Le Messager canadien (p. 125-134).


Chapitre IX

LE CONCERTO EN RÉ


Toute la salle fut debout. Désiré Defauw avait franchi la scène aux décors rosâtres et, cambré sur la tribune du chef, il inclinait vers le public une tête couronnée d’une abondante chevelure gris cendré. Les traits durcis du visage, l’impérieux du regard, la forte teneur sanguine du teint, palpitaient sous le rayonnement précurseur de la musique.

La foule redoubla d’applaudissements. Un grand jeune homme entrait, le violon luisant contre son habit, il saluait. Au coup d’œil interrogateur de Defauw, LeBlanc avait acquiescé. Que sortirait-il de cette rencontre ? Les bras tendus pour recueillir et sublimer l’attention de ses musiciens, le chef, d’un geste bref, ouvrit l’allegro. Les instruments de percussion, sourdement, préludèrent. Le timbalier et le tambour avaient revêtu, de prime saut, les livrées d’une maison princière ; impassibles comme les laquais des contes de fées, ils menaient au bal de la cour le carrosse doré de Cendrillon. L’orchestre soulevé par les premières mesures du Concerto en ré, se rivait à la partition et à la silhouette expressive du maître. Cette soumission aux apparences ouvrait des portes sur l’invisible ; les musiciens sortis de la vallée respiraient déjà l’atmosphère sans souillure et sans poids des longues routes au flanc des monts.

Le parterre sombre dans la ténèbre et le recueillement. Tels les premiers vers d’une tragédie, les rythmes de l’introduction heurtent à coups pressés les battants de la salle trop étroite ; ils s’apaisent enfin et la foule respire sans bruit comme un enfant au seuil du repos. Jacques n’ose tourner la tête ; il craint de troubler les instants décisifs. Ainsi aux temps anciens, Schéhérazade avait peuplé de musique la nuit du désert et insinué au cœur du despote la puissance rémissoire du silence ; une à une s’étaient dissoutes les tyrannies.

La libération des maléfices ne s’arrête pas à mi-chemin. LeBlanc, immobile, effleure du bout de son archet le fluide sonore. Et, quand l’orchestre s’incline pour cueillir le soliste, Jacques presse le bras de sa mère ; ses appréhensions s’envolent et il sait de science certaine que les exécutants ont partie liée et que ni le compositeur ni les interprètes ne seront infidèles l’un à l’autre.

Le violon avait repris le thème exposé par le hautbois, la clarinette et le basson ; il réexposait, développait, amplifiait. Était-ce une confidence que la plainte traduite avec tant de précision par la franchise du soliste ? Les musiciens se tenaient en retrait et la discrétion de leur jeu invitait le narrateur à la confiance. On écoutait, sans les mots qui trahissent, un échange d’aveux. La compréhension, si profonde qu’elle fût, n’excluait ni le doute ni les soupçons ; de part et d’autre, on ne refusait pas d’écouter mais on ne savait pas toujours que répondre. En dernière analyse un bras glissé sous le bras du pèlerin et l’accompagnement sans paroles de l’ami. Jacques revoit la campagne de Vienne ; il n’y a que la nature, telle que Beethoven la regarde dans la Pastorale, pour suggérer un dialogue si fécond.

Un instant, Jacques assimila les thèmes à la récitation d’un poème ou à un grand album d’eau-fortes et de sanguines, à un film documentaire et féerique qui transformerait en images pour l’oreille les misères et les consolations de l’artiste : l’insatisfaction romantique, légèrement déclamatoire, mais si vite ramenée à la vérité, les soucis d’argent, les déceptions de l’amour, les cœurs ingrats, les trahisons, l’enlisement du silence, quand les oreilles du compositeur se fermèrent pour toujours au royaume des sons et au plus intime de l’isolement, comme une harmonie plus forte que les sons, la joie inépuisable et austère de l’œuvre à créer, la nature et Dieu. Les visions baignées d’une onde musicale transparente se détachaient une à une dans la conscience de Jacques.

