Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 238-250).



CHAPITRE XXV.

l’assaut.


Encore un assaut, chers amis encore un !
Shakspeare, Henri V.


Tous les renseignements qu’on put se procurer dans la soirée firent prévoir que les insurgés marcheraient sur Tillietudlem le lendemain dès la pointe du jour. Pike avait examiné les blessures de lord Evandale, et les trouvait dans un état satisfaisant. Elles étaient nombreuses, mais toutes sans danger ; et le sang qu’il avait perdu, autant peut-être que le remède si prôné de lady Marguerite, avait éloigné tout symptôme de fièvre : aussi, malgré quelques douleurs et une grande faiblesse, le malade soutenait-il qu’il était capable de se traîner à l’aide d’une béquille. Il refusa de rester renfermé dans sa chambre, espérant encourager les soldats par sa présence et faire quelque changement utile au plan de défense que le major avait sans doute préparé d’après quelque vieille routine d’art militaire. Lord Evandale était bien propre à donner son avis sur de tels sujets, car dès sa première jeunesse il avait servi en France et dans les Pays-Bas. Cependant il ne vit, rien ou presque rien à changer aux préparatifs déjà faits ; et, n’eût été le manque de provisions, il lui parut évident qu’une place si forte n’avait rien à redouter d’ennemis tels que ceux qui la menaçaient.

Dès le point du jour, lord Evandale et le major Bellenden étaient sur les remparts, examinant avec une attention scrupuleuse l’état de leurs préparatifs, et attendant avec anxiété l’approche de l’ennemi. Je dois observer que le rapport des espions avait été alors régulièrement fait et entendu. Mais le major n’accueillit qu’avec la plus méprisante incrédulité la nouvelle que Morton avait pris les armes contre le gouvernement.

« Je le connais mieux que vous, » fut la seule réponse qu’il daigna faire. « Les gaillards n’ont point osé s’avancer assez loin, et ils ont été abusés par quelque ressemblance trompeuse, ou bien ils nous ont fait une histoire. — Je ne suis point de votre avis, major, répondit lord Evandale ; je pense que vous verrez ce jeune gentilhomme à la tête des rebelles ; et quoiqu’au fond du cœur j’en sois fâché, je n’en suis pas grandement surpris. — Vous êtes aussi fou que Claverhouse, dit le major. Il me soutenait en face, hier matin, que ce jeune homme, qui a d’aussi bons principes, autant de courage et de fierté que qui que ce soit, n’attendait qu’une occasion pour se mettre à la tête des insurgés. — Et à considérer le traitement qu’il a reçu et les soupçons dont il est l’objet, dit lord Evandale, quelle autre carrière lui est ouverte ? Pour moi, il me serait difficile de décider s’il mérite plutôt le blâme que la compassion. — Le blâme, milord !… La compassion ! » répéta le major étonné d’entendre un pareil langage. « Il mériterait d’être pendu, voilà tout. Et fût-ce mon propre fils, je lui verrais avec plaisir mettre la corde au cou. Le blâme ! ah bien, oui ! Mais Votre Seigneurie ne pense certainement pas ce qu’elle vient de dire. — Sur mon honneur, major Bellenden, je pense depuis quelque temps que nos politiques et nos prélats ont poussé les choses dans ce pays à un point trop rigoureux ; qu’ils se sont aliéné, par des violences de tout genre, non seulement le bas peuple, mais les classes plus élevées que l’esprit de parti ou un entier dévouement au roi n’enchaîne pas sous ses étendards. — Je ne suis pas un politique, répondit le major, et je ne comprends pas de si subtiles distinctions. Mon épée est au service du roi ; et quand il commande, je la tire pour sa cause. — Vous ne me verrez pas, j’espère, répliqua le jeune lord, moins empressé que vous-même, bien que je souhaitasse du fond du cœur que nos ennemis fussent des étrangers. Au reste, ce n’est pas le moment de discuter là-dessus ; les rebelles approchent, et nous ne devons songer qu’à nous défendre. »

