Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 230-238).




CHAPITRE XXIV.

le fugitif.


Arriva du champ de bataille un chevalier sur les armes duquel ruisselaient le sang et la sueur.
Finlay.


Il nous faut maintenant revenir à la forteresse de Tillietudlem et à ses habitants. L’aurore du premier jour qui suivit la bataille de Loudon-Hill commençait à briller sur les fortifications du château, et ses défenseurs avaient déjà repris les travaux qui devaient le rendre imprenable, quand la sentinelle qui était en faction sur une haute tourelle appelée la tour de Garde, annonça l’approche d’un cavalier. Lorsqu’on le vit de plus près, on reconnut à ses vêtements un officier des gardes-du-corps, et la lenteur du pas de son cheval aussi bien que la manière dont le cavalier se tenait en selle montraient clairement qu’il était malade ou blessé. On ouvrit aussitôt le guichet pour le recevoir, et lord Evandale entra dans la cour, tellement épuisé par la perte de son sang qu’il fallut l’aider à descendre de cheval. Quand il parut dans le salon, appuyé sur un domestique, les dames jetèrent un cri de surprise et de frayeur ; car, pâle comme la mort, couvert de sang, son uniforme sale et déchiré, ses cheveux mouillés et en désordre, il ressemblait plus à un spectre qu’à un être humain : mais un cri de joie succéda à ce premier effroi.

« Dieu soit loué ! s’écria lady Marguerite ; vous êtes ici, et vous avez échappé aux mains des meurtriers sanguinaires qui ont déjà tué tant de loyaux serviteurs du roi ! — Béni soit le ciel ! ajouta Édith ; vous êtes ici, et en sûreté ! Nous avons craint de ne plus vous revoir. Mais vous êtes blessé, et j’ai peur que nous ne puissions vous donner les secours nécessaires. — Mes blessures sont légères et nullement inquiétantes, » répondit le noble jeune homme en se plaçant sur un siège ; « et si je me sens épuisé, c’est uniquement par la perte de mon sang. Mais mon intention n’est pas de venir augmenter par ma faiblesse vos dangers et vos inquiétudes ; je viens au contraire pour vous offrir mes services, s’ils peuvent vous être de quelque utilité. Que puis-je faire pour vous ? Permettez-moi, » ajouta-t-il en s’adressant à lady Marguerite, « permettez-moi de penser et d’agir comme votre fils, madame ; comme votre frère, Édith ! »

Il prononça la fin de cette phrase avec une sorte d’affectation, craignant sans doute que miss Bellenden, si elle pouvait penser qu’il les lui offrait comme amant, n’acceptât point ses services. Elle ne fut point insensible à cette délicatesse ; mais ce n’était pas le moment de faire assaut de beaux sentiments. « Nous songeons à nous défendre, » dit la vieille dame avec beaucoup de dignité ; « mon frère s’est mis à la tête de la garnison, et, avec l’aide de Dieu, nous recevrons les rebelles comme ils le méritent. — Avec quelle joie, dit Evandale, je prendrais part à la défense du château ! mais, dans l’état où je suis, je ne puis que vous embarrasser ; car si ces brigands apprennent qu’il se trouve ici un officier des gardes-du-corps, ils mettront encore plus d’acharnement à s’en rendre les maîtres. S’ils le trouvent défendu seulement par les propriétaires, peut-être se dirigeront-ils sur Glasgow, au lieu de tenter un assaut. — Et se peut-il que vous ayez de nous si mauvaise idée, milord ? » dit Édith avec un de ces généreux élans de sensibilité si communs chez les femmes et qui leur conviennent si bien. Son émotion rendait sa voix tremblante, et la chaleur de son âme animait vivement ses traits. « Pouvez-vous avoir si mauvaise idée de vos amis ? Croyez-vous que de telles considérations puissent les détourner de vous protéger, de vous secourir, quand vous êtes incapable de vous défendre vous-même, et que la campagne est couverte d’ennemis ? Est-il en Écosse une cabane dont le maître permettrait à un estimable ami d’en sortir en pareille circonstance ? et pensez-vous que nous vous laisserions quitter un château que nous croyons assez fort pour notre propre défense ? — Lord Evandale ne doit pas y songer, dit lady Marguerite ; je panserai moi-même ses blessures ; c’est tout ce que peut faire une vieille femme en temps de guerre. Mais quitter le château de Tillietudlem quand l’épée de l’ennemi est tirée contre lui… je ne le permettrais pas au dernier des soldats qui aient jamais endossé l’uniforme du roi, à plus forte raison à lord Evandale. Ce n’est point ma maison qui doit souffrir un tel déshonneur ; la tour de Tillietudlem a été trop honorée de la visite de Sa très-sainte… »

Ici elle fut interrompue par l’arrivée du major.

