Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 130-141).




CHAPITRE XII.

le déjeuner.


Sans doute ils ont mangé leur déjeuner chaud, c’est une coutume chez les voyageurs prudents.
Prior.


Le déjeuner de lady Marguerite Bellenden ne ressemblait pas plus à un déjeuner de nos jours que la grande salle en pierre de Tillietudlem ne ressemblait à un salon moderne. Pas de thé, pas de café, nulle variété dans la pâtisserie ; mais des viandes solides et substantielles, le jambon sacerdotal, le chevaleresque aloyau, le noble baron de bœuf, le royal pâté de gibier[1]. On voyait figurer sur les tables des flacons d’argent, sauvés avec peine des griffes des covenantaires, et remplis alors les uns d’ale, les autres d’hydromel, et quelques-uns d’un vin généreux de diverses qualités. L’appétit des hôtes répondait à la solidité et à la magnificence des préparatifs. Pas de mots inutiles, nul badinage, mais cet exercice ferme et persévérant de la mâchoire, apprécié seulement par ceux qui se lèvent tôt et se livrent à des occupations plus fatigantes que de coutume.

Lady Marguerite voyait avec plaisir que les provisions qu’elle avait préparées diminuaient sensiblement ; elle ne trouvait guère l’occasion d’user envers quelque convive, sinon envers Claverhouse, de l’invitation pressante de manger, exercice auquel les dames de cette époque avaient l’habitude de soumettre leurs convives, comme à la peine forte et dure.

Claverhouse, plus empressé de rendre ses hommages à miss Bellenden, près de laquelle il était placé, qu’à satisfaire son appétit, paraissait oublier la bonne chère qui était devant lui. Édith entendait, sans y répondre, plus d’une phrase courtoise qu’il lui adressait avec cette heureuse modulation de voix qu’il savait approprier au ton doux de la conversation, et élever, au milieu du bruit de la guerre, « aussi haut que la trompette au son argentin. » L’idée qu’elle était en présence du chef redoutable de qui dépendait le sort de Henri Morton, le souvenir de la terreur et de l’effroi qui se rattachaient au nom du commandant, lui ôtèrent pendant quelque temps, non seulement le courage de répondre, mais même la force de le regarder. Cependant lorsque, enhardie par le doux son de sa voix, elle leva les yeux pour faire quelque réponse, la personne qu’elle envisageait n’était point l’homme repoussant et farouche que son imagination s’était représenté.

Graham de Claverhouse était dans la fleur de l’âge, d’une taille peu élevée, mais élégante et légère ; ses gestes, son langage et son maintien annonçaient l’habitude de la bonne compagnie. Ses traits offraient même une régularité féminine : un visage ovale, un nez aquilin et bien fait, des yeux d’un brun foncé, un teint tout juste assez brun pour ne pas paraître efféminé ; une lèvre supérieure peu avancée, et relevée comme celle des statues grecques, ombragée légèrement par une petite moustache d’un brun clair, jointe à une profusion de longues boucles de cheveux de même couleur, qui retombaient de chaque côté, contribuaient à former une physionomie semblable à celles que les peintres aiment à copier et les dames à contempler.

La sévérité de son caractère, ainsi que sa valeur audacieuse et entreprenante, que ses ennemis eux-mêmes étaient obligés de reconnaître, étaient cachées sous un extérieur qui semblait plutôt fait pour le salon ou pour la cour que pour le champ de bataille. Le même air de douceur et de gaieté qui régnait dans ses traits semblait respirer dans ses actions et dans son maintien ; enfin on l’aurait pris, à une première vue, pour un homme plutôt voué au plaisir qu’à l’ambition. Toutefois cet extérieur doucereux cachait un esprit d’une hardiesse sans bornes, mais prudent et dissimulé comme celui de Machiavel. Profond dans sa politique, il était imbu, comme de raison, de ce mépris des droits individuels commun aux intrigants ambitieux. Calme et tranquille dans le danger, déterminé et ardent à poursuivre le succès, il ne craignait pas d’envisager la mort lui-même, et il l’infligeait impitoyablement aux autres. Tels sont les caractères que forment les discordes civiles : alors les plus hautes qualités, perverties par l’esprit de parti et enflammées par l’habitude de l’opposition, ne se combinent que trop souvent avec des vices et des excès qui les privent tout à la fois de leur mérite et de leur lustre.