En effet l’avant-garde des insurgés se montrait sur la route qui passait au haut de la colline, et s’avançait vers le château. Ils s’arrêtèrent cependant à une certaine distance, comme s’ils eussent craint, en s’approchant davantage, d’exposer leurs colonnes au feu de l’artillerie de la place. Mais leurs bataillons, qui d’abord avaient paru peu nombreux, étaient alors si profonds et si serrés, qu’à juger des masses qui couvraient la route derrière la colline par l’épaisseur de celles qu’on voyait de ce côté, les forces de l’ennemi devaient être considérables. L’inquiétude tint un moment en suspens les deux partis ; et tandis que les rangs mal formés des covenantaires, agités par l’incertitude de leurs mouvements, semblaient craindre d’avancer, leurs armes, qui, par leur diversité, présentaient un tableau pittoresque, brillaient au soleil levant dont les rayons étaient reflétés par une forêt de piques, de mousquets, de hallebardes et de haches. Cette multitude resta quelques minutes dans cet état d’incertitude ; mais enfin trois ou quatre cavaliers, qui semblaient être les chefs, sortirent de la première ligne, et gravirent un monticule un peu plus voisin du château. John Gudyill, qui n’était pas sans quelque habileté comme artilleur, pointa un canon contre cette troupe détachée.

« Je lâcherai le faucon (c’est ainsi qu’il appelait une petite pièce), quand Votre Honneur m’en donnera l’ordre ; et, sur ma foi, il leur arrachera les plumes. »

Le major regarda lord Evandale.

« Un instant, dit le jeune gentilhommme ; ils demandent à parlementer. »

En effet, un des cavaliers mit pied à terre en ce moment, et déployant un morceau d’étoffe blanche au haut d’une pique, il se dirigea vers le château, tandis que le major et lord Evandale descendirent de la tour principale pour aller au devant de lui jusqu’à la barrière, pensant que la prudence défendait de le recevoir dans l’enceinte du château qu’ils avaient résolu de défendre. Tandis que le parlementaire s’avançait, les autres cavaliers, comme s’ils eussent prévu les mauvaises intentions de John Gudyill à leur égard, abandonnèrent le poste avancé qu’ils avaient choisi, et rejoignirent le corps principal.

L’envoyé des covenantaires, à en juger par son air et ses manières, semblait abondamment pourvu de cet orgueil fanatique qui caractérisait sa secte. Son visage indiquait une satisfaction méprisante, et ses yeux à demi fermés semblaient dédaigner de se fixer sur des objets terrestres, tandis que, marchant d’un pas solennel, ses pieds paraissaient à chaque enjambée mépriser la terre qu’ils foulaient. Lord Evandale ne put retenir un sourire en voyant cette singulière figure.

« Avez-vous jamais vu pareil automate ? » dit-il au major Bellenden. « Quel ridicule ! on dirait qu’il se meut par un ressort. Croyez-vous qu’il puisse parler ? — Sans doute, dit le major, et je crois reconnaître une de mes vieilles connaissances, un vrai puritain, du vrai levain pharisaïque. Attendez, il tousse et crache, il va faire une sommation au château avec un bout de sermon, au lieu de s’annoncer par une fanfare. »

Le vieux soldat, qui dans son temps avait eu mainte occasion de se familiariser avec les manières de ces fanatiques, ne s’était pas beaucoup trompé dans sa conjecture ; seulement, au lieu d’un exorde en prose, le laird de Langeale (car ce n’était rien moins que ce grand personnage) récita d’une voix de Stentor un verset du psaume xxiv :

« Barrières luttant contre nous,
De vos vieux gonds arrachez-vous ;
Portes, qui devriez sans cesse
Rester fermes sur vos pivots,
Devant l’éternelle sagesse
Brisez vos solides barreaux. »