« Nous avons fait un prisonnier, mon cher oncle, dit Édith, un prisonnier blessé, et il va nous échapper ; il faut que vous nous aidiez à le retenir de force. — Lord Evandale ! s’écria le vieux soldat ; ah ! j’éprouve autant de plaisir que quand j’obtins mon premier grade ; Claverhouse nous avait dit que vous étiez mort, ou à peu près. — J’eusse péri en effet sans un de vos amis, » dit lord Evandale avec quelque émotion et en baissant les yeux, comme pour éviter de voir l’impression que ferait sur miss Bellenden ce qu’il allait dire. « J’étais démonté et sans défense, et l’épée était déjà levée sur moi, quand le jeune Morton, le prisonnier en faveur duquel vous vous êtes vous-même intéressé hier, est intervenu de la manière la plus généreuse, m’a sauvé la vie et donné les moyens de m’échapper. »

En finissant cette phrase, une pénible curiosité triompha de sa première résolution ; il leva les yeux vers Édith, et crut lire dans l’éclat de ses joues et dans le feu de ses regards qu’elle apprenait avec joie que son amant était vivant et libre, et s’était montré reconnaissant de l’intérêt qu’on lui avait montré. Tels étaient en effet ses sentiments ; mais ils étaient aussi mêlés d’admiration pour la franchise avec laquelle lord Evandale s’empressait de rendre hommage au mérite de son heureux rival, et d’avouer un service que, selon toute probabilité, il eût mieux aimé devoir à tout autre.

Le major Bellenden, qui n’eût jamais remarqué les émotions des deux amants, quand bien même elles eussent été beaucoup plus évidentes, se contenta de dire : « Puisque Henri Morton a quelque autorité sur cette race odieuse, je me réjouis qu’il en ait usé ainsi ; mais j’espère qu’il quittera leur bande aussitôt qu’il le pourra. Oui, oui, je n’en puis douter ; je connais ses principes, je sais qu’il déteste leur saint jargon et leur hypocrisie ; je l’ai mille fois entendu rire de la pédanterie de ce vieux coquin de ministre presbytérien, Poundtext, qui, après avoir joui pendant tant d’années de l’indulgence du gouvernement, vient de reprendre ses véritables couleurs dès la première occasion, et d’aller avec les trois quarts de ses paroissiens, qu’il a endoctrinés, rejoindre l’armée des fanatiques. Mais comment vous êtes-vous échappé, milord, après avoir quitté le champ de bataille ? — En me sauvant au plus vite, comme eût fait un lâche chevalier, » répondit lord Evandale en souriant. « J’ai pris la route sur laquelle je croyais devoir rencontrer moins d’ennemis, et vous ne devineriez jamais où j’ai trouvé un asile pendant plusieurs heures ? — Au château de Bracklan peut-être, dit lady Marguerite, ou dans la maison de quelque autre loyal gentilhomme ? — Non, madame ; j’ai été repoussé sous divers prétextes de plus d’une maison de ce genre, parce qu’on craignait que l’ennemi ne vînt m’y chercher. Mais j’ai trouvé un abri dans la cabane d’une pauvre veuve dont le mari a été fusillé, il y a moins de trois mois, par un détachement de notre régiment, et dont deux fils sont en ce moment dans les rangs des insurgés. — Est-il possible ? dit lady Bellenden ; une femme fanatique a été capable d’une telle générosité ! Mais elle ne partage pas, je le suppose, les opinions de sa famille. — Loin de là, madame, continua le noble jeune homme ; elle est rigidement attachée aux principes de sa secte ; mais elle n’a vu que mon danger et ma détresse, et n’a consulté que les sentiments de l’humanité, oubliant que j’étais un Cavalier et un soldat. Elle a pansé mes blessures, m’a fait reposer sur son lit, m’a dérobé à une bande d’insurgés qui poursuivaient les fuyards, m’a donné à manger, et ne m’a pas permis de quitter mon asile avant d’être assurée que j’arriverais sans danger à ce château. — C’est une noble action, dit miss Bellenden, et je suis sûre que vous trouverez l’occasion de récompenser une telle générosité. — Oui, miss Bellenden, répliqua lord Evandale, j’ai pendant ce temps de malheur contracté des dettes de toutes parts pour des services qu’on m’a rendus. Mais quand je pourrai montrer ma reconnaissance, la bonne volonté ne me manquera pas. »

