Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 141-151).




CHAPITRE XIII.

l’arrêt de mort.


Ô milord ! gardez-vous de la jalousie.
Shakspeare. Othello.


Pour expliquer l’impression profonde que les passages entrecoupés de la conversation précédente avaient produite sur l’infortuné prisonnier qui les avait entendus, il est nécessaire de dire quelque chose de l’état de son esprit lorsqu’il aperçut Evandale et Édith. Nous parlerons aussi de l’origine de sa connaissance avec miss Bellenden.

Henri Morton était un de ces caractères doués d’une force inconnue à lui-même. Il avait hérité de son père d’un courage intrépide, et d’une haine invétérée pour l’oppression politique ou religieuse. Mais son enthousiasme était exempt du zèle fanatique et de l’animosité qui caractérisaient le parti puritain. Il était redevable de ses opinions justes et modérées aux propres efforts de son excellente intelligence, et aussi aux visites longues et fréquentes qu’il faisait au major Bellenden, chez lequel il avait occasion de rencontrer des personnes sages dont la conversation l’affermissait dans la conviction que le mérite et la bonté ne se rencontraient pas dans une seule forme de religion.

La vile parcimonie de son oncle avait opposé bien des obstacles à son éducation ; mais il avait si bien profité des occasions qui s’étaient offertes, que ses instituteurs ainsi que ses amis étaient surpris de ses progrès, qui sans cesse triomphaient d’obstacles toujours renaissants. Néanmoins, son cœur était toujours glacé par un sentiment de dépendance et de pauvreté, et gémissait surtout de l’instruction bornée et imparfaite qu’il avait reçue. Ces sentiments lui imprimaient une méfiance et une réserve qui dérobaient effectivement à tous, hors à ses amis très-intimes, l’esprit étendu et la fermeté de caractère dont nous avons dit qu’il était doué. Les circonstances avaient ajouté à cette réserve un air d’indécision et d’indifférence ; car n’appartenant à aucune des factions qui divisaient le royaume, il passait pour sombre, insensible, dépourvu de religion et de patriotisme. Nulle conclusion n’était cependant plus injuste, et les raisons de la neutralité qu’il avait gardée jusqu’alors prenaient leur source dans des motifs louables et bien différents de ceux qu’on lui supposait. Il avait eu peu de liaisons sociales avec ceux qui étaient l’objet des persécutions ; il était dégoûté de l’égoïsme et de l’absurdité de leur esprit de parti, de leur sombre fanatisme, de leur haine ridicule pour toute instruction mondaine ou tous les exercices innocents, enfin de leur implacable ressentiment politique. Mais son âme se révoltait encore plus contre la tyrannie et l’oppression du gouvernement, contre le dérèglement, la licence et la brutalité des soldats, contre les exécutions par la main du bourreau, le massacre sur le champ de bataille, les taxes qu’imposait à volonté la loi militaire ; il s’indignait qu’on osât se jouer ainsi de la vie et de la fortune d’un peuple libre, et le rabaisser au rang des esclaves asiatiques. Condamnant donc les excès dont chaque parti se rendait coupable, dégoûté des maux auxquels il ne pouvait remédier, et entendant alternativement des plaintes et des réjouissances auxquelles il ne pouvait participer, il aurait quitté l’Écosse depuis long-temps s’il n’eût été retenu par son amour pour Édith Bellenden.