En voulant répondre aux phrases polies que lui adressait Claverhouse, Édith montra tant de confusion, que sa grand’mère jugea à propos de venir à son secours.

« Édith Bellenden, dit la vielle dame, a si peu de communications avec les personnes de son rang, par suite de la vie retirée que je mène, qu’elle sait à peine faire une réponse convenable. Un militaire est une apparition si rare parmi nous, colonel Graham, que, hors le jeune lord Evandale, nous avons à peine eu l’occasion de recevoir un gentilhomme en uniforme. Et à propos de cet excellent jeune noble, puis-je demander si je ne devais pas avoir l’honneur de le voir ce matin avec le régiment ? — Lord Evandale, madame, était en marche avec nous, reprit le chef ; mais j’ai été obligé de l’envoyer avec un détachement pour disperser un conventicule de ces importuns coquins qui ont eu l’audace de s’assembler à cinq milles de mon quartier général. — En vérité ! dit la vieille dame ; voilà une présomption dont je n’aurais pas cru capables ces fanatiques rebelles. Mais nous sommes dans un temps bien extraordinaire ! Il y a dans le royaume, colonel Graham, un mauvais esprit qui excite les vassaux des nobles à se révolter contre la maison qui les soutient et les nourrit. Il y a un de mes serviteurs qui a positivement refusé l’autre jour de se rendre à la fête d’après mon ordre. N’y a-t-il pas une loi pour une semblable désobéissance, colonel Graham ? — Je crois que j’en trouverais une », dit Claverhouse avec beaucoup de calme, « si Votre Seigneurie pouvait m’indiquer le nom et la demeure du coupable. — Son nom, dit lady Marguerite, est Cuthbert Headrigg ; je ne puis rien dire de son domicile, car vous pouvez bien croire, colonel Graham, qu’il n’a pas demeuré long-temps dans Tillietudlem, mais qu’il en fut promptement chassé pour sa désobéissance. Je ne souhaite pas de mal sérieux à ce jeune garçon ; mais l’emprisonnement, ou même quelques étrivières, feraient un bon exemple dans ce voisinage. Sa mère, dont l’influence, je crois, l’a fait agir, est une ancienne domestique de cette famille, ce qui me fait pencher pour la miséricorde, quoique, » continua la vieille dame en regardant les portraits de son mari et de ses fils, qui tapissaient les murailles, et en poussant en même temps un profond soupir, « moi, colonel Graham, j’aie peu le droit de plaindre cette génération rebelle et obstinée. Ils ont fait de moi une veuve sans enfants, et, sans la protection de notre souverain et de ses braves militaires, ils m’auraient bientôt privée de mes terres, de mes biens, de mon foyer et de mon autel. Sept de mes tenanciers, dont la rente réunie se monte à près de cent marcs, ont déjà refusé de payer cette rente et la taxe, et ils ont eu l’audace de dire à mon intendant, qu’ils ne reconnaîtraient ni roi ni seigneur qui n’aurait pas juré le covenant. — Je les verrai, madame, c’est-à-dire avec la permission de Votre Seigneurie, reprit Claverhouse ; il me conviendrait mal de négliger de soutenir l’autorité légitime, quand elle est placée en des mains aussi dignes que celles de lady Marguerite Bellenden. Mais je dois dire que ce pays se perd de plus en plus, et me réduit à la nécessité de prendre envers les non-conformistes des mesures qui s’accordent bien plus avec mon devoir qu’avec mon inclination. Ceci me fait souvenir que j’ai à remercier Votre Seigneurie de l’hospitalité qu’elle a bien voulu accorder à un parti des miens, qui a amené un prisonnier accusé d’avoir caché le misérable assassin Balfour Burley. — La maison de Tillietudlem, répondit la dame, a toujours été ouverte aux serviteurs de Sa Majesté, et j’espère que quand elle aura cessé d’être autant à leurs ordres qu’aux miens, c’est qu’il n’en restera plus pierre sur pierre. Permettez-moi de vous dire, à cette occasion, colonel Graham, que le gentilhomme qui commande ce parti n’occupe pas un rang convenable dans l’armée, si l’on considère quel sang coule dans ses veines ; et si je pouvais me flatter qu’on voulût bien accorder quelque chose à ma requête, j’oserai demander qu’on lui procurât de l’avancement à la première occasion favorable. — Votre Seigneurie veut parler du sergent Francis Stuart, que nous appelons Bothwell ? » dit Claverhouse en souriant ; « il est un peu dur, un peu grossier ; il ne se soumet pas autant à la discipline que l’exigent les règles du service. Mais m’indiquer comment je puis obliger lady Marguerite Bellenden, c’est m’imposer une loi. Bothwell, » continua-t-il en s’adressant au sergent, qui paraissait précisément à la porte, « allez baiser la main de lady Marguerite Bellenden ; elle s’intéresse à votre avancement, et vous aurez une commission à la première place vacante. »