Tous se réunirent alors pour supplier lord Evandale de ne plus songer à quitter le château ; mais l’argument du major Bellenden fut le plus fort.

« Votre présence dans le château sera, sinon absolument nécessaire, du moins très-utile, milord, pour maintenir la discipline convenable parmi les cavaliers que Claverhouse a laissés ici en garnison, et qui, je dois le dire, ne semblent pas fort habitués à l’observer. Le colonel nous a autorisés à retenir tout officier de son régiment qui se présenterait ici. — C’est un argument irrésistible, dit lord Evandale, puisqu’il me prouve que mon séjour ici peut être utile, même dans le fâcheux état où je me trouve. — Quant à vos blessures, milord, dit le major, si ma sœur lady Bellenden veut se charger de combattre tout symptôme de fièvre qui pourrait se montrer, je vous réponds que mon vieux camarade Gédéon Pike pansera une blessure aussi bien que s’il était de la corporation des chirurgiens-barbiers. Il a eu assez d’occasions de s’exercer du temps de Montrose ; car, comme vous le pensez bien, nous avions à l’armée peu de chirurgiens qui eussent pris régulièrement leurs grades. Vous consentez donc à rester avec nous ? — Les motifs qui m’engageaient à quitter le château, » dit lord Evandale en jetant un regard sur Édith, « quelque puissants qu’ils puissent être, doivent céder à ceux qui se fondent sur les services que je puis vous rendre. Oserais-je, major, vous demander communication des moyens et du plan de défense que vous avez préparés, ou me permettez-vous de vous accompagner pour examiner les travaux ? »

Il n’avait pas échappé à miss Bellenden que lord Evandale paraissait dans un grand abattement de corps et d’esprit. « Je pense, mon oncle, » dit-elle en s’adressant au major, « que puisque lord Evandale consent à devenir officier de notre garnison, vous devez commencer par le soumettre à votre autorité, et lui ordonner de passer dans son appartement pour y prendre quelque repos avant d’entamer des discussions militaires. » — Édith a raison, dit la vieille dame ; il faut que vous alliez sur-le-champ vous mettre au lit, milord, et que vous preniez une potion contre la fièvre, préparée de ma propre main. Ma dame de compagnie, mistress Martha Weddell, vous fera du bouillon de poulet, ou quelque autre chose de léger. Je ne vous conseillerai pas le vin… John Gudyill, que la femme de charge prépare la chambre du dais. Il faut que lord Evandale se couche à l’instant. Pike lèvera les bandages et examinera l’état des blessures. — Ce sont de tristes préparatifs, madame, » dit lord Evandale en se retournant pour remercier lady Marguerite avant de quitter le salon ; « mais je dois me soumettre à vos ordres, et j’espère que votre habileté me rendra bientôt plus capable de défendre le château que je ne le suis maintenant. Vous devez me mettre le plus tôt possible en état de vous servir de mon bras, car vous n’avez pas besoin de ma tête tant que le major Bellenden sera avec nous. »

À ces mots, il sortit de l’appartement.

« Excellent jeune homme ! dit le major, et très-modeste ! — Et qui, ajouta lady Marguerite, n’a aucune de ces idées qui font croire souvent à de jeunes fous qu’ils savent ce qui leur convient, mieux que des personnes qui ont de l’expérience. — Et si généreux, si beau ! » dit Jenny Dennison qui, étant entrée pendant la dernière partie de cette conversation, se trouva ensuite seule avec sa maîtresse dans le salon, car le major était retourné à ses occupations militaires, et lady Marguerite à ses préparatifs médicaux.

Édith ne répondit à ces éloges que par un soupir ; mais bien qu’elle ne dît mot, elle sentit et reconnut mieux que personne combien ils étaient mérités. Jenny, cependant, ne manqua pas de continuer sur le même sujet.

