Le Vieillard des tombeaux/30
CHAPITRE XXX.
négociations.
Henri Morton s’efforçait ainsi de calmer la fureur des partis opposés, lorsque, deux jours après son arrivée à Hamilton, il y fut rejoint par son collègue, le révérend Poundtext. Ce dernier fuyait la colère de John Balfour Burley, violemment irrité contre lui à cause de la part qu’il avait prise à la délivrance de lord Evandale. Quand le digne théologien se fut un peu remis de la fatigue d’un voyage si rapide, il rendit compte à Morton de ce qui s’était passé dans le voisinage de Tillietudlem après son départ.
La marche nocturne se Morton avait été opérée avec tant d’habileté, et les soldats avaient si fidèlement gardé le secret, que Burley ne fut instruit de cet événement que fort avant dans la matinée. Sa première demande fut si Macbriar et Kettledrummle étaient arrivés, conformément à l’ordre qu’il leur avait expédié à minuit. Macbriar était dans le camp, et Kettledrummle devait, à ce qu’on lui dit, arriver très-prochainement. Burley envoya donc un messager au quartier de Morton, pour l’inviter à se rendre immédiatement au conseil ; mais on lui rapporta la nouvelle que Morton était parti. Poundtext fut mandé aussitôt ; mais pensant, comme il le dit lui-même, qu’il n’y avait rien de bon à attendre de cet intrépide disputeur, Poundtext était retourné à son presbytère, préférant chevaucher la nuit entière, quoiqu’il eût passé à cheval tout le jour précédent, que de recommencer le lendemain matin ses controverses avec Burley, dont l’emportement l’embarrassait lorsqu’il n’était pas soutenu par la présence de Morton. Burley s’informa ensuite de lord Evandale, et son irritation fut extrême quand il apprit qu’il avait été conduit hors du camp pendant la nuit par une escorte que Morton lui-même commandait.
« Le scélérat ! » s’écria Burley s’adressant à Macbriar, « le traître ! c’est pour gagner la faveur du gouvernement, qu’il a mis en liberté mon prisonnier, je n’en doute pas, quand cette place forte qui nous a donné tant de mal nous aurait été remise en échange de sa vie. — Mais n’est-elle pas en notre pouvoir ? » dit Macbriar en regardant le donjon du château ; « ne sont-ce pas les couleurs du Covenant qui flottent sur ces murailles ? — C’est un stratagème, dit Burley, une ruse de guerre, une insulte par laquelle ils essaient de rendre notre désappointement plus amer et plus cruel. »
Il fut interrompu par l’arrivée d’un des hommes qui avaient suivi Morton, lequel venait lui annoncer l’évacuation de la place et son occupation par les insurgés. La nouvelle de ce succès, au lieu d’apaiser Burley, le rendit furieux.
« J’ai veillé, dit-il, j’ai combattu, j’ai employé la ruse ; j’ai travaillé tant que j’ai pu à réduire cette place ; j’ai négligé des entreprises plus utiles et plus glorieuses ; j’ai serré étroitement ce château, j’ai détourné les sources, j’ai fait régner dans ses murs les horreurs de la famine ; et quand les hommes étaient sur le point de se livrer à ma merci, que leurs enfants allaient devenir mes captifs, leurs filles un sujet de risée pour tout le camp, survient ce jeune homme sans barbe au menton, et il ose mettre la faucille dans ma moisson, et il arrache leur proie à ceux qui allaient la saisir ! Le salaire n’appartient-il donc plus à l’ouvrier ? la ville avec ses habitants à ceux qui l’ont prise ? — Allons, » dit Macbriar, étonné de l’extrême agitation que montrait Burley, « ne t’échauffe pas contre un enfant qui n’est pas digne de ta colère. Le ciel emploie les instruments qu’il lui plaît ; et qui sait si cet enfant… — Paix ! paix ! dit Burley, tu fais tort à ton propre jugement. C’est toi qui le premier m’as dit de me défier de ce sépulcre blanchi, de cette pièce de cuivre que j’ai prise pour de l’or. Malheur même aux élus, qui négligent les avis de vieux pasteurs tels que toi. Mais nos attachements charnels ne manquent jamais de nous égarer. Le père de cet enfant était mon ancien ami. Il faut lutter avec autant de courage que toi, Éphraïm Macbriar, quand on veut se dégager des liens et des entraves de l’humanité. »
Ce sentiment toucha sensiblement le prédicateur, d’où Burley conclut qu’il lui serait aisé de faire servir ses opinions à ses propres vues, d’autant plus qu’ils étaient tous deux parfaitement d’accord en ce qui touchait le gouvernement de l’Église.