Était-ce le roman de Beethoven que cette foule contemplait derrière ses yeux fermés ? Le sultan eût-il écouté si longtemps les récits de sa jeune épousée s’ils ne lui eussent parlé que d’elle-même ? Et comme pour répondre à la question du jeune homme, le violon confiait à qui le pouvait saisir le narré d’une souffrance imprécise que l’orchestre, indécis sur la marche à suivre, accompagnait d’une sympathie discrète. Tout à coup il se creusa comme une trouée lumineuse et les plans d’incompréhension se rapprochèrent ; ils ne se différenciaient plus que par une nuance d’éclairement sonore. L’âme, aux prises avec une tristesse qu’elle ne s’expliquait pas, avait enfin trouvé en elle-même la compagne de son angoisse et, à l’entretien qui s’engageait, elle ne renoncerait pas aisément. Elle s’y attardait ; on eût dit une douleur qui se serait dénoué son mystère. Jacques revoyait les montants d’automne, le soir, dérouler sur les grèves de l’île un lourd tissu lamé que les rocs noircis déchiraient. Chaque phrase prenait son exacte importance : ici un tourment qui frisait la désespérance, un cri, un sanglot, une torture qui espère se vaincre en se racontant, l’attente d’une réponse qui ne saurait décevoir. Le soliste chantait en homme que la vie a déçu, mais assez riche de lui-même et de l’univers pour triompher du dégoût ; la musique ramenait de bien loin, comme une victoire sur les souffrances stériles de l’égoïsme, le sourire émouvant de l’enfance reconquise.

La vie de Beethoven n’intéressait ici que les fureteurs de dictionnaire musical. L’un d’eux au sortir du concert interrogerait son voisin : « Qu’est-ce que cela veut dire ? » « Rien, mais rien, répondait le jeune homme, évidemment rien, rien autre chose que la vie telle que la voyait Beethoven. Grâce au Concerto en ré, des milliers d’hommes oublient, pour une heure, la vilenie de leurs semblables, la pénurie d’amitié, les chaînes aux mains et aux pieds et au cœur. »

Mais la musique n’est pas une panacée ni un dictame qui engourdisse les consciences saines. Jacques ne récusait le message personnel de Beethoven que pour y substituer le sien. Des attentions dont une main délicate et inconnue avait pansé les moments ardus de sa courte existence, et qu’il croyait oubliées : un mot ou un silence sans arrière-pensée, un geste d’intelligence ou d’humble encouragement que l’affection transfigurait, boutons gonflés de sève dont on ne le déposséderait jamais, et qui n’attendent pas la mort de la jeunesse pour fleurir dans une âme bien née. Des chagrins reployés que le musicien dépliait lentement et inondait de soleil ; le miroitement inlassable du fleuve à la pointe de l’île, battement de libellules qui dissout les fumées de la ville ; les jours sans autre histoire que le bonheur, trop tôt rognés par les soirs de froidure ; septembre, et la lingerie, où les malles béantes aspirent l’odeur de cèdre qu’il fera bon humer au collège, et où s’active Madame Richard, tandis que les noces matinales des corneilles, en route vers le sud, croassent sur les rochers, et que les pruniers menacent de rompre leurs branches sous le poids des fruits mûrs ; un sentiment d’impuissance quand on regarde Monique, et que l’on découvre au fond de soi, comme des portraits embrunis, des affections anciennes et menacées.

Jacques, précautionneux, inventoriait un rêve ténu qu’effarouchent les regards impudents ou sceptiques. Tel coin retiré de son âme se délitait sous les battements cadencés de l’allegro ; il y jetait un regard furtif et se retirait sans tarder ; le don de clairvoyance, privilège habituel de Maurice, lui était alors conféré : une émotion dont il s’était cru incapable, une exaltation occulte et touffue, des pensées informulées, un monde mal intelligible s’éclairait, s’explicitait par le menu, comme autant de secondes diluées et fixées par la plume d’un analyste sans pardon.