Les premières entrevues de ces jeunes gens avaient eu lieu à Charnwood, où le major Bellenden, qui était aussi exempt de soupçons dans ces cas que l’oncle Tobie[1] lui-même, avait en quelque sorte encouragé leur liaison. L’amour, selon l’usage, emprunta le nom de l’amitié ; il employa son langage, s’arrogea ses privilèges. Quand Édith Bellenden fut rappelée au château de sa mère, elle ne cessa point de voir le jeune Morton. Des circonstances imprévues amenaient souvent le jeune homme dans les promenades solitaires fréquentées par Édith, quelle que fût la distance qui séparait leurs demeures. Cependant jamais elle n’exprima la surprise que ces rencontres auraient naturellement dû exciter : aussi leur liaison prit-elle graduellement une teinte plus mystérieuse, et leurs entrevues commencèrent-elles à ressembler à des rendez-vous. Ils échangèrent entre eux des lettres, des dessins, des livres, et la moindre commission donnée ou remplie fournissait l’occasion d’une nouvelle correspondance. Il est vrai qu’on n’avait pas encore prononcé le mot amour, mais chacun connaissait la situation de son propre cœur, et ne pouvait manquer de deviner celle de l’autre. Ne pouvant renoncer à une liaison qui avait tant de charmes pour tous deux, effrayés cependant des suites qu’elle pouvait avoir, ils l’avaient continuée, sans explication bien précise, jusqu’à ce moment où le sort paraissait s’être chargé de la conclusion.

Dans cette situation Morton, naturellement méfiant, sentait s’affaiblir en lui l’espoir qu’Édith le payait de retour. Sa fortune, son mérite, ses grâces, ses manières séduisantes, ne pouvaient manquer de la faire rechercher de quelque prétendant plus favorisé que lui de la fortune et mieux accueilli de la famille d’Édith. Les bruits publics avaient déjà désigné ce rival dans la personne de lord Evandale, et tout semblait le présenter en effet comme un digne prétendant à la main d’Édith : sa naissance, sa fortune, ses liaisons, ses principes politiques, ses visites fréquentes à Tillietudlem, l’honneur enfin qui lui était accordé d’accompagner lady Bellenden et sa nièce dans tous les lieux publics. Souvent la présence de lord Evandale dans des parties de plaisir où il se trouvait gênait l’entrevue des deux amants, et Henri ne pouvait s’empêcher de remarquer qu’Édith évitait soigneusement de parler du jeune lord, ou n’en parlait qu’avec une grande réserve.

Cette sage retenue, qui prenait sa source dans la délicatesse des sentiments d’Édith pour Morton, était mal interprétée par son caractère défiant, et la jalousie qui en résultait était entretenue par les remarques de Jermy Dennison. Cette soubrette, véritable coquette de campagne, se plaisait à tourmenter les amants de sa jeune maîtresse quand elle ne pouvait tourmenter les siens. Elle ne cherchait pas par-là à désobliger Henri Morton, qu’elle estimait beaucoup, tant par attachement pour sa maîtresse qu’à cause des manières aimables et de l’air séduisant de ce jeune homme mais enfin lord Evandale était fort bien aussi ; il était plus généreux que ne pouvait l’être Morton, et par-dessus tout c’était un lord. Si miss Édith Bellenden acceptait sa main, elle serait la dame d’un baron, et, de plus, la petite Jenny Dennison, que l’impérieuse femme de charge de Tillietudlem faisait marcher à volonté, deviendrait mistress Dennison, femme de chambre de lady Evandale, ou peut-être dame d’honneur de Sa Seigneurie. L’impartialité de Jenny Dennison n’allait donc pas jusqu’à souhaiter, à l’instar de l’hôtesse de Falstaff, que l’un ou l’autre des beaux prétendants épousât sa jeune maîtresse ; car il faut avouer que dans son esprit la balance penchait en faveur de lord Evandale, et qu’elle le prouvait souvent de manière à inquiéter beaucoup Morton : tantôt elle semblait lui donner un avis amical ; tantôt elle paraissait lui apprendre une nouvelle ; une autre fois c’était une plaisanterie, mais qui tendait toujours à le confirmer dans l’idée que tôt ou tard sa liaison romanesque avec sa jeune maîtresse aurait une fin, et qu’Édith Bellenden, en dépit des promenades d’été sous le vert feuillage, des échanges de vers, de dessins et de livres, finirait par devenir lady Evandale.