« Rendons-nous sur-le-champ à la tour, dit-il : nous y trouverons des papiers qui, par le bon emploi que je saurai en faire, vaudront autant pour nous qu’un vaillant général et cent cavaliers. — De tels secours conviennent-ils aux enfants du Covenant ? reprit le prédicateur ; nous n’avons déjà parmi nous que trop de ces gens plus affamés de terres, d’or et d’argent, que de la parole. Ce n’est pas par de tels défenseurs que sera accomplie l’œuvre de notre délivrance. — Tu te trompes, dit Burley ; ces hommes mondains ne seront pour nous que des instruments. À tout événement, la femme moabite sera dépouillée de son héritage, et, ni le mécréant Evandale, ni l’érastien Morton, ne possédera ce château et ces domaines, quand bien même il obtiendrait ensuite la main de sa fille. »
En parlant ainsi, il prit le chemin de Tillietudlem, où il se saisit de l’argenterie et de tout ce qui pouvait être utile à l’armée ; il pilla le chartier et les autres endroits où étaient déposés les papiers de famille, et repoussa avec mépris les remontrances de ceux qui lui rappelaient que la capitulation garantissait le respect des propriétés privées.
Burley et Macbriar, s’étant établis dans leur nouvelle conquête, furent rejoints, dans le coure de la journée, par Kettledrummle et par le laird de Langeale, que cet infatigable théologien était parvenu à détourner par ses séductions, comme disait Poundtext, de la pure lumière dans laquelle il avait été élevé. Ainsi réunis, ils envoyèrent l’invitation, ou plutôt l’ordre, audit Poundtext, de se rendre au conseil qui allait être tenu à Tillietudlem. Mais il se souvint qu’il y avait une prison dont la porte était garnie de barreaux de fer, et il résolut de ne pas confier sa liberté à ses collègues irrités. Il se retira donc, ou plutôt il s’enfuit à Hamilton, où il apporta la nouvelle que Burley, Macbriar et Kettledrummle arriveraient, sitôt qu’ils auraient réuni un corps de caméroniens suffisant pour imposer au reste de l’armée.
« Vous voyez, dit Poundtext, qu’ils auront la majorité dans le conseil ; car Langeale, quoiqu’il ait toujours passé pour un des plus honnêtes et des plus raisonnables du parti, n’a point d’opinion à lui : il est toujours du parti le plus fort. »
En terminant son récit, Poundtext poussa un profond soupir ; car il se voyait entouré d’ennemis de tous côtés ; l’armée royale, d’une part ; de l’autre, les exagérés de l’armée covenantaire.
Morton l’exhorta à la patience et au courage ; il l’informa des espérances fondées qu’il avait de négocier la paix avec de bonnes garanties par l’entremise de lord Evandale ; il le flatta du consolant espoir qu’il retrouverait un jour son Calvin relié en parchemin, sa pipe du soir, son gobelet de bière inspiratrice, pourvu toutefois qu’il travaillât de tout son pouvoir à seconder les mesures que lui, Morton, avait prises pour une pacification générale[1]. Ainsi soutenu et encouragé, Poundtext se détermina à attendre l’arrivée des caméroniens au rendez-vous général.
Burley et ses confédérés avaient réuni un corps considérable de leurs partisans, qui ne se montait pas à moins de cent cavaliers et quinze cents fantassins, tous vêtus d’habits d’une couleur sombre ; acerbes et querelleurs dans la conversation, pleins de résolution et de confiance, comme des gens convaincus que la porte du salut était ouverte pour eux seuls, tandis qu’à leurs yeux le reste des chrétiens, quelque légère que fût la différence entre leur croyance et celle des caméroniens, n’étaient, ou peu s’en fallait, que des damnés et des réprouvés. Ces hommes entrèrent dans le camp des presbytériens plutôt comme des alliés douteux et soupçonneux ou des ennemis non encore déclarés, que comme des hommes entièrement attachés à la même cause et exposés aux mêmes dangers que leurs frères d’armes plus modérés. Burley n’alla point voir ses collègues ; il n’eut aucune communication avec eux ; ils reçurent seulement de lui une invitation de se rendre le soir à une séance du conseil général.