« Je m’en étais bien douté, » dit le major à Evandale ; et alors il se présenta à l’entrée de la barricade, demandant à l’envoyé dans quel but et pour quel motif, tel qu’un pourceau irrité par le vent, il poussait de si lugubres cris aux portes du château. — « Je viens, » répondit celui-ci à haute et intelligible voix, sans faire ni les salutations ni les cérémonies d’usage, « je viens au nom de la sainte armée de la ligue et du Covenant, parler aux deux fils de Bélial, William Maxwell dit lord Evandale, et Miles Bellenden de Charnwood. — Et qu’avez-vous à dire à Miles Bellenden et à lord Evandale ? répondit le major. — Est-ce à eux que je parle ? » dit le laird de Langeale d’un ton plein de suffisance. — « Oui, faute de mieux, dit le major. — Alors voici la sommation, » poursuivit l’envoyé en remettant un papier à lord Evandale, « et voici une lettre pour Miles Bellenden seulement, de la part d’un saint jeune homme qui a l’honneur de commander un corps de notre armée. Lisez-les tranquillement, et puissiez-vous, avec l’aide de Dieu, faire votre profit de ce qu’elles contiennent, bien que ce soit fort douteux ! »

La sommation était ainsi conçue : « Nous chefs nommés et constitués des gentilshommes, des ministres, et de tous autres actuellement armés pour la cause de la liberté et de la religion, donnons avis et sommation à William lord Evandale, à Miles Bellenden de Charnwood, et à tous ceux qui en ce moment sont sous les armes et composent la garnison du château de Tillietudlem ; les prévenant que s’ils livrent le susdit château, ils auront la vie sauve et la permission d’en sortir avec leurs effets, armes et bagages, et qu’en cas contraire, ils auront à souffrir par la flamme et le fer tout ce que permettent les lois militaires contre ceux qui résistent dans une place sans défense. Ainsi, que Dieu protège la bonne cause ! »

Cette sommation était signée par John Balfour de Burley, quartier-maître général de l’armée du Covenant, pour lui-même et au nom des autres chefs.

La lettre adressée au major Bellenden était de Henri Morton, et conçue en ces termes :

« Au major Bellenden.

« J’ai fait une démarche, mon vénérable ami, qui, entre autres conséquences pénibles, m’attirera, et j’en suis effrayé, toute votre désapprobation. Mais j’ai pris cette détermination en tout honneur, de bonne foi et à l’entière satisfaction de ma propre conscience. Je n’ai pu me résigner à voir plus long-temps mes droits et ceux de mes compatriotes méprisés, notre indépendance violée, nos personnes insultées, et notre sang répandu, sans motif légitime, sans jugement légal. La Providence, grâce à la violence même des oppresseurs, semble me faciliter aujourd’hui les moyens d’échapper à cette tyrannie insupportable ; et je soutiens qu’il ne mériterait ni le nom ni les privilèges d’homme libre, celui qui, pensant comme moi, refuserait le secours de son bras à la cause de son pays. Mais Dieu, qui connaît mon cœur, m’est témoin que je ne partage pas les passions violentes et haineuses de cette multitude opprimée et souffrante dont j’ai embrassé le parti. Le plus ardent de tous mes désirs est de voir cette guerre atroce promptement terminée par les efforts des hommes prudents, sages et modérés de tous les partis ; de voir établir une paix qui, sans porter atteinte aux droits constitutionnels du roi, remplace la tyrannie militaire par l’autorité d’une législature équitable, et qui, permettant à chacun de servir Dieu selon sa conscience, réprime par la raison et la douceur un fanatique enthousiasme, au lieu de l’irriter jusqu’à la frénésie par la persécution et l’intolérance.

« Vous pouvez concevoir combien, avec de tels sentiments, il m’est pénible de me trouver en armes devant le château de votre vénérable parente. Vous voulez, dit-on, le défendre contre nous ; Permettez-moi de vous assurer qu’une telle mesure n’aboutirait qu’à une inutile effusion de sang ; que, si nous étions repoussés dans un premier assaut, nous sommes assez forts pour investir la place et la réduire par la famine, car nous savons que vous n’avez rien préparé pour soutenir un long siège. Je gémis en pensant aux malheurs qui s’ensuivraient et aux personnes qui seraient le plus exposées à en souffrir. — Ne supposez pas, mon respectable ami, que je veuille vous proposer aucune condition qui puisse compromettre la haute et la belle réputation que vous avez si bien méritée et si long-temps soutenue. Que les soldats disciplinés sortent du château ; j’assurerai leur retraite, et j’exigerai seulement que vous donniez votre parole de rester neutre pendant cette malheureuse guerre. J’aurai soin qu’on respecte les biens de lady Marguerite, ainsi que les vôtres, et qu’on ne mette chez vous aucune garnison. Je pourrais vous en dire davantage à l’appui de ma proposition ; mais comme, en cette occasion, je dois paraître criminel à vos yeux, je crains que les meilleurs arguments présentés par moi ne perdent de leur force. Je finirai donc en vous assurant que ma reconnaissance pour vous, quels que soient par la suite vos sentiments à mon égard, sera toujours aussi vive et aussi durable, et que le plus heureux moment de ma vie serait celui où je pourrais vous la prouver plus efficacement que par des paroles. Bien que vous puissiez dans le premier moment de colère rejeter l’offre que je vous fais, n’en revenez pas moins à ma proposition si les événements qui vont arriver vous engageaient à l’accepter ; car ce sera toujours avec le plus grand plaisir que je m’empresserai de vous rendre service et de vous être aussi utile qu’il sera en mon pouvoir.