Ces avis s’accordaient si bien avec ses craintes et ses soupçons, que Morton ne tarda pas à éprouver cette jalousie connue de tous ceux qui ont véritablement aimé, mais à laquelle sont plus sujets ceux dont l’amour est contrarié soit par la volonté des parents, soit par quelque autre entrave de la fortune. Édith elle-même, sans y songer, et dans la générosité de sa franchise, contribua à l’erreur à laquelle son amant était en danger de s’abandonner. Leur conversation tomba un jour sur des excès récents, commis par des soldats qu’on disait former un détachement commandé par lord Evandale. Le fait était faux ; Édith, aussi vraie en amitié qu’en amour, fut blessée des paroles sévères que Morton laissa échapper dans cette circonstance contre le jeune lord, et qui provenaient peut-être de leur rivalité supposée ; elle prit la défense de lord Evandale avec tant d’énergie que Morton en fut blessé jusqu’au cœur : aussi Jenny Dennison, la compagne habituelle de leurs promenades, en éprouva-t-elle une bien grande satisfaction. Édith s’aperçut de sa faute et voulut y remédier ; mais l’impression, loin de s’effacer, contribua beaucoup à décider son amant à prendre la résolution de s’expatrier, projet qui fut dérangé, ainsi que nous l’avons déjà fait voir.

La visite qu’il reçut d’Édith dans sa prison, l’intérêt profond et dévoué qu’elle avait montré pour son sort, auraient dû dissiper ses soupçons ; cependant, ingénieux à se tourmenter, il pensa que l’on pouvait l’attribuer à l’amitié inquiète, ou au moins à un intérêt momentané, qui céderait probablement bientôt aux circonstances, aux sollicitations de ses amis, à l’autorité de lady Marguerite, et aux soins assidus de lord Evandale. « Et pourquoi, disait-il, ne puis-je jouir des privilèges de tout homme, et faire la demande de sa main avant de m’en avoir ainsi frustré ?… Pourquoi ? parce que je suis dominé par la tyrannie maudite qui paralyse tout à la fois nos corps, nos âmes, nos biens et nos affections. Et est-ce à l’un des assassins pensionnés de ce gouvernement oppresseur qu’il faut que je cède mes prétentions sur Édith Bellenden ?… Non, de par le ciel !… C’est pour me punir justement d’avoir été insensible aux maux publics, que mes propres malheurs sont venus m’affliger à un tel point que je ne puis les supporter. »

Tandis que ces résolutions orageuses s’agitaient dans son sein, et qu’il récapitulait les divers genres d’insultes et de torts qu’il avait soufferts pour sa cause et celle de son pays, Bothwell entra dans sa chambre, suivi de deux dragons, dont l’un portait des menottes.

« Il faut que vous me suiviez, jeune homme, dit-il ; mais d’abord il faut qu’on vous équipe. — Qu’on m’équipe ! dit Morton : que voulez-vous dire ? — Qu’il faut que nous vous mettions ces rudes bracelets ; je n’oserais pas, non, de par le diable ! je n’oserais pas, moi qui peux tout oser ; non, je ne voudrais pas, quand il s’agirait de trois heures de pillage dans une ville prise d’assaut, amener devant mon colonel un républicain qui ne serait pas enchaîné. Allons, allons, jeune homme, ne prenez pas un air sombre pour cela. »

Il s’avança pour lui mettre les fers aux mains, mais saisissant le tabouret de chêne sur lequel il avait été assis, Morton menaça de fendre le crâne au premier qui l’approcherait.

« Je vous maîtriserais en un instant, mon jeune garçon, dit Bothwell ; mais j’aime encore mieux que vous mettiez à la voile paisiblement. »

Il disait vrai, non qu’il eût crainte ou répugnance d’employer la force ; mais il redoutait les suites d’une querelle bruyante qui aurait fait découvrir qu’il avait, contre les ordres exprès, permis à son prisonnier de passer la nuit sans être enchaîné.