« Après tout, milady a bien raison de le dire, il n’y a pas un presbytérien sur la parole duquel on puisse compter ; ils sont tous sans foi ni loi. Qui aurait jamais cru que le jeune Milnwood et Cuddie Headrigg auraient suivi ces coquins de rebelles ? — Quelles absurdités me débitez-vous, Jenny ? » répondit sa jeune maîtresse d’un air mécontent. — « Je vois que cette nouvelle vous est désagréable, madame, » reprit hardiment Jenny ; « et ce n’est pas avec grand plaisir que je vous l’apprends ; mais il faut bien que vous le sachiez tôt ou tard, car on en parle dans tout le château. — Que dites-vous, Jenny ? » répondit Édith avec impatience ; « voulez-vous me rendre folle ? — On dit que Henri Morton de Milnwood s’est joint aux rebelles, et qu’il est un de leurs principaux chefs. — C’est un mensonge ! s’écria Édith ; c’est la plus infâme calomnie ! et vous êtes bien hardie d’oser me le répéter. Henri Morton est incapable d’une telle trahison envers son roi et son pays. C’est une cruauté envers moi… envers… c’est-à-dire envers des innocents calomniés, et qui ne peuvent venir se défendre. Je vous dis que c’est chose impossible, absolument impossible. — Oh ! miss Édith, » répliqua Jenny avec obstination, « il faudrait connaître mieux les jeunes gens que je ne les connais et ne souhaite de jamais les connaître, pour dire avec certitude ce dont ils sont ou ne sont pas capables. Mais Tom et un de ses camarades, avec des bonnets et des plaids de paysans, ont été en re… en reconnaissance, comme dit, je crois, M. Gudyill ; ils ont pénétré au milieu des rebelles, et ont raconté à leur retour qu’ils avaient vu le jeune Milnwood monté sur un des chevaux de dragons qui ont été pris à Loudon-Hill, armé d’un sabre et d’une paire de pistolets, entouré de ses nouveaux amis, leur serrant la main, enfin conduisant et commandant les soldats. Cuddie, qui le suivait, avait l’uniforme brodé du sergent Bothwell et un bonnet galonné avec une cocarde de rubans bleus, parce qu’il se bat pour le Covenant (il est vrai que Cuddie a toujours aimé les rubans bleus) ; il avait de plus une chemise à manchettes, ce qui lui va à merveille, en vérité ! — Jinny, » reprit vivement sa jeune maîtresse, « il est impossible que cette nouvelle soit vraie ; mon oncle n’en a rien entendu dire. — C’est que Tom Holliday, répondit la femme de chambre, est arrivé cinq minutes après lord Evandale ; et quand il a su que Sa Seigneurie était au château, le misérable impie a juré qu’il aimerait mieux aller au diable que de faire son… comment dit-il ?… ah ! son rapport au major Bellenden. Il voulait donc garder le silence jusqu’au réveil de lord Evandale, c’est-à-dire jusqu’au lendemain matin ; tout ce qu’il m’a dit, à moi (Jenny baissa ici un peu les yeux), c’était pour me tourmenter au sujet de Cuddie. — Folle que vous êtes ! » dit Édith en reprenant courage, « ce n’est donc qu’un conte que ce garçon vous a fait pour vous effrayer. — Non, madame, c’est impossible ; car John Gudyill a conduit au cellier l’autre dragon, qui est un vieux soldat fort laid, dont j’ignore le nom, et lui a donné un verre d’eau-de-vie pour le faire jaser ; et celui-ci a répété mot pour mot tout ce qu’avait dit Tom Holliday ; et M. Gudyill s’est mis dans une telle colère qu’il nous a déclaré que tout le mal venait de la sottise de milady, du major et de lord Evandale, qui ont demandé hier la grâce du jeune Milnwood et de Cuddie, tandis que si on les eût fusillés, le pays devenait à jamais tranquille ; et j’avoue que c’est tout à fait mon opinion. »

Jenny ajouta ce dernier commentaire à son histoire pour se venger de l’incrédulité absolue et obstinée de sa maîtresse. Elle fut cependant effrayée tout à coup de l’effet que ces nouvelles produisirent sur cette jeune dame, fort attachée aux principes et aux préjugés de la haute Église, dans lesquels elle avait été élevée. Sa figure devint pâle, et sa respiration si difficile qu’elle faillit perdre entièrement connaissance. Ses jambes étaient si incapables de la soutenir qu’elle tomba plutôt qu’elle ne s’assit sur un des fauteuils de la salle, et sembla prête à s’évanouir. Jenny lui jeta de l’eau froide, lui brûla des plumes sous le nez, coupa ses lacets, et tenta tous les autres remèdes usités en pareille circonstance, mais sans obtenir aucun succès.