Bothwell exécuta cet ordre, mais d’un air de fierté mécontente ; et, dès qu’il l’eut fait il dit à haute voix : « baiser la main d’une femme ne peut jamais abaisser un gentilhomme, mais je ne baiserais pas celle d’un homme, si ce n’est celle du roi, quand je devrais être fait général. — Vous l’entendez, » dit Claverhouse en souriant, « voilà le rocher sur lequel il se brise ; il ne peut oublier sa naissance. — Je sais, mon noble colonel, » dit Bothwell sur le même ton, « que vous n’oublierez pas votre promesse ; et alors, peut-être permettrez-vous au capitaine Stuart de se rappeler son grand-père, quoique le sergent soit tenu de l’oublier. — Assez sur ce sujet, monsieur, » dit Claverhouse du ton de commandement qui lui était habituel, « et apprenez-moi quel est le rapport que vous veniez me faire. — Milord Evandale et son parti ont fait halte sur la grande route avec quelques prisonniers, dit Bothwell. — Milord Evandale ? dit lady Marguerite. Assurément, colonel Graham, vous permettrez qu’il nous honore de sa présence, et qu’il prenne part à cet humble déjeuner, surtout si l’on considère que même Sa très-sainte Majesté n’a pas passé devant la tour de Tillietudlem sans faire halte pour prendre quelques rafraîchissements. »

C’était pour la troisième fois pendant la conversation que lady Marguerite revenait à cet événement mémorable, le colonel Graham s’empressa, autant que la politesse le permit, de profiter de la première pause pour interrompre le récit, en disant : « Nous sommes déjà un trop grand nombre de convives, mais comme je sais ce que lord Evandale souffrirait (en regardant Édith) s’il était privé du plaisir dont nous jouissons, je courrai le risque d’abuser de l’hospitalité de Votre Seigneurie. Bothwell, faites savoir à lord Evandale que lady Marguerite sollicite l’honneur de sa compagnie. — Et que Harrison ait soin, ajouta lady Marguerite, que les hommes et les chevaux soient convenablement pourvus. »

Le cœur d’Édith tressaillit pendant cette conversation ; car il lui vint aussitôt à l’idée, qu’au moyen de son influence sur lord Evandale, elle parviendrait peut-être à délivrer Morton, dans le cas où l’intercession de son oncle auprès de Claverhouse serait inefficace. En tout autre temps elle aurait eu de la répugnance à profiter de son ascendant sur le lord ; car, malgré son inexpérience, sa délicatesse naturelle lui avait appris l’avantage qu’une femme jeune et belle donne à un homme quand elle lui permet de la mettre dans la dépendance d’un service rendu. Elle aurait d’autant moins cherché à solliciter quelque faveur auprès de lord Evandale, que les dames du Clydesdale le lui avaient assigné pour prétendant, pour des raisons que nous ferons connaître plus loin, et elle ne pouvait se dissimuler qu’un léger encouragement suffirait pour justifier des conjectures jusque-là dénuées de fondement. Ses craintes étaient d’autant plus légitimes que, si lord Evandale faisait une déclaration formelle, il avait tout lieu d’espérer d’être appuyé par l’influence de lady Marguerite et de ses autres amis, et qu’elle n’aurait à opposer à leurs sollicitations et à leur autorité qu’une prédilection dont elle savait que l’aveu serait aussi dangereux qu’inutile. Elle se décida donc à attendre le résultat de l’intercession de son oncle ; et s’il échouait, ce qu’elle comptait bien apprendre par les regards ou les paroles du sincère vétéran, elle ferait alors un dernier effort, en faveur de Morton, en usant de son influence près de lord Evandale. Elle ne fut pas long-temps en suspens sur la demande de son oncle.