« Vous ferez bien d’y mettre de la prudence, » continua-t-il d’un ton qu’il voulait rendre conciliant, « et de ne pas vous nuire à vous-même. On dit ici dans le château que la nièce de lady Marguerite doit épouser incessamment notre jeune capitaine, lord Evandale. Je les ai vus se parler de près tout à l’heure dans la salle là-bas, et j’ai entendu qu’elle le priait d’intercéder pour votre pardon. Elle était si belle, et elle le regardait avec tant de bonté que, sur mon âme… Mais que diable avez-vous ?… Vous voilà aussi blanc qu’un linge… voulez-vous un peu d’eau-de-vie ? — Miss Bellenden demandait ma vie à lord Evandale ? » dit faiblement le prisonnier. — Oui, oui ; il n’y a pas de meilleure protection que celle des femmes… elles enlèvent tout, dans les cours comme dans les camps… Allons, vous m’avez l’air plus raisonnable maintenant… Parbleu, je savais bien que vous en viendriez là. »

Il se mit en devoir de lui mettre les fers, et Morton, anéanti par cette nouvelle, ne fit plus la moindre résistance.

« On lui demande ma vie et c’est elle !… Oui, oui, mettez-moi ces fers… mes membres souffriront moins de leur poids que mon cœur ne souffre du coup qui vient de le frapper. Ma vie demandée par Édith… et à lord Evandale ! — Oui, et il a bien le pouvoir de l’obtenir, dit Bothwell ; il fait ce qu’il veut du colonel, plus qu’aucun homme du régiment.

En parlant ainsi, lui et son parti conduisirent leur prisonnier vers la salle. En passant derrière la chaise d’Édith, l’infortuné crut en entendre assez pour confirmer tout ce que le soldat lui avait dit. Cet instant produisit en lui une révolution subite et étrange. L’état désespéré de son amour et de sa fortune, le péril où paraissait être sa vie, le changement dans les affections d’Édith, son intercession en sa faveur, qui rendait son inconstance encore plus insupportable, tout semblait détruire les sentiments qui seuls jusqu’à présent lui avaient fait aimer la vie ; mais alors il s’éveillait à d’autres sensations, qui avaient jusqu’ici été étouffées par des passions plus douces, quoique plus égoïstes. Exaspéré lui-même, il se décida à défendre les droits de son pays, offensés dans sa personne. Son caractère changea avec autant de promptitude et d’efficacité que le ferait une maison de plaisance qui, après avoir été le séjour du bonheur et de la tranquillité domestique, se convertit tout à coup, par l’usurpation d’une force armée, en un poste formidable de défense.

Nous avons déjà dit qu’il jeta sur Édith un regard où le reproche se mêlait à la douleur, comme s’il lui eût dit adieu à jamais ; son premier mouvement ensuite fut de s’avancer avec fermeté jusqu’à la table devant laquelle le colonel Graham était assis.

