quelques bouquets d’aunes et de noisetiers qui en ombrageaient le bord, puis en fermant les portes d’une voûte construite, selon l’ancien usage, sur le milieu du pont, cette position pourrait être aisément défendue. Il donna donc des ordres en conséquence, fit détruire les parapets de cette partie du pont, afin qu’ils ne protégeassent pas l’ennemi s’il tentait de forcer ce passage. Morton conjura les soldats préposés à la garde de ce poste important d’être attentifs et sur leurs gardes, et leur promit un prompt et nombreux renfort. Il fit encore placer des vedettes de l’autre côté de la rivière pour surveiller les mouvements de l’ennemi, avec ordre de se replier sur la rive gauche aussitôt qu’il approcherait. Enfin, il les chargea d’avertir le conseil de tout ce qu’ils découvriraient. Les soldats, dans le moment du danger, sont toujours disposés à reconnaître la supériorité de leurs officiers : l’activité de Morton et son habileté lui gagnèrent la confiance de ses gens. Avec un renouvellement d’activité et d’espoir, ils se mirent à fortifier leur position conformément à ses instructions, et le saluèrent à son départ de trois bruyantes acclamations.

Morton s’avança alors au grand galop vers le gros de l’armée. Il fut surpris autant que consterné de la scène de tumulte et de confusion qu’elle offrait, dans un temps où le bon ordre et la concorde étaient si nécessaires. Au lieu d’être rangés en ordre de bataille et d’écouter les ordres de leurs officiers, les soldats, mêlés ensemble, formaient une masse confuse qui roulait et s’agitait comme les vagues de la mer. Mille bouches parlaient, ou plutôt vociféraient, et pas une oreille n’écoutait. Consterné de cette scène extraordinaire, Morton s’efforça de s’ouvrir un passage à travers la foule, afin d’apprendre et de faire cesser, s’il était possible, la cause d’un désordre si intempestif. Pendant qu’il est ainsi occupé, nous ferons connaître au lecteur ce que Henri ne découvrit qu’avec difficulté.

Les insurgés s’étaient disposés à tenir leur jour d’humiliation : cet usage, selon la coutume des puritains dans les premières guerres civiles, leur paraissait le meilleur moyen de surmonter les obstacles et de terminer toutes les discussions. On choisissait ordinairement pour cette solennité un jour ouvrable ; mais cette fois, pressé par le temps et par la proximité de l’ennemi, on fit choix du jour du sabbat. Une chaire provisoire, ou plutôt une espèce de tente, fut élevée au milieu du camp, et l’on convint qu’elle serait occupée d’abord par le révérend Pierre Poundtext, préférence qui lui était accordée comme étant le plus âgé des ecclésiastiques présents. Mais au moment où le digne théologien, d’un pas lent et mesuré, s’avançait vers la tribune préparée pour lui, il fut prévenu par l’apparition soudaine de Habakkuk Mucklewrath, ce prédicateur fougueux qui avait si fort étonné Morton au premier conseil tenu par les chefs des insurgés après leur victoire de Loudon-Hill. On ne sait s’il agit par les instigations des caméroniens, ou si ce fut seulement l’agitation de son esprit, la vue d’une chaire vacante, qui le portèrent à saisir l’occasion de haranguer un aussi respectable auditoire. Quoi qu’il en puisse être, il saisit ardemment l’occasion, s’élança dans la chaire, promena autour de lui ses yeux égarés, et sans s’émouvoir des murmures d’un grand nombre de ses auditeurs, ouvrit la Bible, et prit pour texte de son discours ces mots du trentième chapitre du Deutéronome : « Certains hommes, enfants de Bélial, sont sortis du milieu de vous, et ont emmené les habitants de leur ville, disant : Allons servir d’autres dieux qui vous sont inconnus ; » et il commença une harangue aussi fanatique, aussi extravagante qu’inopportune. Il s’étendit sur les sujets de discorde qui régnaient dans l’armée, et dont on était convenu d’ajourner la discussion à un temps plus convenable, n’omettant aucune question propre à soulever les passions. Enfin, après avoir accusé les modérés d’hérésie, de viser à la tyrannie, de chercher la paix avec les ennemis de Dieu, il reprocha à Morton, qu’il désigna par son nom, d’avoir été un de ces hommes qui, comme le disait le texte sacré, étaient sortis du milieu d’eux pour emmener les habitants de la ville et s’égarer à la poursuite de faux dieux. Lui, ceux qui le suivaient, ceux qui approuvaient sa conduite, Mucklewrath les menaça tous de la colère et de la vengeance divine, et exhorta ceux qui voulaient rester purs et sans tâche à se séparer d’eux.