Morton et Poundtext, en arrivant au lieu indiqué pour la réunion, trouvèrent leurs collègues déjà assis. Ils échangèrent de froides salutations, et l’on pouvait prédire que ceux qui avaient convoqué le conseil ne s’attendaient pas à une conférence amicale. Macbriar, que l’emportement de son zèle entraînait toujours en avant, rompit le premier le silence. Il désirait connaître par quelle autorité ce mécréant, ce lord Evandale, avait été soustrait à la sentence de mort justement prononcée contre lui.
« Par mon autorité et par celle de Morton, » répondit Poundtext, qui, outre qu’il était jaloux de donner à son compagnon une preuve de son courage, se confiait beaucoup en son appui, et qui d’ailleurs craignait moins de se mesurer avec un homme de sa profession, qui n’employait que les armes de la controverse théologique, plutôt qu’avec le farouche et sanguinaire Balfour. — « Et qui donc, mon frère, répondit Kettledrummle, vous a donné le pouvoir de vous interposer dans une matière si importante ? — Les termes mêmes de notre commission, dit Poundtext, qui nous donnent le pouvoir de lier et de délier : si lord Evandale a été légalement condamné à mort par la voix de l’un de nous, il a été aussi légalement délivré de la mort par la volonté de deux autres. — Allez, allez, dit Burley, nous connaissons vos motifs ; c’était pour envoyer ce ver à soie, ce colifichet doré, cette poupée brodée, porter des propositions de paix au tyran. — Il est vrai, » répliqua Morton, qui s’aperçut que son compagnon commençait à fléchir sous le regard terrible de Burley ; « Il est vrai : et qu’y trouvez-vous à redire ? Devons-nous plonger la nation dans une guerre éternelle, pour des projets aussi vains, aussi injustes qu’impraticables ? — Écoutez-le, dit Burley, il blasphème ! — C’est faux ! répondit Morton ; les blasphémateurs sont ceux qui attendent du ciel des miracles et qui négligent de se servir des moyens que la divine sagesse a mis à la disposition des hommes pour accomplir leurs entreprises. Je vous le répète : notre but, et nous l’avouons hautement, notre but est d’obtenir le rétablissement de la paix à de bonnes et honorables conditions qui nous assurent le libre exercice de notre religion et notre liberté. Nous n’avons nullement la prétention de tyranniser la conscience et la liberté des autres. »
La querelle eût été plus animée que jamais s’ils n’eussent reçu la nouvelle imprévue que de Montmouth avait commencé sa marche vers l’est, et qu’il était déjà à moitié chemin d’Hamilton. Toute division cessa aussitôt ; et il fut convenu que le lendemain serait un jour de jeûne solennel en expiation des péchés du pays ; que le révérend M. Poundtext prêcherait devant l’armée le matin, et M. Kettledrummle l’après-midi ; que l’un et l’autre éviteraient les sujets qui pourraient exciter le schisme et la division, et qu’ils engageraient les soldats à résister à l’ennemi comme des frères unis pour la défense d’une bonne cause. Ces propositions conciliatoires ayant été adoptées, les deux chefs modérés en hasardèrent une autre, espérant qu’elle serait appuyée par Langeale, dont le visage était devenu extrêmement pâle en entendant les dernières nouvelles, et qu’on pouvait croire converti au parti de la modération. Il était présumable, dirent-ils, que le roi n’ayant pas confié le commandement de ses forces à un de leurs oppresseurs, mais, au contraire, ayant fait choix d’un seigneur distingué par la douceur de son caractère et bien disposé pour leur cause, on avait à leur égard de meilleures intentions que par le passé. Ils ajoutèrent qu’il était non seulement prudent, mais nécessaire, en ouvrant des communications avec le duc de Montmouth, de s’assurer s’il était ou non chargé d’instructions secrètes en leur faveur. Le seul moyen de le savoir, c’était de lui envoyer un député.