Le major Bellenden, qui avait fait les honneurs de la table tout en riant et en causant avec les officiers qui en occupaient l’extrémité, se vit à la fin du repas libre de quitter son poste, et il saisit cette occasion pour s’approcher de Claverhouse, priant en même temps sa nièce de le présenter au colonel. Comme son nom et son caractère étaient bien connus, les deux militaires se firent des politesses réciproques ; et Édith, le cœur agité, vit son vieux parent se retirer de la compagnie, et s’approcher, avec sa nouvelle connaissance, de l’embrasure d’une des grandes croisées voûtées de la salle. Elle épiait leur entrevue avec des yeux presque égarés par l’impatience de l’incertitude, et, avec une attention que l’anxiété de son âme rendait plus pénétrante, elle put deviner par les gestes qui accompagnaient la conversation, les progrès et le résultat de l’intercession en faveur de Henri Morton.

La première expression de la physionomie de Claverhouse annonçait cette politesse ouverte et complaisante qui, avant même de demander quelle faveur on sollicite, semble dire combien on se trouvera heureux d’obliger l’intercesseur. Mais, à mesure que la conversation avançait, le front de l’officier devenait plus sombre et plus sévère, et ses traits, quoiqu’ils conservassent l’expression de la plus parfaite urbanité, prenaient, du moins selon l’imagination effrayée d’Édith, un caractère dur et inexorable. Tout à coup ses lèvres se comprimèrent comme d’impatience, puis se contractèrent légèrement comme s’il eût dédaigné de répondre aux arguments présentés par le major Bellenden. Le langage de son oncle paraissait être celui d’une vive instance faite avec toute la simplicité affectueuse qui lui appartenait. Mais il paraissait faire peu d’impression sur le colonel Graham, qui changea bientôt de posture comme s’il voulait couper court à l’intercession du major, et rompre la conférence par une expression polie de regret que devait accompagner un refus positif. Ce mouvement les rapprocha d’Édith, qui entendit distinctement Claverhouse dire : « C’est impossible, major Bellenden ; la clémence ici est tout à fait au-delà des bornes de ma commission, quoiqu’en toute autre circonstance je désirerais de tout mon cœur vous obliger. Et voici Evandale qui nous apporte des nouvelles, je crois. Quelles nouvelles, Evandale ? » continua-t-il en s’adressant au jeune lord, qui entrait à ce moment en uniforme complet, mais son habit en désordre et ses bottes couvertes de boue comme quelqu’un qui a fait un long trajet à cheval.

« De mauvaises nouvelles, monsieur, répondit-il : un corps nombreux de républicains est en armes dans les montagnes ; ils se sont déclarés en pleine révolte ; ils ont brûlé publiquement l’acte de suprématie qui établit l’épiscopat et ordonne de célébrer le triste anniversaire du martyre de Charles Ier ; ils ont aussi brûlé quelques autres articles et ont déclaré leur intention de rester réunis sous les armes afin de soutenir la réformation et le covenant. »

Cette nouvelle inattendue jeta dans une pénible surprise tous ceux qui l’entendirent, excepté Claverhouse.