« Henri Morton »

Après avoir lu cette lettre avec l’indignation la plus marquée, le major la passa à lord Evandale.

« Je n’aurais jamais cru pareille chose de Henri Morton, dit-il, quand la moitié du genre humain me l’eût juré. L’ingrat ! le traître ! le rebelle ! et rebelle de sang-froid, sans avoir pour excuse un enthousiasme semblable à celui de ce jeune écervelé qu’il a député vers nous ! mais j’aurais dû me rappeler qu’il était presbytérien, j’aurais dû songer que je caressais un loup que son naturel féroce exciterait à me mordre et à me déchirer à la première occasion. Si saint Paul revenait sur la terre, et qu’il fût presbytérien, il deviendrait rebelle avant trois mois : c’est dans le sang. — Certes, dit lord Evandale, je serais le dernier à proposer de nous rendre ; mais si les provisions nous manquent, si nous ne recevons pas de secours d’Édimbourg ou de Glasgow, je pense que nous devrions profiter de cette ouverture pour faire du moins sortir ces dames en sûreté du château. — Elles souffriraient tout, avant d’accepter la protection de cet hypocrite à langue dorée, » répondit le major avec indignation. « S’il en était autrement, je les renierais pour mes parentes. Mais congédions le digne ambassadeur. Mon ami, » dit-il en s’adressant à Langeale, « dites à vos chefs et aux misérables qu’ils ont amenés ici, que s’ils n’ont pas une entière confiance dans la solidité de leurs crânes, je leur conseille de ne pas venir les heurter contre ces vieilles murailles : qu’ils ne nous envoient plus de parlementaire, ou nous le pendrons en représailles du meurtre du cornette Graham. »

L’ambassadeur retourna porter cette réponse à ceux qui l’avaient envoyé. Il n’eut pas plus tôt rejoint le corps principal qu’un murmure s’éleva parmi la multitude, et qu’on déploya aux premiers rangs un grand drapeau rouge bordé de bleu. Au moment où ce signal de guerre et de défi déroulait ses vastes plis aux vents du matin, on vit flotter sur les fortifications du château l’ancienne bannière de lady Marguerite, ainsi que l’étendard royal, et en même temps une décharge générale d’artillerie, dirigée contre les premiers rangs des insurgés, leur fit éprouver quelques pertes. Leurs chefs les mirent aussitôt à l’abri derrière la colline.

« Je crois, » dit John Gudyill pendant qu’il se hâtait de recharger ses pièces, « qu’ils ont trouvé les morsures de nos faucons un peu cuisantes pour eux. Ce n’est pas pour rien que le faucon siffle. »