« Et qui voudra se charger de cette commission ? » dit Burley, éludant une proposition trop raisonnable pour qu’il pût s’y opposer ouvertement. « Qui voudra aller à leur camp, sachant que John Graham de Claverhouse a juré de pendre le premier parlementaire que nous leur enverrions, pour venger la mort de son jeune neveu ? — Que ce ne soit pas là un obstacle, dit Morton. Je m’exposerai volontiers à tous les risques que peut faire courir une telle mission. — Laissons-le partir, » dit Balfour bas à Macbriar, « nous en serons débarrassés. »
Cette proposition ne fut donc pas contredite par ceux qui semblaient devoir la combattre avec le plus d’opiniâtreté, et il fut convenu que Henri Morton irait au camp du duc de Montmouth, pour s’informer à quelles conditions il consentirait à traiter avec les insurgés. Aussitôt que cette résolution fut connue, plusieurs presbytériens du parti modéré vinrent trouver Morton, l’engageant à ouvrir une négociation dans le sens de la pétition remise à lord Evandale ; car l’approche de l’armée du roi répandait un effroi général que l’assurance des caméroniens, soutenue seulement de leur propre exaltation, ne pouvait calmer. Muni de ces instructions et accompagné de Cuddie, Morton partit pour le camp de l’armée royale, s’exposant à tous les dangers réservés à ceux qui se chargent du rôle de médiateurs dans les guerres civiles.
Morton n’avait pas fait cinq ou six milles, quand il s’aperçut qu’il ne tarderait pas à rencontrer l’avant-garde de l’armée royale. Étant monté sur une hauteur, il vit tous les chemins dans le voisinage couverts de troupes qui marchaient en bon ordre vers Bothwell-Muir, plaine où l’armée devait camper la nuit suivante, et située à environ deux milles au-delà de la Clyde, sur l’autre bord de laquelle était campée l’armée des insurgés. Il s’avança vers le premier détachement de cavalerie qu’il rencontra, portant un mouchoir blanc en guise de drapeau, et demanda à être conduit au duc de Montmouth. Le sous-officier qui commandait fit son rapport à son capitaine, celui-ci en référa à un officier d’un grade plus élevé, et tous deux se dirigèrent immédiatement vers l’endroit où était Henri Morton.
« Vous perdez votre temps, mon ami, et vous risquez votre vie, » lui dit l’un d’eux. « Le duc de Montmouth n’écoutera aucune proposition de la part de rebelles qui ont les armes à la main, et les cruautés qu’a commises votre parti semblent autoriser toute espèce de représailles. Le mieux pour vous est de vous en retourner, et de ménager aujourd’hui l’ardeur de votre monture, afin que demain elle vous puisse sauver la vie. — Quand bien même le duc de Montmouth nous considérerait comme coupables, répliqua Henri Morton, je ne puis croire qu’il veuille condamner un si grand nombre de ses concitoyens, sans écouter ce qu’ils ont à alléguer pour leur défense. Pour ma part, je ne crains rien. Je n’ai été le complice ou l’approbateur d’aucun crime ; et la crainte d’être l’innocente victime des crimes des autres ne m’empêchera pas de remplir ma mission. »
Les deux officiers se regardèrent.
« J’ai dans l’idée, dit le plus jeune, que c’est là le jeune homme dont nous a parlé lord Evandale. — Lord Evandale est-il à l’armée ? demanda Morton. — Non, répondit l’officier ; nous l’avons laissé à Édimbourg, trop malade pour pouvoir faire la campagne… Votre nom, monsieur, est, je présume, Henri Morton ? — Oui, monsieur, répondit-il. — Nous ne nous opposerons pas, monsieur, à ce que vous voyiez le duc, » lui dit l’officier avec plus de politesse ; « mais nous pouvons vous assurer que ce sera inutilement. Quand le duc serait disposé à favoriser votre parti, il partage l’autorité avec des gens qui ne lui permettraient pas de le faire. — Je serais affligé qu’il en fût ainsi, reprit Morton ; mais je n’en dois pas moins persévérer à vous demander à voir le duc. — Lumley, » dit l’officier du grade le plus élevé, « annoncez au duc l’arrivée de M. Morton, et rappelez-lui que c’est l’officier dont lord Evandale a parlé avec tant d’éloges. »
L’officier revint annoncer que le général ne pouvait voir M. Morton ce soir-là, mais qu’il le recevrait le lendemain dans la matinée ; et on le conduisit dans une chaumière voisine, où il fut surveillé toute la nuit ; mais on le traita avec civilité, et on pourvut à ce qu’il ne manquât de rien. Le lendemain, de bonne heure, le capitaine Lumley vint le prendre pour le conduire devant le duc de Montmouth.