Qui donc, dans la salle, pressé doucement par le musicien, exprimait une réponse identique à celle de Jacques ? Puis le jeune homme retombait court, doutait de lui et se déprisait : Je me prête des richesses que je ne possède pas. Il regarda autour de lui. On ne voyait plus le soliste. Et pourtant, qu’il eût été facile à LeBlanc d’abaisser des mesures complètes au niveau d’une sensation vulgaire et d’exploiter à son profit la gloire de Beethoven. Mais LeBlanc ignore ces petitesses ; LeBlanc n’appuyait pas et on lui en savait gré.

Madame Richard tenait son âme ouverte sur un au-delà de bonheur et, pour quelques instants, on ne lisait sur son visage aucune préoccupation domestique, rien autre chose que sa vie redevenue sereine comme le Verger endormi. « Pour maman, les réserves de mystère sont moindres. » À la maison, le soir, après six heures, lorsque la vieille Marie donnait la dernière main au dessert sous les yeux gourmands du benjamin, et que la demeure, astiquée de la cave au grenier, respirait paisiblement dans l’attente du maître, Madame Richard, dans le fauteuil grenat de sa chambre, lisait à reculons, comme disait la vieille Marie, et pendant de longs quarts d’heure, une page de l’Imitation qu’il trouvait lui, squelettique. Ces trésors cachés étaient enviables.

Le larghetto, à ce moment même, lui suggérait des réflexions amères. L’allure du mouvement lui paraissait dénuée d’intérêt et l’orchestration sans résonance, et il imputait cette banalité de la musique à son propre dénuement ou à des musiques plus ou moins frelatées dont il avait abusé, à des enthousiasmes faciles et prétentieux pour Rimsky-Korsakow et pour Tschaikowsky.

Cet acte d’humilité reçut aussitôt sa récompense. Le soliste entamait le troisième mouvement. Les panneaux rosâtres avaient coulissé dans leur fadeur, et les musiciens ouvraient à deux battants les dernières portes qui résistaient à la poussée de la musique. Jacques, sans oublier la disette de son âme et la possibilité d’un avenir étriqué, n’opposait aucune résistance. Un sentiment de libération l’étreignait avec délices comme dans le bois, lorsque, le cœur lourd d’un interminable portage, on entend le clapotis de l’eau sur les pierres, et les reflets allongés qui défilent dans les frondaisons tendres du merisier ; on se reprend à chanter le long des lacs et des arrachis semés d’avoine et d’orge soyeuse, et les bottes font résonner le roc sous la mince couche d’humus.

L’allegro avait exprimé les interrogations et les raffinements d’une douleur sans apaisement durable, et le larghetto proposé la quête d’une réponse en des régions plus profondes et moins tourmentées. Maintenant c’est le rondo ; le serré de sa composition cercle une gerbe dont la joie soulève et dore les lourds épis ; car les premiers mouvements accompagnent de leur écho la strophe finale du poème. Certaines phrases dans la vie de Jacques empruntent ainsi une part de leur plénitude à une musique lointaine qui vibre encore au fond de lui-même. Vivre une belle vie, enrichir son âme et la rendre maîtresse de ses acquêts, qui ne l’eût voulu à ce moment ? Existait-il un monde à l’image de la musique ? un monde où on s’élèverait, sans effort apparent, à cette délicatesse, à cette distinction qui marque les rapports du musicien avec les êtres et les hommes ? L’auteur du Concerto en ré n’imposait aux auditeurs qu’une part minime de son génie ; il ne forçait pas une conscience dans la salle, ne modifiait pas le destin ; il ne créait rien dans le cœur de Jacques qui battait de son propre rythme, pas plus que le soleil d’automne ne crée le paysage lorsqu’affleurent sous leur rosée fauve les battures et les côtes qu’il a désembrumées.