Comme il prononçait ces mots, le sommet de la colline fut de nouveau couvert par les bataillons ennemis. Ils dirigèrent une décharge générale de leurs armes à feu contre les défenseurs du château qu’on voyait sur les fortifications. À la faveur de la fumée, une colonne de soldats armés de piques s’élança avec un courage déterminé, et essuyant avec intrépidité le feu continuel de la garnison, se fraya un chemin, en dépit des obstacles, jusqu’à la première barricade qui fermait le passage. Ils étaient conduits par Balfour lui-même, non moins brave qu’enthousiaste. Bientôt, malgré toute opposition, ils eurent forcé la barricade, tuant et blessant les soldats qui la défendaient, ou les forçant à se retirer derrière la seconde. Mais les précautions du major Bellenden rendirent ce succès inutile ; car à peine les covenantaires étaient-ils maîtres de ce poste, qu’ils y furent accablés par le feu suivi et meurtrier du château et de toutes les tours qui le dominaient. Ne pouvant se mettre à l’abri de cette grêle de balles et de boulets, les covenantaires furent obligés de se retirer avec perte ; mais ce ne fut qu’après avoir détruit la palissade avec leurs haches, de manière que les assiégés ne pussent s’y loger de nouveau.

Balfour se retira le dernier ; il resta même un instant tout seul, une hache à la main, travaillant comme un pionnier, au milieu d’une grêle de balles dont la plupart étaient dirigées contre lui. Cet échec apprit aux assiégeants que la place, outre l’avantage de sa position, était vigoureusement défendue. Néanmoins ils tentèrent une seconde attaque, et la conduisirent avec plus de précaution. Un nombreux détachement d’adroits tireurs (dont plusieurs avaient disputé le prix au jeu du Perroquet), sous les ordres de Henri Morton, se glissa à travers les bois, et, évitant de se laisser voir, se fraya à grand’peine un passage au milieu des buissons, des broussailles et des rochers. Il parvint à gagner une position d’où, sans être trop exposé, il pouvait prendre à revers la seconde barricade, tandis que Burley, chargeant de nouveau, l’attaquait de front. Les assiégés virent le danger de ce mouvement, et tâchèrent de repousser cette troupe en tirant sur elle chaque fois qu’elle se montrait. D’un autre côté, les assaillants faisaient preuve de sang-froid, de courage et d’habileté dans la manière dont ils approchaient des fortifications ; mais l’honneur devait en grande partie en revenir au jeune officier qui les commandait avec tant de présence d’esprit et d’intelligence, et qui montrait autant d’adresse pour protéger les siens que de valeur pour inquiéter l’ennemi.

Il enjoignit plus d’une fois à sa troupe de tirer principalement sur les habits rouges, et de ménager les autres défenseurs du château, surtout d’épargner les jours du vieux major, qui s’exposa à plusieurs reprises avec une intrépidité qui, sans une telle générosité de la part de l’ennemi, lui eût été fatale. Un faible feu de mousqueterie se faisait entendre sur la montagne escarpée que dominait le château. Les tireurs avançaient de buisson en buisson, de rocher en rocher, d’arbre en arbre, s’aidant des branches et des racines, et luttant à la fois contre les désavantages du terrain et contre le feu des ennemis. Enfin ils atteignirent une position d’où leur feu plongeait à découvert dans la barricade. Burley, profitant de la confusion que cette diversion jetait au milieu des assiégés, l’attaqua aussitôt de front avec la même fureur, la même impétuosité qu’il avait attaqué la première ; mais on lui opposa moins de résistance ; car les assiégés étaient alarmés des progrès qu’avaient faits les insurgés en tournant leur position. Déterminé à profiter de cet avantage, Burley, une hache d’armes à la main, les poursuivit jusque dans la troisième et dernière barricade, et s’y jeta avec eux.

« Tuez ! tuez ! point de quartier aux ennemis de Dieu et de son peuple ! point de quartier ! le château est à nous ! » s’écriait-il pour encourager les siens. Les plus déterminés se joignirent à lui, tandis que les autres, avec des haches, des pioches et d’autres outils, abattirent et coupèrent des arbres, travaillant avec ardeur à établir dans la seconde barricade un retranchement qui pût les mettre à même de la conserver, dans le cas où le château ne serait pas emporté par ce coup de main.