L’armée se formait déjà en colonnes pour se mettre en marche ou pour prendre son ordre de bataille. Le duc se tenait au centre à un demi-mille environ de l’endroit où Morton avait passé la nuit. En s’avançant à cheval vers le général, Henri put évaluer la force de cette armée. Il s’y trouvait trois ou quatre régiments anglais, l’élite des troupes de Charles II ; le régiment des gardes écossais, brûlant du désir de venger leur défaite ; plusieurs autres régiments écossais, avec un nombreux corps de cavalerie, composé en partie de gentilshommes qui servaient comme volontaires, en partie des vassaux de la couronne que leurs fiefs soumettaient au service militaire. Morton remarqua aussi plusieurs compagnies de montagnards, levées sur les points les plus voisins de la frontière des basses terres. Ces hommes étaient l’effroi des presbytériens de l’ouest, pour lesquels ils montraient autant de haine que de mépris. Ils étaient commandés chacun par son chef. Un train nombreux d’artillerie de campagne accompagnait cette armée, qui avait l’air si imposant qu’en la voyant Morton fut convaincu qu’une faveur spéciale du ciel pouvait seule sauver d’une complète destruction les presbytériens, aussi mal équipés que mal disciplinés. L’officier qui accompagnait Morton cherchait à lire dans ses yeux les sentiments qu’excitait en lui le brillant spectacle de ces forces militaires. Mais fidèle à la cause qu’il avait embrassée, Henri parvint à cacher l’inquiétude qu’il éprouvait ; il regarda sans étonnement et avec indifférence ces formidables préparatifs.
« Vous voyez la fête qu’on vous prépare, dit l’officier. — Si je n’avais du goût pour ces sortes de spectacles, répliqua Morton, je ne serais pas avec vous en ce moment. Cependant je me réjouirais davantage, dans l’intérêt de tous les partis, d’une fête plus pacifique. »
En parlant ainsi ils arrivèrent auprès du commandant en chef, qui, ayant plusieurs officiers autour de lui, était sur une colline d’où l’on découvrait au loin le pays environnant et les détours de la Clyde, et même le camp des insurgés. Ces officiers paraissaient étudier le terrain, pour dresser un plan d’attaque. Le capitaine Humley, s’approchant de Montmouth, lui présenta Morton, et le duc fit signe à tous ceux qui l’entouraient de se retirer, retenant seulement près de lui deux officiers supérieurs. Pendant qu’ils s’entretenaient quelques minutes à voix basse, avant que Morton eût reçu la permission de s’avancer, celui-ci eut le temps d’examiner les personnages avec lesquels il allait traiter.
Il était impossible de voir le duc de Montmouth sans être captivé par l’agrément et les grâces de sa personne, si élégamment décrite depuis par Dryden, le grand-prêtre des muses anglaises. Cependant, aux yeux d’un observateur attentif, quelque chose nuisait à la noble beauté des traits de Montmouth : c’était un air d’irrésolution qui faisait croire qu’il hésitait et doutait dans les moments où il était le plus nécessaire d’agir avec résolution.
À côté de lui était Claverhouse, que nous avons déjà fait connaître au lecteur, avec un autre officier-général dont l’extérieur était singulièrement frappant. Il portait un habit à l’ancienne mode, du temps de Charles Ier en peau de chamois, bizarrement tailladé, et couvert de galons et de broderies antiques. Ses bottes et ses éperons étaient de la même époque. On voyait sur sa poitrine une plaque de métal, sur laquelle descendait une longue et vénérable barbe grise, signe de deuil en l’honneur de Charles Ier, car il ne l’avait pas coupée depuis le jour où ce prince était monté sur l’échafaud. Sa tête était découverte et totalement chauve. Son front haut et ridé, ses yeux gris et perçants, ses traits fortement prononcés, annonçaient une vieillesse que les infirmités n’avaient point affaiblie, et une sombre intrépidité que n’adoucissait aucun sentiment d’humanité. Tel est le portrait, faiblement esquissé, du célèbre général Thomas Dalzell[2], homme plus redouté et plus haï des presbytériens que Claverhouse lui-même ; car, sans aversion contre leurs personnes, mais par cruauté naturelle, il se livrait contre eux aux violences que Claverhouse n’employait que par des raisons politiques, comme les moyens les plus efficaces d’intimider les partisans de la religion presbytérienne et d’anéantir entièrement cette secte.