« De quel droit, monsieur, » s’écria-t-il avec fermeté et sans attendre qu’on le questionnât ; « de quel droit ces soldats m’ont-ils arraché à ma famille, pour charger de fers les mains d’un homme libre ? — Par mes ordres, reprit Claverhouse ; et je vous ordonne maintenant de garder le silence et d’écouter mes questions. — Je n’en ferai rien, » répondit Morton d’un ton déterminé, tandis que sa hardiesse semblait confondre tous ceux qui l’entouraient. « Je saurai si je subis une détention légale, et si je suis en présence d’un magistrat civil, avant de laisser forfaire en ma personne à la charte de mon pays. — Voilà un joli gaillard, sur mon honneur ! dit Claverhouse. — Êtes-vous fou ? » dit le major Bellenden à son jeune ami. « Pour l’amour de Dieu, Henri Morton ! » continua-t-il d’un ton de reproche et de prière, « rappelez-vous que vous parlez à un des premiers officiers de Sa Majesté. — Et c’est pour cette raison même, monsieur, » reprit Henri avec fermeté, « que je veux savoir quel droit il a de me détenir sans un mandat légal : s’il était un officier de la loi, je reconnaîtrais que mon devoir serait de me soumettre. — Votre ami, » dit froidement Claverhouse au vétéran, « est un de ces messieurs scrupuleux qui, semblables au fou de la comédie, ne veulent pas attacher leur cravate sans l’ordre de monsieur le juge Overdo ; mais je lui apprendrai, avant que nous nous séparions, que mon épaulette est une marque aussi légale d’autorité que le bâton de juge. Ainsi, éloignons cette discussion ; et vous plairait-il, jeune homme, de me dire quand vous vîtes Balfour de Burley ? — Comme je ne sais pas quel droit vous avez de me faire cette question, reprit Morton, je refuse d’y répondre. — Vous avez avoué à mon sergent, dit Claverhouse, que vous l’aviez vu et reçu, tout en le connaissant pour un scélérat mis hors la loi. Pourquoi n’êtes-vous pas aussi franc avec moi ? — Parce que, reprit le prisonnier, je présume que votre éducation doit vous apprendre à connaître les droits que vous êtes disposé à fouler aux pieds ; et je désire que vous soyez convaincu qu’il est encore des Écossais qui savent défendre la liberté de leur pays. — Et je présume que vous soutiendriez ces droits supposés à la pointe de votre épée ? dit le colonel Graham. — Si j’étais armé aussi bien que vous, et si nous étions seuls sur un coteau ou une colline, vous ne me feriez pas deux fois la même question. — C’en est assez, » reprit Claverhouse avec calme ; « votre langage s’accorde avec tout ce que j’ai appris de vous ; mais vous êtes le fils d’un militaire, quoiqu’il ait été rebelle, et vous ne mourrez pas de la mort d’un chien ; je vous épargne cette indignité. — De quelque manière que je meure, reprit Morton, je mourrai comme le fils d’un brave, et l’ignominie dont vous parlez retombera sur ceux qui versent le sang innocent. — Faites donc votre paix avec le ciel : vous avez cinq minutes. Bothwell, conduisez-le dans la cour et faites ranger votre troupe. »

Cette effrayante conversation et son résultat avaient jeté dans le silence et l’horreur tous les assistants, hors les deux personnes qui parlaient. Mais alors éclatèrent les remontrances et les clameurs. La vieille lady Marguerite, qui, malgré les préjugés de son rang et de son parti, n’avait pas oublié les sentiments qui appartiennent à son sexe, intercédait hautement :

« Colonel Graham, s’écria-t-elle, épargnez la jeunesse de cet imprudent : qu’il soit jugé par les lois. Ne reconnaissez pas mon hospitalité en versant le sang humain sur le seuil de ma porte ! — Colonel Graham, dit le major Bellenden, vous répondrez de cette violence. Ne croyez pas que, quoique je sois vieux et faible, mes yeux verront impunément assassiner le fils de mon ami. Je trouverai des amis auxquels il faudra bien que vous en répondiez. — Soyez satisfait, major Bellenden, j’en répondrai, » reprit Claverhouse inexorable ; « et vous, madame, épargnez-moi le déplaisir de résister de nouveau à votre vive intercession. Songez au noble sang que votre propre maison a perdu par des hommes semblables à celui-ci. — Colonel Graham, » reprit la vieille dame tremblante d’anxiété, « je laisse la vengeance à Dieu, à qui seul elle appartient. En répandant le sang de ce jeune homme, rappellerez-vous à la vie les êtres qui m’étaient chers ? Quelle consolation voulez-vous que j’éprouve en songeant que peut-être une autre veuve aura été privée de son enfant, comme moi-même, par un acte exécuté dans ma maison ? — Agir autrement serait de ma part une extravagance sans égale, dit Claverhouse ; il faut que je fasse mon devoir envers l’Église et envers l’État. Près d’ici sont mille scélérats en révolte déclarée, et vous me demandez la grâce d’un jeune fanatique, qui suffirait à lui seul pour mettre en feu tout un royaume. C’est impossible… Emmenez-le, Bothwell. »

Celle qui était le plus intéressée dans cette terrible décision avait deux fois tenté de parler, mais la voix lui avait manqué totalement. Elle se leva tout à coup en ce moment, et voulut s’élancer ; mais ses forces l’abandonnèrent, et elle serait tombée sur le carreau si elle n’eût été soutenue par sa suivante.