« Ne tremblez point, dit-il, devant le hennissement des chevaux et l’éclat des cuirasses. Ne demandez point de secours aux Égyptiens contre les ennemis. Quoiqu’ils puissent être nombreux comme les sauterelles, fiers comme les dragons, leur confiance n’est pas notre confiance, leur rocher n’est pas notre rocher ; autrement, comment mille fuiraient-ils devant un seul, et deux en mettraient-ils dix mille en fuite ? J’ai rêvé dans les visions de la nuit, et la voix m’a dit : Habakkuk, prends ton van, sépare le froment de la paille, afin qu’ils ne soient pas consumés ensemble par les feux de l’indignation et les éclairs de la colère. En conséquence, je vous dis : Prenez ce Henri Morton,… ce criminel Achab, qui a apporté la malédiction parmi vous, et s’est fait des frères dans le camp de l’ennemi… Prenez-le, lapidez-le avec des pierres, ensuite brûlez-le avec le feu, pour que la colère puisse s’éloigner des enfants du Covenant. Il n’a pas pris un vêtement babylonien ; mais il a vendu le vêtement de la justice à la femme babylonienne ; il n’a pas pris cent pièces d’argent, mais il a trafiqué de la vérité, qui est plus précieuse que l’or et l’argent. »

À cette attaque furieuse, dirigée inopinément contre un de leurs principaux chefs, le tumulte se répandit dans l’assemblée des presbytériens. Quelques-uns demandaient qu’on procédât sur-le-champ à l’élection de nouveaux officiers, et qu’on ne nommât aucun de ceux qui par leurs discours ou par leurs actions auraient montré plus ou moins de faiblesse pour les hérésies et la corruption des temps. Telles étaient les demandes des caméroniens. Ils s’écriaient que quiconque n’était pas avec eux était contre eux ; que ce n’était pas le moment de renoncer à la partie essentielle du Covenant, quand ils avaient un si grand besoin que le ciel bénît leurs armes et leur cause ; qu’à leurs yeux un presbytérien tiède ne valait guère mieux qu’un papiste, un ennemi du Covenant, un homme sans foi.

Les modérés repoussaient avec indignation et mépris le reproche qu’on leur faisait d’avoir, par une criminelle condescendance, déserté la cause de la vérité. Ils reprochaient à leurs accusateurs d’avoir brisé l’unité de croyance ; d’avoir, par les emportements d’un zèle extravagant, introduit la division dans l’armée, quand, au jugement des plus hardis, ses forces réunies suffisaient à peine pour résister à leurs ennemis. Poundtext et un ou deux autres faisaient d’inutiles efforts pour calmer la fureur croissante des deux partis en leur répétant ces paroles du patriarche : « Qu’il n’y ait point de querelle entre vous et moi, ni entre vos bergers et les miens, car nous sommes frères ; » ces paroles pacifiques ne pouvaient être entendues. Ce fut en vain que Burley lui-même, quand il vit la dissension portée à un si haut point, éleva sa voix sombre et forte pour recommander le silence et le respect de la discipline : l’esprit d’insubordination n’avait plus de bornes, et on eût dit que l’exhortation d’Habakkuk Mucklewrath avait communiqué une partie de son fanatisme à tous ceux qui l’avaient entendu. Les plus sages ou les plus timides étaient prêts à se retirer, et à abandonner une cause qu’ils regardaient comme perdue. Les autres inclinaient pour un appel harmonieux, comme ils l’appelaient assez improprement, c’est-à-dire pour la nomination de nouveaux officiers et le renvoi de ceux qui avaient été récemment élus, et cela avec un tumulte et des cris vraiment dignes de la folie et du désordre qui régnaient dans ce camp. Ce fut en ce moment que Morton arriva : l’armée était en proie à la plus affreuse confusion, et sur le point de se dissoudre. Son retour excita de bruyants applaudissements d’un côté, et de l’autre des imprécations non moins bruyantes.

« Que signifie un tel désordre dans un pareil moment ? » cria-t-il à Burley, qui, épuisé de ses vains efforts pour rétablir la subordination, se tenait appuyé sur son épée, et regardait avec désespoir cette scène de confusion.

« Il signifie, répliqua-t-il, que Dieu nous a livrés aux mains de nos ennemis. — Non, non, » répondit Morton d’une voix et d’un geste qui forcèrent ceux qui l’entouraient à l’écouter, « ce n’est pas Dieu qui nous abandonne, c’est nous qui l’abandonnons, et qui nous déshonorons nous-mêmes en souillant et en trahissant la cause de la liberté et de la religion. Écoutez-moi ! » s’écria-t-il en s’élançant sur la chaire que Mucklewrath épuisé de fatigue avait été forcé d’abandonner : « je vous apporte des propositions de paix ; mais l’ennemi y met pour condition que vous mettiez bas les armes. Si vous consentez à suivre mes avis, vous pouvez faire encore une honorable résistance. Mais le temps presse ; décidez-vous sur-le-champ. Qu’il ne soit pas dit que six mille Écossais n’ont eu ni le courage d’attendre l’ennemi de pied ferme et de le combattre, ni le bon esprit de faire la paix, ni même la prudence du lâche, qui sait à propos battre en retraite. Que signifient des querelles sur des points minutieux de discipline ecclésiastique, lorsque l’édifice entier est menacé d’une complète destruction ? Rappelez-vous, mes frères, que le dernier et le pire de tous les maux que Dieu envoya au peuple qu’il avait choisi, le dernier et le plus terrible châtiment de l’aveuglement et de la dureté du cœur de ce peuple, furent les dissensions sanglantes qui déchiraient la cité dans le temps même que l’ennemi se présentait à ses portes. »