La présence de ces deux généraux, dont il connaissait personnellement le premier, et dont il reconnut le second au portrait qu’on lui en avait fait, parut à Morton d’un fâcheux augure pour le succès de son ambassade. Cependant, malgré sa jeunesse et son inexpérience, et le mauvais accueil qu’on allait probablement faire à ses propositions, lorsqu’on lui fit signe de s’approcher, il s’avança avec assurance, déterminé à défendre de son mieux la cause de son pays et de ses compagnons d’armes. Montmouth le reçut avec cette grâce et cette courtoisie qui accompagnaient ses moindres actions ; Dalzell le regarda d’un air sombre et impatient ; Claverhouse lui adressa un sourire ironique et une légère inclination de tête, et parut le traiter comme une ancienne connaissance.
« Vous venez, monsieur, de la part de ces malheureux, maintenant réunis en armes, dit le duc de Montmouth, et vous vous nommez, je crois, Morton. Faites-nous le plaisir de nous exposer le sujet de votre message. — Milord, répondit Morton, il est contenu dans un écrit intitulé Remontrances et Supplication, que lord Evandale a dû remettre entre les mains de Votre Grâce. — Oui, monsieur, répondit le duc ; et j’ai appris de lord Evandale que M. Morton s’était conduit dans ces malheureuses affaires avec autant de modération que de générosité : je le prie d’en vouloir bien recevoir mes remercîments. »
Ici Morton vit Dalzell secouer la tête avec indignation, et dire quelques mots à l’oreille de Claverhouse ; celui-ci sourit en faisant un mouvement des sourcils presque imperceptible. Le duc tira la pétition de sa poche : il semblait combattu, d’un côté, entre la douceur naturelle de son caractère et peut-être aussi par la conviction que les pétitionnaires ne demandaient rien que de juste, d’un autre, par le désir d’affermir l’autorité du roi et de se conformer aux opinions plus violentes de ses collègues, que l’on avait placés auprès de lui autant comme ses surveillants que comme ses conseils.
« Monsieur Morton, dit-il, il va dans cet écrit des propositions sur lesquelles je m’abstiendrai de m’expliquer en ce moment. Quelques-unes me paraissent raisonnables et justes ; et quoique je n’aie pas reçu du roi d’instructions expresses sur ce sujet, je vous promets sur mon honneur, d’intercéder en votre faveur, d’employer tout mon crédit auprès de Sa Majesté pour vous faire obtenir ce que vous demandez. Mais vous devez convenir que je ne puis traiter qu’avec des suppliants, et non avec des rebelles ; et préalablement à toute démarche de ma part en votre faveur, je dois insister pour que vos partisans déposent les armes et se séparent. — Agir ainsi, » répondit fièrement Morton, « ce serait reconnaître que nous sommes des rebelles, comme nos ennemis nous en accusent. Nos épées ont été tirées pour recouvrer des droits légitimes et naturels dont on nous a dépouillés. La modération et le bon sens de Votre Grâce lui ont fait reconnaître la justice de nos réclamations, qui n’eussent jamais été écoutées si elles n’eussent été accompagnées du bruit de la trompette. Nous ne pouvons donc déposer les armes, même sur la promesse de Votre Grâce que nous obtiendrons satisfaction, sans avoir des motifs certains d’espérer le redressement des griefs dont nous nous plaignons. — Monsieur Morton, répliqua le duc, vous êtes jeune, mais vous devez avoir assez vu le monde pour vous apercevoir que des demandes justes et innocentes en elles-mêmes peuvent devenir dangereuses et déraisonnables par la manière dont elles sont appuyées. — Nous pouvons répondre, reprit Morton, que nous n’avons employé cette manière offensante de réclamer nos droits qu’après avoir inutilement essayé de tous les autres. — Monsieur Morton, dit le duc, je ne prolongerai pas davantage cette conférence. Nous sommes prêts à commencer l’attaque ; cependant je la suspendrai pendant une heure, pour que vous ayez le temps de communiquer ma réponse aux insurgés. S’ils veulent disperser leurs troupes, déposer les armes, et m’envoyer une députation pour demander la paix, je me croirai engagé d’honneur à faire mon possible afin d’obtenir le redressement de leurs griefs ; s’ils refusent de prendre ce parti, qu’ils se tiennent sur leurs gardes, et qu’ils s’accusent eux-mêmes des conséquences. Je pense, messieurs, » ajouta-t-il en se tournant vers ses deux collègues, « que je ne puis faire davantage en faveur de ces hommes égarés. — Sur mon honneur, » répondit brusquement Dalzell, « je n’aurais jamais osé, dans mon faible jugement, aller jusque là, car j’en serais responsable envers le roi et ma conscience. Mais sans doute Votre Grâce connaît mieux les intentions particulières de Sa Majesté, que nous, qui devons nous en tenir à la lettre de nos instructions. »