Lord Evandale ne pouvant contenir plus long-temps son impatience, chargea avec quelques hommes que l’on avait tenus comme en réserve dans la cour du château ; et, portant son bras en écharpe, il les encourageait du geste et de la voix à secourir leurs compagnons qui étaient aux prises avec Burley. Les soldats, animés par la voix et la présence de lord Evandale, se battaient avec rage, compensant l’infériorité de leur nombre par une plus grande adresse et par leur position élevée, qu’ils défendaient en désespérés, avec des piques, des hallebardes, la crosse de leurs carabines et la pointe de leurs sabres. Ceux qui étaient dans l’intérieur du château tâchaient de les secourir dès qu’ils pouvaient pointer les pièces de façon à tirer sur les assiégés sans danger pour leurs amis, tandis que les tireurs de Morton, rôdant à l’entour, faisaient un feu continuel sur tout ce qui paraissait sur les fortifications. Le château était enveloppé d’un nuage de fumée, et les rochers retentissaient des cris des combattants. Au milieu de cette scène de confusion, un singulier hasard faillit mettre l’ennemi en possession de la forteresse.

Cuddie Headrigg s’était avancé avec les tireurs ; comme il connaissait parfaitement tous les rochers et tous les buissons des environs du château, où il avait si souvent cueilli la noisette avec Jenny Dennison, il pouvait aller plus loin et avec moins de danger que la plupart de ses camarades : trois ou quatre cependant le suivirent de près. Mais Cuddie, quoique ne manquant pas de courage, ne cherchait nullement le danger pour le plaisir de s’y exposer, ni la gloire qui en résulte. Il n’avait donc pas, tout en avançant, saisi, comme dit le proverbe, le taureau par les cornes, ni marché directement au feu de l’ennemi. Au contraire, il s’était éloigné peu à peu du théâtre de l’action ; et continuant à gravir vers la gauche, il arriva enfin en face du château, mais du côté opposé à celui où l’on se battait, et dont les défenseurs ne s’étaient pas occupés, comptant sur la profondeur du précipice. Il y avait pourtant de ce côté une certaine fenêtre de l’office, près de laquelle s’élevait un certain if qui avait poussé sur la pente rapide d’un rocher. C’était par là qu’avait passé Goose Gibbie quand il était sorti en fraude du château pour porter à Charnwood la lettre d’Édith ; et ce passage avait sans doute favorisé bien d’autres genres de contrebande. « Voilà un endroit qui m’est connu, » dit Cuddie à un de ses compagnons en s’appuyant sur son fusil et en regardant la fenêtre ; « combien de fois n’ai-je pas aidé Jenny Dennison à en descendre, et n’y ai-je pas moi-même grimpé pour aller m’amuser un peu, quand la journée était finie ! — Et qui nous empêche d’y grimper encore ? » lui répondit son camarade, qui était un jeune homme vif et entreprenant. — « Ce ne serait pas bien difficile, si on voulait s’en donner la peine, répondit Cuddie ; mais une fois entrés, que ferons-nous ? — Nous serons maîtres du château, reprit l’autre ; car nous voilà cinq ou six, et tout leur monde est occupé à défendre les palissades. — Eh bien ! soit, dit Cuddie ; mais songez-y, ne faites aucun mal à lady Marguerite, ni à miss Édith, ni au vieux major, ni surtout à Jenny Dennison, ni à personne enfin, excepté les soldats ; pour eux, tuez-les ou faites-leur grâce, je m’en inquiète peu. — Bon ! bon ! dit son compagnon ; commençons par entrer, puis nous verrons ce qu’il faudra faire. »