« Au secours ! s’écria Jenny… au secours, au nom du ciel ! ma jeune lady se meurt. »

À cette exclamation, Evandale, qui, pendant la première partie de la scène, était resté immobile, appuyé sur son sabre, s’avança, et dit à son officier commandant : « Colonel Graham, avant de donner suite à cette affaire, voulez-vous me permettre de vous parler en particulier ? »

Claverhouse parut surpris ; mais se levant aussitôt, il se retira avec le jeune noble dans le fond de la chambre, où ils eurent la conversation suivante :

« Je crois que je n’ai nul besoin de vous rappeler, colonel, que lorsque le crédit de ma famille vous fut de quelque utilité, l’année dernière, dans une affaire devant le conseil privé, vous vous considérâtes comme nous ayant quelques obligations ? — Assurément, mon cher Evandale, reprit Claverhouse ; je ne suis pas homme à oublier de pareilles dettes, et vous m’obligerez en me disant comment je pourrais vous témoigner ma reconnaissance. — Je considérerai la dette comme payée, dit lord Evandale, si vous voulez épargner la vie de ce jeune homme. — Evandale, » reprit Graham témoignant la plus grande surprise, « vous êtes fou, absolument fou… Quel intérêt pouvez-vous porter à ce jeune rejeton d’une vieille tête ronde ?… Son père était l’homme le plus dangereux de toute l’Écosse, calme, résolu, soldat dans l’âme, et inflexible dans ses maudits principes. Son fils paraît lui ressembler entièrement : vous ne pouvez concevoir le mal qu’il peut faire. Je connais les hommes, Evandale… Si celui-ci était un nigaud de paysan, un fanatique insignifiant, croyez-vous que j’aurais refusé une bagatelle comme sa vie à lady Marguerite et à cette famille ? Mais il est plein de feu, de zèle et de talent… et il ne faut à ces brigands qu’un chef semblable pour guider leur hardiesse enthousiaste. Je vous dis ceci, non pas pour rejeter votre requête, mais pour vous en faire pleinement sentir les suites probables… Je n’élude jamais l’accomplissement d’une promesse, et je ne refuse pas de reconnaître une obligation… Vous demandez qu’il vive, il vivra. — Faites-le garder à vue, reprit Evandale, mais ne soyez pas surpris si je persiste à demander que vous ne le fassiez pas mourir. J’ai les plus pressantes raisons pour vous en prier. — Qu’il en soit ainsi, reprit Graham… Mais, jeune homme, si vous désirez dans votre vie future vous élever très-haut dans le service de votre roi et de votre pays, que votre première tâche soit de soumettre à l’intérêt public et à vos devoirs toutes vos passions particulières, vos affections et vos sentiments. Nous ne sommes pas dans un temps à pouvoir sacrifier aux rêveries de vieux barbons, ou aux larmes de femmes faibles, les mesures de sévérité salutaire que les dangers dont nous sommes entourés nous obligent à adopter. Et rappelez-vous que si je cède aujourd’hui à vos prières, cette concession doit m’épargner à l’avenir des sollicitations du même genre. »

Il s’avança alors vers la table, et porta ses yeux pénétrants sur Morton, comme pour observer quel effet aurait produit sur le prisonnier la pause d’incertitude terrible entre la vie et la mort, qui semblait glacer d’horreur les assistants. Morton conservait un degré de fermeté que nul autre qu’une âme qui n’avait plus rien à aimer ni à espérer sur terre n’aurait pu conserver dans une pareille crise.

