Le Messager canadien (p. 135-142).


Chapitre X

UN APPEL INTERURBAIN


Au collège, la hargne de Jacques tomba d’aventure sur François Lemieux ; l’Homo Sapiens rengaina sa bonne volonté et se retira, les oreilles ballantes.

Jacques passait les récréations avec sa maussaderie. À la crosse, il jouait un jeu farouche, râpait comme un forcené les jambes de ses adversaires, et passait de longues minutes en punition près du petit bois défeuillé qui grelottait, dans l’odeur des feuilles mortes, en attendant la neige. Il frayait avec les mauvaises têtes, et fumaillait derrière le préau ; il riait bruyamment, trouvait un goût rance aux plaisanteries, et les histoires équivoques le mettaient mal à l’aise, car le vieux péché profitait du désarroi pour reprendre ses revendications.

Jacques retrouvait Saint-Denis parmi les gens mal vus ; Tristan se demandait pourquoi Jacques se frottait aux brebis galeuses, et il aurait voulu renouer ; Jacques n’était-il pas le seul qui l’écoutât jusqu’au bout ? Le Père Dreux, intrigué de cette humeur à contrepoil, tente de rencontrer Jacques, mais Jacques se fait un sport de lui échapper ; il suffit d’un coup de nageoire au moment où le Père Dreux hale son filet.

Un long mois, Jacques tourne dans l’eau trouble ; rien n’y fait et sa désespérance persiste à l’aveugler. Il a repris sa correspondance clandestine avec Louise, sous le couvert de Marc Richer toujours prêt à se faire pendre pour ses amis les internes. Les lettres de Louise, Jacques les lit par bravade, comme un livre défendu mais ennuyeux. Pourquoi Louise ne sait-elle plus écrire comme autrefois ? Personne n’aime plus Jacques. Louise s’est installée dans des sentiments qu’il ne vaut plus la peine de vivifier ; elle ne le suit plus et ses réflexions sur la Femme Pauvre, marquées d’incompréhension, démontrent qu’elle n’ira pas plus loin. S’entraider, se communiquer son expérience de la vie ? Autant en emporte le vent ! Lui non plus, Jacques, n’ira pas beaucoup plus haut, puisqu’il n’y a personne pour l’aider et que le sol s’éboule sous ses pieds. Jacques méjuge de tout le monde et de lui-même par surcroît, et se complaît dans son hostilité comme dans un flot corrosif qui brûle l’organisme. Un billet du Père Vincent demeure sans réponse au fond d’un tiroir.

Relire les lettres de sa mère ne lui était d’aucune consolation. La pauvre femme ne parlait que du vide causé par le départ de Monique, et d’un Monsieur Pinsonneau envoyé de Pierrefeux par Voilard pour entreprendre l’inventaire de la fabrique. Monsieur Richard n’était pas bien ; il avait enfin cédé aux instances des siens, il avait consulté le médecin, mais refusait de se mettre au régime. Madame Richard, il va sans dire, multipliait les recommandations au sujet d’André.

Un soir, au souper, André fit dire à Jacques par le Père Préfet de le rencontrer après le repas. Tout en avalant les dernières prunes de ses confitures, Jacques se pencha du côté des petits. Les traits tirés, André clignotait ; il oubliait de manger et lançait du bout de son couteau des boulettes de pain à son vis-à-vis. En tout autre temps, le spectacle de cette misère aurait retourné Jacques : André, son petit frère, était la proie du pensionnat. Mais ce soir, Jacques tancera André d’importance.

Ils sont face à face dans le corridor du réfectoire, et André n’a pas encore glissé un mot. Le gamin prend son mal en patience ; il approuve Jacques et encense de la tête comme un brave petit âne. Il a hâte que cette scène ridicule finisse ; des élèves passent par groupes, reluquent, et André, pour se donner une contenance, ébauche un sourire. Jacques interrompt la semonce :

— Ah ! tu trouves cela drôle, ce que je te dis. Tu pourras chercher quelqu’un pour t’aider. Je ne suis pas pour perdre mon temps jusqu’à ce que tu aies atteint l’âge de raison.