Une vive rougeur couvrit le visage de Montmouth. « Vous entendez, » dit-il à Morton, « que le général Dalzell blâme l’extension qu’en votre faveur je suis disposé à donner à mes instructions. — Les sentiments du général Dalzell, milord, répliqua Morton, sont tels que nous les attendions de sa part, et ceux de Votre Grâce, tels que nous espérons que vous voudrez bien les conserver toujours. Mais je ne puis m’empêcher d’ajouter que, dans le cas de l’absolue soumission sur laquelle vous insistez, il resterait toujours fort douteux, avec de tels conseillers autour du trône, que même l’intercession de Votre Grâce pût nous procurer un soulagement réel. Cependant je communiquerai à nos chefs la réponse de Votre Grâce ; et, puisque nous ne pouvons obtenir la paix, nous courrons les chances de la guerre. — Bonjour, monsieur, dit le duc ; je suspens l’attaque pour une heure, pour une heure seulement. Si dans cet espace de temps vous avez une réponse à me rapporter, je la recevrai ici ; je désire sincèrement qu’elle soit de nature à prévenir l’effusion du sang. »
À ce moment, un sourire très-expressif fut échangé entre Dalzell et Claverhouse. Le duc le remarqua, et répéta ces paroles avec beaucoup de dignité.
« Oui, messieurs, continua-t-il, je désire que la réponse soit de nature à prévenir l’effusion du sang. J’espère que ce sentiment n’excite de votre part ni blâme ni mépris. »
Dalzell lança au duc un regard sombre, mais ne répondit rien. Claverhouse, la bouche contractée par un sourire ironique, salua en disant : « qu’il ne lui appartenait pas de juger des sentiments de Sa Grâce. »
Le duc fit signe à Morton de se retirer. Il obéit, et, accompagné de l’officier qui lui avait déjà servi d’escorte, il traversa lentement l’armée pour retourner au camp des non-conformistes. Quand il passa devant le beau régiment des gardes-du-corps, il trouva Claverhouse déjà à leur tête. Le colonel n’eut pas plus tôt vu Morton qu’il s’avança vers lui, et lui adressa la parole avec une extrême politesse.
« Je pense que ce n’est pas la première fois que je vois monsieur Morton de Milnwood. — Ce n’est pas la faute du colonel Graham, dit Morton, si ma présence est maintenant importune à lui ou à quelque autre. — Permettez-moi au moins de dire, répliqua Claverhouse, que la situation actuelle de monsieur Morton justifie l’opinion que j’avais conçue de lui, et que ma conduite, la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, n’était que conforme à mon devoir. — Conformer vos actions à votre devoir, et votre devoir à votre conscience, c’est votre affaire et non la mienne, » dit Morton justement offensé de ce qu’on voulait en quelque façon l’obliger à approuver la sentence si récemment prononcée contre lui. — Encore un instant, dit Claverhouse. Evandale prétend que j’ai des torts à réparer envers vous. Je vous assure que je ne confondrai jamais un homme, un gentilhomme d’un esprit élevé, qui, même dans ses erreurs, agit par des principes honorables, avec ces imbéciles et grossiers fanatiques qui marchent sous les ordres de chefs altérés de sang et souillés de meurtre. Si donc ils ne consentent pas à se séparer sur-le-champ, je vous prie avec instance de revenir à l’armée royale et de faire votre paix particulière, car soyez bien assuré qu’ils ne tiendront pas contre nous une demi-heure. Si vous suivez ce conseil, demandez-moi à votre arrivée. Montmouth, quoique cela paraisse étrange, Montmouth ne peut vous protéger ; Dalzell ne le veut pas. Quant à moi, je le veux et le puis, et j’ai promis à Evandale de le faire si l’occasion s’en présentait. — Je devrais des remercîments à lord Evandale, » répliqua Morton froidement, « s’il ne paraissait me croire capable d’abandonner ceux dont j’ai embrassé la cause. Quant à vous, colonel Graham, si vous voulez m’accorder l’honneur d’une autre espèce de satisfaction, il est probable que, dans une heure, vous me trouverez au bout du pont de Bothwell, du côté du couchant, l’épée à la main. »
Ils se saluèrent et se séparèrent.