« De mauvaises nouvelles, dites-vous ? » reprit le colonel Graham, tandis que ses yeux bruns étincelaient d’ardeur ; « ce sont les meilleures que j’aie apprises depuis six mois. Maintenant que les misérables sont réunis en corps, nous en aurons bon compte. Quand la couleuvre rampe au jour, » ajouta-t-il en frappant la terre du talon de sa botte, comme s’il écrasait un reptile nuisible, « je puis l’écraser ; elle n’est en sûreté que tant qu’elle reste dans sa tanière et dans son marais. Où sont ces misérables ? » ajouta-t-il en s’adressant à lord Evandale. — À environ dix milles dans les montagnes, en un lieu qu’on nomme Loudon-Hill, répondit le jeune noble ; j’ai dispersé le conventicule contre lequel vous m’aviez envoyé, et j’ai fait prisonnier un vieux trompette de rébellion, c’est-à-dire un vieux ministre non autorisé pendant qu’il exhortait ses auditeurs à se soulever et à agir pour la bonne cause ; j’ai arrêté aussi un ou deux de ses auditeurs qui me paraissaient particulièrement insolents ; et ce sont des paysans et des éclaireurs qui m’ont donné le détail que je vous transmets. — Quel en est le nombre ? demanda le commandant. — Probablement un millier d’hommes, mais les rapports différent étrangement. — Alors, dit Claverhouse, il est temps que nous nous levions et que nous agissions aussi. Bothwell, ordonnez qu’on sonne le boute-selle. »

Bothwell, qui, comme le cheval de guerre de l’Écriture sainte, aspirait de loin l’odeur des combats, se hâta de donner l’ordre à six nègres, vêtus d’habits blancs richement galonnés, portant des colliers et des bracelets d’argent massif. Ces fonctionnaires noirs servaient de trompettes, et ils firent bientôt retentir de leur appel le château et les bois environnants.

« Faut-il donc que vous nous quittiez ? » dit lady Marguerite, le cœur oppressé par le souvenir d’anciens malheurs ; « ne vaudrait-il pas mieux s’informer d’abord de la force des rebelles ? combien j’ai vu de beaux visages quitter au son effrayant de cet appel la tour de Tillietudlem, et que mes tristes yeux ne devaient plus y voir revenir ! — Il est impossible que je reste, dit Claverhouse ; il y a assez de coquins dans cette contrée pour quintupler la force des rebelles si l’on n’y met ordre aussitôt. — Un grand nombre, dit Evandale, s’y rend déjà par troupes, et ils font courir le bruit qu’ils attendent un corps nombreux de presbytériens tolérés, commandé par le jeune Milnwood ainsi qu’ils l’appellent, le fils de cette fameuse vieille tête ronde, le colonel Silas Morton. »

Cette phrase produisit un effet différent sur chacun des auditeurs : Édith faillit tomber de son siège, tandis que Claverhouse jeta un coup d’œil de triomphe vers le major Bellenden, semblant lui dire : « Vous voyez quels sont les principes du jeune homme pour lequel vous intercédez. — C’est un mensonge ; c’est un mensonge diabolique, inventé par ces coquins de fanatiques, » dit le major avec feu. « Je répondrais de Henri Morton, comme de mon propre fils. C’est un garçon dont les principes religieux sont aussi purs que ceux d’aucun gentilhomme des gardes-du-corps. Je ne prétends offenser personne. Il est venu à l’église avec moi plus de cinquante fois, et jamais je ne lui ai entendu manquer à une seule réponse. Édith Bellenden en est témoin : il lisait toujours avec elle dans le même livre de prières, et il savait trouver les leçons tout aussi bien que le curé lui-même. Faites-le monter, et qu’on l’entende. — Il n’y a pas de mal à l’interroger, dit Claverhouse, soit innocent, soit coupable. Major Allan, » dit-il en se tournant vers l’officier qui commandait après lui, « prenez un guide, et conduisez le régiment à Loudon-Hill, en prenant le chemin le plus court et le meilleur. Allez paisiblement et ne souffrez pas que les hommes crèvent leurs chevaux ; lord Evandale et moi, nous vous rejoindrons dans un quart d’heure. Laissez Bothwell avec une escorte pour amener les prisonniers. »