Et il lui tourne le dos. Il fuit. Il va passer la porte lorsqu’il jette un coup d’œil derrière lui. André s’est réfugié dans un coin ; les cheveux en désordre, il porte une chemise neuve dont le col évasé laisse voir la chair hâve du cou ; de ses deux poings fourrés au creux de ses yeux, il essaie de rencogner les grosses larmes qui brillent entre ses doigts. Il n’y a plus d’élèves, et le Père Préfet, le courrier sous le bras, sort du réfectoire. Jacques rebrousse chemin, en flagrant délit. Ce n’est pas le regard curieux du Père Préfet qu’il redoute, c’est la honte dont cet enfant l’accable ; ses démons sont en fuite et il souffre enfin d’une vraie souffrance.

— Bon, bon ! Qu’est-ce que l’on a ? Ça ne va pas, André ? (Il est si jeune aussi, pense le Père Préfet, le benjamin de la famille.) Pourquoi n’allez-vous pas faire une promenade avec Jacques ? Cela vous changera les idées.

— Père Préfet…

Ils se retournent. C’est le Frère Portier :

— Vous êtes demandé au téléphone. C’est urgent.

Pendant que le Père Préfet se hâte vers la porterie, les deux frères, sans échanger un mot, vont quérir leur paletot et sortent côte à côte.

Le Père Préfet s’est assis à sa table de travail, son cœur bat. Il a monté l’escalier à la hâte, et ce message téléphonique lui a noué une crampe à la hauteur de l’estomac. Par quelle providence avait-il envoyé Jacques et André prendre un bain d’air pur jusqu’à l’heure du coucher ? Guy Richard avait parlé au Père Préfet : Monsieur Richard avait subi une crise d’angine ; il s’était écroulé en se levant de table ; il était mort ; dire aux garçons que leur père était très malade et les envoyer à Québec par le premier train.

Le premier train partait à minuit. Le Père Préfet attendrait l’heure du coucher. Alors il parlerait à Jacques. Mais depuis l’affaire de la lettre, le Père Préfet se défiait de lui-même ; il avait échoué là où le Père Vincent avait réussi. Pourquoi ne pas confier l’opération délicate au doigté du Père Vincent ? Le Père Préfet s’occuperait du benjamin.



Les deux frères ont laissé le collège derrière eux. L’air pénètre dans les poumons avec un petit bruit sec, et le ciel est figé comme en septembre à l’île. Lorsque septembre revient à l’île, les pommiers sont lourds dans le verger et le soir, du côté de Montmorency, entre les étoiles qui clignent de froid, des aurores boréales à profusion montent et descendent, tels de grands voiliers perdus dans les mers du nord. Les chiens aboient dans les cours comme s’ils redoutaient un cataclysme. C’est le moment où il faut dire bonjour au Verger, car le collège ouvre ses portes. Dans la lingerie, Madame Richard marquait le linge d’André ; Jacques, qui errait par la maison à cette époque de l’année (les premiers jours de septembre sont la lie des vacances), avait surpris sa mère, en larmes, une fois. Elle se tourmentait pour André, évidemment ; on avait beau lui répéter à André qu’il serait pensionnaire, il ne comprenait rien. Jacques, lui, avait retrouvé dans la lingerie des chagrins de petit pensionnaire oubliés depuis longtemps. Au collège, il s’était occupé d’André. Il répondait aux questions d’André ; il y mettait même de la commisération et refrénait ses impatiences. La tendresse pèse de nouveau ce soir, comme un poids qui l’inclinerait vers la misère du petit. Mais le remords tenaille Jacques ; le jeune homme craint de perdre sa conquête et il éprouve le besoin d’un appui. Si l’un d’eux pouvait trouver un mot, un seul. Et André dit :

— Je n’ai pas fini mes problèmes…

Jacques l’embrasserait pour cet aveu ! Ah ! mais, les problèmes, ils les résoudront ensemble, demain matin, avant la classe, et Jacques expliquera tout par le menu ; Jacques fera la preuve par l’algèbre pour être plus sûr.