« Vous le voyez, » dit Claverhouse à demi-voix à lord Evandale, « il est placé entre le temps et l’éternité, situation plus effrayante que la plus horrible certitude ; néanmoins, son front est le seul qui n’ait point pâli ; lui seul a l’œil calme ; son cœur est le seul ici qui batte comme à l’ordinaire, ses nerfs sont les seuls qui ne tressaillent point. Regardez-le bien, Evandale… Si cet homme arrive jamais à la tête d’une armée de rebelles, vous aurez à répondre de votre œuvre de ce matin. » Puis il dit tout haut : « Jeune homme, votre vie est en sûreté pour l’instant, grâce à l’intercession de vos amis… Éloignez-le, Bothwell, et qu’il soit gardé convenablement, et emmené avec les autres prisonniers. — Si ma vie, » dit Morton piqué de l’idée qu’il devait ce répit à l’intercession d’un rival favorisé ; « si ma vie est accordée à la requête de lord Evandale… — Emmenez le prisonnier, Bothwell, » dit le colonel Graham en l’interrompant ; « je n’ai le temps ni d’entendre ni de faire de belles phrases. »

Bothwell força Morton à partir, en lui disant, tandis qu’il le conduisait dans la cour : « Avez-vous trois vies dans votre poche, outre celle que vous avez dans votre corps, mon garçon, pour permettre à votre langue de courir ainsi la poste devant eux ? Allons, j’aurai soin de vous tenir loin du colonel ; car, mon Dieu ! vous ne seriez pas cinq minutes devant lui qu’il vous ferait pendre au premier arbre ou jeter dans le premier fossé. Ainsi, suivez vos compagnons de captivité. »

En parlant ainsi, le sergent qui, malgré son ton brusque, avait compassion de ce brave jeune homme, entraîna Morton dans la cour, où trois prisonniers, deux hommes et une femme, qu’avait pris lord Evandale, étaient confiés à une escorte de dragons.

Pendant ce temps, Claverhouse faisait ses adieux à lady Marguerite ; mais la bonne dame avait peine à lui pardonner son manque d’égards pour sa requête.

« J’avais cru jusqu’à présent, dit-elle, que la tour de Tillietudlem pouvait être un lieu de refuge, même pour ceux qui n’auraient pas été tout à fait dignes de profiter du privilège d’asile ; mais je vois que les vieux fruits ont peu de saveur : nos souffrances et nos services sont d’ancienne date. — Ils ne seront jamais oubliés par moi ; permettez-moi d’en assurer Votre Seigneurie, dit Claverhouse. Mon devoir seul aurait pu me faire hésiter à accorder une faveur demandée par vous et le major. Allons, ma bonne dame, dites-moi que vous me pardonnez ; et en revenant ce soir, je vous amènerai un troupeau de deux cents républicains, et ferai grâce à cinquante pour l’amour de vous. — Je serais heureux d’apprendre votre succès, colonel, dit le major Bellenden ; mais suivez le conseil d’un vieux soldat, et épargnez le sang après la bataille ; et, encore une fois, permettez-moi de me porter caution pour le jeune Morton. — Nous arrangerons cela quand je reviendrai, dit Claverhouse ; d’ici là je vous assure que sa vie est en sûreté. »

Pendant cette conversation, Evandale regardait autour de lui avec inquiétude pour trouver Édith ; mais Jenny Dennison avait fait transporter sa maîtresse dans son appartement.

Il obéit lentement et tristement à l’appel impatient de Claverhouse, qui, après avoir pris, d’une manière affectueuse, congé de lady Marguerite et du major, était descendu dans la cour. Ses prisonniers et leurs gardes étaient déjà en route, et les officiers avec leur escorte montèrent à cheval et les suivirent. Tous s’empressèrent d’avancer pour rejoindre le corps d’armée, car on supposait devoir se trouver en face de l’ennemi après deux heures de marche.



  1. Personnage du roman de Tristram Shandy, de Sterne. a. m.