Allan salua, et quitta l’appartement avec tous les officiers, excepté Claverhouse et le jeune Evandale. Au bout de quelques minutes, le son de la musique militaire et le trépignement des chevaux annoncèrent que les cavaliers quittaient le château. Les sons n’arrivèrent bientôt plus que par intervalles, et bientôt ils se perdirent entièrement. Tandis que Claverhouse cherchait à apaiser les terreurs de lady Marguerite, et à faire partager au major vétéran son sentiment sur Morton, Evandale, cherchant à surmonter cette timidité qui empêche un jeune homme ingénu d’approcher de l’objet de son amour, s’avança vers miss Bellenden, et d’un ton mêlé de respect et d’intérêt :

« Nous allons vous quitter, » dit-il en prenant la main de la jeune fille, qu’il serra avec beaucoup d’émotion ; « vous quitter pour une scène qui n’est pas sans danger. Adieu, chère miss Bellenden ; permettez-moi de dire pour la première fois, et peut-être pour la dernière, chère Édith ! Nous nous séparons dans des circonstances si cruelles, qu’elles peuvent excuser un peu de solennité dans les adieux que j’adresse à celle que je connais depuis si long-temps, et que je respecte si profondément. »

Mais le son tremblant de sa voix semblait exprimer un sentiment beaucoup plus vif, beaucoup plus tendre que le respect. Il n’est pas dans la nature de la femme d’être tout à fait insensible à l’expression modeste et profondément sentie de la tendresse qu’elle inspire. Quoique accablée par les malheurs et le danger imminent de l’homme qu’elle aimait, Édith fut touchée de l’amour respectueux et sans espoir du jeune soldat, qui la quittait pour se précipiter au milieu des périls de la guerre.

« J’espère… j’espère sincèrement, dit-elle, que cette cérémonie solennelle est inutile… que ces fanatiques rebelles se disperseront plutôt par la frayeur que par la force, et que lord Evandale sera bientôt de retour, et se retrouvera ce qu’il ne cessera jamais d’être, le cher et précieux ami de tous dans ce château. — De tous, » répéta-t-il en appuyant sur ce mot avec une expression mélancolique : « puisse-t-il en être ainsi… tout ce qui vous est proche m’est cher et précieux, et j’attache le plus grand prix à l’approbation de tout ce qui tient à vous. Quant à notre succès, je n’y compte pas beaucoup. Nous sommes en si petit nombre que je n’ose espérer que ces malheureuses dissensions puissent finir bientôt et sans une grande effusion de sang. Ces hommes sont enthousiastes, résolus et exaspérés ; ils ont des chefs qui ne sont pas tout à fait dépourvus de talents militaires. Je ne puis m’empêcher de penser que l’impétuosité de notre colonel nous entraîne contre eux un peu prématurément ; mais il en est peu qui aient moins de raisons que moi de fuir les dangers. »

Une occasion favorable se présentait alors à Édith pour prier le jeune lord d’intercéder en faveur de Morton et de le protéger. Elle n’avait plus que cette seule ressource pour dérober son amant à la mort. Cependant il lui sembla qu’en s’adressant à Evandale elle allait abuser de la confiance de l’homme dont le cœur s’était ouvert à elle et qui venait à l’instant même de lui faire une déclaration positive. Pouvait-elle sans blesser la délicatesse engager lord Evandale à servir un rival ? Pouvait-elle prudemment lui adresser la moindre prière, recevoir de lui quelque service, sans faire naître en sa faveur des espérances qu’elle ne pourrait jamais réaliser ? Mais le moment était trop pressant pour hésiter, ou même pour entrer dans des explications qui auraient pu faire penser que sa prière n’avait en vue que l’intérêt de l’humanité.

« Il faut nous défaire de ce jeune homme, » dit Claverhouse de l’autre bout de la salle. « Lord Evandale… je suis fâché d’interrompre encore votre conversation… mais il nous faut partir… Bothwell, pourquoi ne faites-vous pas monter le prisonnier ? Écoutez, commandez à deux files de soldats de charger leurs carabines. »

Édith crut entendre dans ces paroles l’arrêt de mort de son amant. Elle oublia aussitôt toute la retenue qui l’avait contrainte au silence.