La bise fait pleurer les étoiles là-haut et le crissement de la neige sous les pas provoque des frissons qui rétractent la peau. On boira une tasse de chocolat bouillant chez le pharmacien du coin.

Après avoir conduit André au dortoir, Jacques ragaillardi, revint à l’étude ; il trouva sur sa table un billet du Père Vincent. Il était déserté de rancune contre le Père Vincent. Après neuf heures, au collège, les derniers échos du tumulte quotidien s’endorment sous les toits et le veilleur, qui ballotte une lanterne fumeuse par les corridors, traînasse ses savates dans le ronronnement venu de la chaufferie. Jacques et le Père Vincent causeraient longuement.

La nouvelle que le Père lui communiqua ne le surprit pas ; il ne pensa pas à la mort. Lorsque Jacques redescendit du dortoir une heure plus tard, sa valise à la main, André l’attendait chez le Père Vincent. André était assis sur le coin d’une chaise et clignotait ; il s’était peigné à la hâte et des gouttes d’eau s’écrasaient sur la serge bleu marine de son veston.

— Qui t’a dit de mettre ce complet ?

— Le Père Préfet.

Cela suffit ; c’est même trop. Le Père Vincent les regarde derrière ses grosses lunettes.

Ils s’acheminent vers la gare. Jacques pose des questions au Père Vincent qui les a accompagnés jusqu’au wagon-lit, mais le Père ignore les détails du message téléphonique ou feint de les ignorer. André caille de fatigue et disparaît derrière les courtines de son lit.

Jacques compte sur le roulement du train pour le bercer et l’endormir. Il sait qu’il n’aura pas trop de toutes ses forces en arrivant là-bas. Et le voilà aux prises avec un cauchemar : un accident de chemin de fer ; Jacques travaille à déblayer la voie, et le cadavre de son père gît sous les décombres. Il se réveille en sursaut ; son oreiller est trempé de sueur. Une odeur aigrelette lui tourne le cœur ; il se lève, entr’ouvre les courtines d’André. Le gamin a vomi son souper sur la couverture de laine et il dort, le visage décomposé. Jacques sonne le serviteur noir, éveille André et l’aide à enlever son pyjama souillé ; il le fait avec des gestes gauches, pleins de douceur, et oublie un instant son dégoût, car André grelotte dans le wagon mal chauffé.

— Prends ma couchette…

— Je puis attendre…

— Je te dis de prendre ma couchette !

Et Jacques, bourru, pousse André entre les draps encore chauds ; il demande une seconde couverture qu’il étend sur les membres recroquevillés du petit. Il donnerait sa nuit de sommeil pour André.

Le nègre lui a préparé un lit. Il attend les yeux grands ouverts, mal satisfait. Il lève le store et contemple la campagne gelée dur dans l’air transparent ; la locomotive brise à grands coups de bielle la résistance du froid. Jacques, ulcéré, frissonne et rêve noir. Oui, ce cauchemar… Jacques a oublié son père, depuis deux heures. Il n’est pas possible que tout soit fini.

Au mariage de Monique, Monsieur Richard se raidissait contre le mal. Que s’était-il passé depuis ? Jacques se remémorait les lettres de sa mère. Après sa visite au médecin, Monsieur Richard n’avait pas prélevé une heure sur son travail ; il ne s’était pas cru de droit à cette fantaisie ; Monsieur Richard n’avait jamais toléré de blancs sur son agenda, et la fermeté de sa démarche frappait les oreilles de Jacques comme un gage de pérennité. Pourquoi le Père Vincent avait-il déguisé la vérité ? Avait-il reçu des instructions ? Il fallait que ce fût grave pour qu’on les expédiât de la sorte par le premier train. Si Jacques pleurait, il croirait peut-être à son malheur ; mais il ne veut pas pleurer. Il n’est pas possible que tout soit fini, non.

Jacques se bute dans un coin, comme autrefois quand Guy le priait d’aller acheter des cigarettes chez le marchand de tabac, et il entend la voix lointaine de sa mère : « Mon Dieu ! que cet enfant est têtu ! »