Souvenir qui seul donne aux incidents d’une vie en surface leur sens et leur profondeur, détresses, exultation, prairies, lacs, futaies, montagnes coupées de combes et de vallons, paradis dont l’île et les Quatre-Sœurs ne portent qu’un reflet et où un soir, à la Saulaie, la petite musicienne avait entraîné Jacques de plain-pied ! Il s’avançait depuis en des sentiers nouveaux où Louise le précédait ; les parfums que l’on y respirait n’enivraient pas le jeune homme ; Jacques savait quelle présence féminine l’aidait à se faire moins dur pour lui-même, plus accueillant aux réalités de sa vie intérieure, à une Présence lointaine et irrésistible.

Toutes les nuances de la joie, tels les parfums des étés, vibraient dans les mesures concises du rondo ; il n’y manquait pas même la légère amertume que soulève au fond de l’âme en délire l’appréhension d’un épuisement fatal. On aurait voulu prolonger sans fin un bonheur au-delà duquel on ne concevait que la joie réservée par Dieu aux orants et aux saints. La musique, libérée de toute alluvion, ne permettait plus qu’un bond vers l’infini, et l’imperceptible dissonance, qui accompagne ou suit les plus hautes joies, résonnait aux oreilles de Jacques comme l’appel d’un Amour et marquait la frontière d’un Royaume inconnu.

Le soliste réexposa le thème du début et l’orchestre apposa le point final.

Jacques et sa mère se frayèrent un chemin vers la sortie. Le jeune homme entendait Madame Richard dire :

— Bonsoir Madame Beauchesne, bonsoir Louise, Estelle…

Jacques leva la tête. Louise, dans l’ivresse du concert, se penchait vers ses amis, les yeux embués. Jacques salua sans perdre du regard celle qu’il reconnaissait à peine ; la vigueur de l’âge, de la santé et de la joie chez la jeune fille, l’âme de Jacques après quelques mois de séparation, conféraient à Louise une beauté qu’il ne lui avait encore jamais vue, pas même aux heures les plus enivrantes de l’absence.



Jacques fouilla dans son sac de voyage et sortit son journal. Les dernières lignes racontaient la rupture avec Saint-Denis, puis s’égaraient en des marigots sinueux où Jacques, pour se prouver sa virtuosité dans la fièvre et la complication, se fourvoyait avec frénésie. Il écrivait lentement : « Aller plus souvent à Beethoven ; cette musique-là m’empêchera de vieillir quand on voudra me détourner de la joie. À l’issue du concert, j’ai rencontré Louise. Maman avait un drôle d’air en me disant bonsoir. Un mariage musqué, ce matin, un catalogue de modes, un chuchotement d’antichambre. Des airs empruntés, une presse de mots et de gens très bien. Plusieurs avaient ouvert la noce de grand matin ; dans l’office deux messieurs plaisantaient sans retenue avec la femme de chambre ; et un autre monsieur était couché dans la béatitude de son vin sur le lit de Guy : choses qui sont bien portées dans le milieu où je vis. Ces insolents souillent les endroits où ils posent leurs pieds et leurs cœurs boueux. Les Morand voudront un mariage semblable pour leur grande écervelée de Marguerite. Monique est partie. Au départ pour l’église, papa, rasé de frais, était blafard, et une longue ride lui balafrait le visage, comme une angoisse qu’il ne parvenait pas à refouler. Maurice m’a entraîné dans un coin. « J’ai deux billets pour le concert de ce soir, les veux-tu ? » Et il est reparti, adonné à son jeu. Il n’aime pas la musique. Comment Maurice trouve-t-il dans sa vie un gîte pour l’amitié ? On le dit égoïste et il est le seul qui m’ait parlé ce matin comme on parle à un homme. Serai-je capable d’une véritable amitié ? Je veux ignorer ce qui peut se tapir sous les gestes de Maurice. Je déteste le monde et j’aime Louise d’un amour qui n’a rien de l’enfance ; hélas ! j’en suis sûr aujourd’hui, mon amour n’est pas si pur que je le croyais et je ne suis pas meilleur que les autres, pas même de désir. Où donc est la pureté ? Je ne sais plus où je vais. À quoi me servirait d’écrire ? J’ai cru un instant que j’y verrais quelque chose et me voici devant un grimoire. La musique n’engendre que déception. »