« Dieu me pardonne ! qu’ai-je fait ? » s’écria la femme de chambre dans son repentir. « Je voudrais qu’on m’eût coupé la langue ! Mais comment penser qu’elle allait prendre la chose ainsi, et encore pour un jeune homme ?… Oh ! miss Édith, chère miss Édith ! reprenez courage ; peut-être n’ai-je rien dit qui soit vrai… Oh ! je voudrais qu’on m’eût cousu la bouche ! On m’a toujours dit que ma langue me causerait quelque malheur. Dieu ! si milady, si le major, arrivaient ?… Et encore elle est sur le fauteuil où personne ne s’est assis depuis la fameuse matinée que le roi passa dans le château !… Oh ! que faire ? que devenir ? »

Tandis que Jenny Dennison se lamentait ainsi sur son sort et sur celui de sa maîtresse, Édith revint peu à peu de l’évanouissement où l’avait jetée cette nouvelle inattendue.

« S’il eût été malheureux, dit-elle, je ne l’aurais jamais abandonné : je ne l’ai pas abandonné, même quand il y avait honte et danger à plaider sa cause. S’il était mort, je l’aurais pleuré ; s’il avait été infidèle, je lui eusse pardonné ; mais rebelle à son roi… traître à son pays… complice des assassins… associé à d’infâmes meurtriers… persécuteur de tout ce qui est noble… ennemi avoué et sacrilège de tout ce qui est sacré !… Je l’arracherai de mon cœur dût cet effort me coûter la vie ! »

Elle essuya ses yeux, et se hâta de quitter le grand fauteuil, ou Le trône, comme lady Marguerite avait coutume de l’appeler, tandis que Jenny, tout épouvantée, s’empressait de secouer le coussin, pour qu’aucune trace ne montrât qu’on s’était assis à cette place sacrée. Cependant le roi Charles lui-même, grâce à la jeunesse et à la beauté, aussi bien qu’à l’affliction de l’usurpateur momentané de son fauteuil, n’eût probablement vu là aucune profanation. Jenny s’empressa alors de soutenir Édith, qui se promenait dans la salle et paraissait plongée dans une profonde méditation.

« Prenez mon bras, madame, prenez mon bras : il faut que le chagrin ait son cours ; et sans doute… — Non, Jenny, » dit Édith avec fermeté ; « témoin de ma faiblesse, vous le serez aussi de mon courage. — Mais vous vous appuyiez sur moi l’autre matin, miss Édith, quand vous étiez si mal. — Une affection coupable et déplacée peut avoir besoin qu’on la soutienne, Jenny… Le devoir se peut soutenir tout seul. Mais je me modérerai. J’examinerai les motifs de sa conduite… et alors… je l’oublierai pour toujours. » Telle fut la réponse ferme et déterminée de la jeune dame.

Intimidée par une conduite dont elle ne pouvait ni comprendre le motif ni sentir tout le mérite, Jenny murmura entre ses dents : « Bah ! une fois le premier moment passé, miss Édith se consolera aussi bien que moi, et beaucoup mieux encore : cependant, j’en suis sûre, je n’ai jamais eu pour Cuddie Headrigg la moitié de l’amour qu’elle portait au jeune Milnwood. Après tout, il peut être bon d’avoir un ami des deux côtés ; car si les insurgés viennent à s’emparer du château, ce qui est fort possible, puisque nous sommes si mal approvisionnés et que les dragons dévorent le peu que nous avons, Milnwood et Cuddie seront les plus forts, et leur amitié vaudra de l’argent… Ce fut ma première pensée ce matin en apprenant cette nouvelle.

Consolée par cette réflexion, la chambrière retourna à ses occupations habituelles, et laissa sa maîtresse occupée du soin de déraciner de son cœur les sentiments qu’elle avait jusqu’alors éprouvés pour Henri Morton.