« Milord Evandale, ce jeune gentilhomme est un ami intime de mon oncle… votre influence doit être grande auprès de votre colonel… permettez-moi de solliciter votre intercession en sa faveur… mon oncle vous en aura une obligation éternelle. — Vous exagérez trop mon influence, miss Bellenden, dit lord Evandale ; j’ai souvent échoué dans de pareilles demandes, quand je les faisais pour l’amour de l’humanité. — Mais essayez encore une fois pour l’amour de mon oncle. — Et pourquoi pas pour l’amour de vous ? dit lord Evandale ; ne voulez-vous pas me permettre de croire que je vous obligerai personnellement ?… vous défiez-vous assez d’un ancien ami pour ne pas même lui accorder le plaisir de croire qu’il satisfait à vos désirs ? — Assurément… assurément, répondit Édith, vous m’obligerez d’une façon toute particulière… Je m’intéresse à ce jeune gentilhomme par rapport à mon oncle… ne perdez pas de temps, pour l’amour de Dieu ! »

Elle devenait plus hardie et plus pressante dans ses prières, car elle entendait les pas des soldats qui entraient avec leur prisonnier.

« J’en jure par le ciel ! dit Evandale, il ne mourra pas, quand je devrais mourir à sa place !… Mais ne voudrez-vous pas, » dit-il en reprenant la main que dans son trouble elle n’eut pas le courage de retirer, « ne voudrez-vous pas m’accorder une grâce en retour de mon zèle à vous servir ? — Tout ce que l’amitié fraternelle peut accorder, milord. — Et est-ce là tout, continua-t-il, tout ce que vous pouvez accorder à mon affection pendant ma vie, ou à ma mémoire après ma mort ? — Ne parlez pas ainsi, milord, dit Édith ; vous m’affligez, et vous vous faites injure. Il n’est pas d’ami que j’estime davantage, ou à qui je sois plus disposée à accorder des marques d’amitié… pourvu… mais… »

Un soupir qu’elle entendit lui fit détourner subitement la tête avant d’avoir achevé sa phrase ; et, tandis que dans son trouble elle cherchait la manière convenable d’expliquer sa réticence, elle s’aperçut qu’elle avait été entendue de Morton qui, enchaîné et gardé par des soldats, passait alors derrière elle pour être présenté à Claverhouse. Leurs yeux se rencontrèrent : l’expression de tristesse qui se peignait sur la figure de son amant semblait lui reprocher la conversation qu’il avait entendue en partie, et dont il avait mal compris le sens. Cet incident acheva de compléter la douleur et la confusion d’Édith. Son sang, qui s’était porté à son visage, se précipita vers son cœur par une espèce de révolution subite, et elle devint pâle comme la mort. Ce changement n’échappa pas à l’attention d’Evandale, dont le coup d’œil prompt découvrit facilement qu’il y avait entre le prisonnier et l’objet de son amour quelque liaison particulière. Il abandonna la main de miss Bellenden, examina le prisonnier avec plus d’attention, regarda de nouveau Édith, et remarqua la confusion qu’elle ne pouvait plus cacher.

« C’est, je crois, » dit-il après un instant d’un sombre silence, « c’est le jeune gentilhomme qui gagna le prix du tir ? — Je n’en suis pas sûre, » dit Édith en hésitant : « cependant… je croirais assez que non. » Elle savait à peine ce qu’elle répondait. — « C’est lui, » dit Evandale d’un ton décisif ; « je le reconnais. En effet, » continua-t-il avec fierté, « un vainqueur doit inspirer un grand intérêt à une belle. »

Il s’éloigna d’Édith, et s’avançant vers la table devant laquelle Claverhouse venait de se placer, il se tint à quelque distance, s’appuyant sur la poignée de son sabre, et resta spectateur silencieux mais non indifférent, de ce qui allait se passer.





  1. On sait que les Anglais se complaisent dans ces sortes de personnifications gastronomiques. a. m.