Cuddie se mit donc en devoir d’escalader la fenêtre, quoiqu’un peu à regret ; car, outre qu’il redoutait la réception qui l’attendait dans l’intérieur, sa conscience lui criait que c’était payer fort mal les anciennes bontés et la protection de lady Marguerite. Il monta sur l’if ; deux de ses compagnons l’y suivirent. La fenêtre était étroite, et jadis garnie de barreaux de fer, mais le temps les avait fait tomber, ou les domestiques les avaient arrachés pour se faire une sortie plus commode. Entrer était chose facile s’il n’y avait personne dans le fruitier, ce dont Cuddie cherchait à s’assurer avant de faire le dernier pas, le pas périlleux. Aussi, pendant que ses compagnons le pressaient par derrière et le menaçaient, pendant qu’il restait indécis et plongeait ses regards dans l’appartement, il fut aperçu par Jenny Dennison qui s’était retirée dans le fruitier, comme le lieu le plus sûr pour attendre l’issue de l’assaut. Dès que cet objet d’épouvante eut frappé ses yeux, elle jeta les hauts cris, s’enfuit dans la cuisine qui était auprès, et, dans un accès de peur et de désespoir, saisit une marmite de soupe aux choux qu’elle avait elle-même mise sur le feu, ayant promis à Tom Holliday de lui préparer à déjeuner. Ainsi armée, elle revint au fruitier, et tout en criant : « Au meurtre ! au meurtre ! nous sommes toutes perdues ! le château est pris ! c’en est fait de nous ! » elle courut à la fenêtre et renversa la marmite sur l’infortuné Cuddie, en accompagnant son action d’un cri effroyable. Quelque agréable qu’eût été ce potage à Cuddie, s’il lui eût été servi d’une autre manière par la main de Jenny, il est probable que le nouveau soldat eût été guéri pour toujours de l’amour de son métier, s’il eût eu les yeux levés en ce moment. Mais, heureusement pour lui, il avait pris l’alarme au premier cri jeté par Jenny, et avait alors la tête baissée pour supplier ses camarades, qui l’empêchaient de battre en retraite, de descendre au plus vite ; si bien que le casque de fer et le justaucorps de buffle, armure à toute épreuve, qui avait eu pour premier propriétaire le sergent Bothwell, garantirent sa personne de la plus grande partie du liquide bouillant. Néanmoins ce qu’il en reçut suffisait pour lui donner une sévère leçon. Entraîné par la douleur et la surprise, il descendit en toute hâte de l’arbre, renversant ses camarades, au péril évident de se rompre les jambes ; et sans écouter ni arguments, ni prières, ni menaces, il se sauva lestement, courut par la route la plus sûre rejoindre le corps d’armée auquel il appartenait, et refusa, quoiqu’on puisse lui dire ou lui promettre, de revenir à l’attaque.

Quant à Jenny, après avoir ainsi jeté sur la tête d’un de ses admirateurs les viandes que ses blanches mains avaient naguère pris la peine de préparer pour l’estomac d’un autre, elle continua ses cris d’alarme, débitant une lugubre énumération de tous les crimes que les législateurs appellent les quatre plaids de la couronne, le meurtre, le feu, le rapt et le vol. Ces effrayantes clameurs jetèrent tant d’épouvante et mirent tant de confusion dans le château, que le major Bellenden et lord Evandale jugèrent qu’il valait mieux cesser de défendre les ouvrages extérieurs, les abandonnant à l’ennemi, et se retirer dans l’enceinte du château, de crainte d’être surpris par quelque endroit mal défendu. Ils ne furent point inquiétés dans leur retraite, car la frayeur de Cuddie et de ses compagnons avait causé presque autant de désordre parmi les assiégeants que les exclamations de Jenny parmi les assiégés.

Aucun des deux partis ne tenta de renouveler le combat ce jour-là. Les rebelles avaient beaucoup souffert, et d’après la peine qu’ils avaient eue à s’emparer des premiers retranchements, ils devaient conclure qu’ils prendraient difficilement le château. D’un autre côté, la situation des assiégés était triste et désespérante. Ils avaient eu dans ces escarmouches deux ou trois hommes tués et plusieurs blessés ; et quoique cette perte fut en proportion beaucoup moins considérable que celle de l’ennemi, qui avait laissé vingt hommes sur la place, ils en souffraient bien davantage, vu leur petit nombre, tandis que les attaques acharnées de leurs adversaires montraient évidemment que les chefs avaient pris la ferme résolution d’emporter la place, et qu’ils étaient bien secondés par le zèle de leurs troupes. Mais s’ils se bornaient à la bloquer, la garnison avait surtout la famine à redouter. Les ordres du major, au sujet des approvisionnements n’avaient été qu’à demi exécutés ; et les dragons, en dépit des avertissements et des défenses, prenaient plaisir à gaspiller les vivres. Ce fut donc absorbé dans un profond sentiment de tristesse que le major Bellenden commanda de garder la fenêtre par laquelle le château avait failli être pris, ainsi que toutes les autres qui pouvaient offrir la moindre facilité pour une telle entreprise.