Quelques-uns manifestèrent par des applaudissements, d’autres par des huées, l’impression que ce discours avait produite sur eux. Plusieurs s’écrièrent même : « À vos tentes, Israël ! »

Morton, qui voyait déjà les colonnes de l’ennemi apparaître sur la rive droite et se diriger vers le pont, éleva la voix autant qu’il lui fut possible ; et faisant un geste de la main : « Retenez vos clameurs insensées, s’écria-t-il ; voici l’ennemi. C’est de la défense du pont que dépend votre vie et l’espérance de faire triompher nos lois et nos libertés… Il y aura au moins un Écossais qui mourra en combattant pour elles… Que ceux qui aiment leur pays me suivent ! »

La multitude avait tourné la tête du côté que lui avait indiqué Morton. À la vue des lignes étincelantes des gardes à pied anglais, soutenues par plusieurs escadrons de cavalerie, des canons que les artilleurs braquaient déjà contre le pont, des clans avec leurs plaids bigarrés qui semblaient chercher un gué, à la vue des troupes nombreuses destinées à soutenir l’attaque, les cris de tumulte cessèrent tout à coup, et les insurgés restèrent frappés de consternation, comme si c’eût été une apparition soudaine et non un événement auquel on devait s’attendre. Ils regardaient leurs camarades, puis leurs chefs, avec cet air abattu qu’on remarque chez un malade épuisé par un accès de frénésie. Cependant lorsque Morton, s’élançant de la chaire, se dirigea vers le pont, une centaine de jeunes gens qui lui étaient particulièrement attachés le suivirent.

Burley se tournant vers Macbriar : « Éphraïm, dit-il, c’est la Providence qui nous montre le vrai chemin par la sagesse mondaine de ce jeune homme… Que celui qui aime la lumière suive Burley. — Arrête ; répliqua Macbriar ; ce n’est pas par Henri Morton ni par ses pareils que nous devons être conduits. Reste avec nous. Je crains pour l’armée la trahison de cet Achab sans foi… tu n’iras pas avec lui. Tu es nos chariots et nos cavaliers. — Ne me retiens pas, répondit Burley ; il a dit avec raison que tout est perdu si l’ennemi enlève le pont… ne me retiens pas. Les enfants de cette génération seront-ils plus sages et plus braves que les enfants du sanctuaire ?… Allons, à vos rangs ! suivez vos chefs ! Ne nous laissez pas manquer d’hommes ni de munitions, et maudit soit celui qui abandonnerait l’œuvre en ce grand jour ! »

Ayant ainsi parlé, il marcha à grands pas vers le pont, accompagné d’environ deux cents des plus braves et des plus zélés de ses partisans. Un silence profond, le silence du découragement, suivit le départ de Morton et de Burley. Les officiers profitèrent de ce moment pour rétablir un peu d’ordre dans leurs rangs, recommandant à ceux qui étaient le plus à découvert de se jeter la face contre terre aussitôt que la canonnade commencerait. On exécuta leurs ordres sans résister, sans s’occuper davantage de faire des remontrances ; mais la peur avait succédé à l’enthousiasme, et ces forcenés prirent leurs rangs avec la docilité d’un troupeau ; le cœur leur manquait à l’approche soudaine d’un danger contre lequel ils avaient négligé de se prémunir lorsqu’il était encore éloigné. On parvint cependant à mettre ces troupes en ligne avec quelque régularité, et elles présentèrent encore l’apparence d’une armée. Leurs chefs purent donc espérer que quelque circonstance favorable ranimerait leur courage.

Kettledrummle, Poundtext, Macbriar, et d’autres prédicateurs, se donnaient beaucoup de mouvement pour faire entonner un psaume ; mais les superstitieux remarquèrent, comme un mauvais présage, que leur chant de jubilation et de triomphe se changea en un chant de consternation, et ressemblait plutôt aux psaumes de la pénitence récités sur l’échafaud d’un criminel, qu’au cantique d’allégresse qui avait retenti sur la bruyère sauvage de Loudon-Hill en anticipation de la victoire de cette mémorable journée. Cette mélodie mélancolique reçut bientôt un accompagnement plus triste encore : les troupes royales poussèrent des cris de joie, les montagnards des hurlements, et le canon commença à gronder sur l’une des rives de la Clyde, tandis que le feu de la mousqueterie retentissait sur l’une et sur l’autre. En peu d’instants, le pont et la rivière furent enveloppés d’épais tourbillons de fumée.