« C’est un estimable garçon, Lumley, » dit Claverhouse en s’adressant à l’officier qui avait escorté Morton ; « mais c’en est fait de lui… Que son sang retombe sur sa tête ! »
En parlant ainsi il fit ses préparatifs pour le combat.
- ↑ L’auteur ne désire en aucune façon que Poundtext soit considéré comme le portrait
fidèle des presbytériens modérés, parmi lesquels il ne manquait pas de ministres
également recommandables par leur courage, leur bon sens, et la pureté de leurs
principes religieux. S’il refaisait ce roman, l’auteur s’efforcerait probablement de
donner à ce caractère plus d’élévation. Quoi qu’il en soit, il est certain que les caméroniens
reprochaient à leurs adversaires, au sujet de l’indulgence et sur quelques
autres points de leurs violentes et fantastiques doctrines, non-seulement de rechercher
leur sûreté, mais même leurs plaisirs. Hamilton parle ainsi de trois ecclésiastiques
de cette espèce :
« Ils affectaient un grand zèle contre l’indulgence ; mais, hélas ! c’est à quoi se bornaient toutes leurs actions, car ils étaient grossièrement insouciants, ainsi que je l’indiquerai en peu de mots. Pendant que le grand Cameron et ses disciples enduraient le vent froid et l’orage dans les champs et parmi les chaumières d’Écosse, ces trois personnages résidaient la plupart du temps à Glasgow, où ils avaient de bons quartiers et une table bien garnie, que quelques dévots leur fournissaient sans doute par affection pour la cause du Seigneur. Quand ils étaient réunis tous trois, leur grande affaire était à qui dirait le meilleur conte, ou qui lancerait le meilleur brocard contre ses compagnons, de raconter les prouesses à venir, et de lutter à qui rirait le plus haut et de meilleur cœur. Quand par aventure ils allaient dans les campagnes, quelque importante affaire qui les occupât, ils n’oubliaient jamais d’emporter chacun un grand flacon d’eau-de-vie, ce dont étaient fort mécontentes certaines personnes, et particulièrement M. Cameron, M. Gargill et Henri Hall. » - ↑ Dans les mémoires de Crichton, publiés par Swift, où l’on trouve une description détaillée des habillements et de la parure de ce personnage remarquable, la relation suivante de sa rencontre avec John Paton de Meadowhead montre que dans la bataille au moins il portait des bottes fortes, à moins que le lecteur ne soit porté à croire qu’il avait réellement un charme qui le mettait à l’épreuve des balles. « Dalzell, dit le biographe de Paton, fit avancer toute l’aile gauche de son armée contre l’aile droite de Wallace. En cette circonstance, le capitaine Paton se conduisit avec beaucoup de bravoure et d’intrépidité. Dalzell, qui l’avait connu dans les premières guerres, avança sur lui, pensant le faire prisonnier. À ce mouvement tous deux mirent le pistolet à la main. À la première décharge, le capitaine Paton apercevant la balle de son pistolet rebondir sur la botte de Dalzell, et en sachant bien la cause (Dalzell était à l’épreuve de la balle), porta la main à sa poche pour en tirer quelques petites pièces d’argent qu’il y tenait en réserve à cet effet, et en mit une dans son pistolet ; mais Dalzell, qui avait l’œil sur lui pendant ce temps-là, se retira derrière son propre domestique, lequel fut tué à sa place. »