Le Messager canadien (p. 17-26).


Chapitre II

UN DIALOGUE IMPOSSIBLE


Jacques se retrouva seul avec la nuit.

Comme il aimait, sur la pointe de l’île, face à Québec, la demeure achetée autrefois d’un paysan, décorée par sa mère dans le style local, conquise par les siens pendant plus de vingt saisons, et enrichie d’une légende nouvelle ! Il aimait son chez-lui comme un pensionnaire sait aimer les murs qui le recueillent à la sortie du collège : la propriété tout entière, les pelouses, le potager de la vieille Marie avec ses pois de senteur, le verger auquel le domaine empruntait son nom, les peupliers et les érables qui embrassaient les terres, festonnaient les allées, enserraient la maison de pierre, comme pour mieux dérober au passant l’histoire d’une famille heureuse qui redoutait le destin. Les familles avaient sans doute une histoire qui ressemblait à celle des hommes ; un jour, on les expulsait du paradis.

Par ses deux fenêtres, la chambre de Jacques et d’André plongeait sur le fleuve et sur la campagne. Les persiennes étaient closes et les lames baissées comme des paupières. Le mol abandon des branches, le frottement d’un rameau contre le toit, évoquaient à eux seuls la splendeur des nuits qui abritent le Verger. Dans les Laurentides, on frissonne en ce temps de l’année sous la lumière nocturne que reflètent les lacs entre la forêt noire. À l’île, l’or des constellations prend déjà la couleur des foins coupés et on dirait que le firmament participe à la ferveur des champs où il se mire. La flèche gris perle du clocher brille sur les marronniers du coteau, et le chemin de l’église luit entre les cerisiers.

Jacques imaginait sa tristesse enfuie à pas de loup, lorsque la corne d’une automobile rompit l’illusion : les Legendre tournaient le coin de l’anse aux Canots. André dormait toujours. Jacques se leva, enfila sa robe de chambre et ouvrit la porte sans bruit. Un souffle embaumé courut devant lui dans le corridor obscur. Un arôme mouillé de trèfle et de menthe mêlé au parfum d’un églantier en fleurs sous la fenêtre, s’agrippait aux vignes touffues et se hissait d’un bond dans la chambre. Ces émanations, on les retrouvait, le jour, blotties dans l’armoire de cèdre où Madame Richard rangeait le linge des garçons. Le jeune homme se laissait guider par elles, et la catalogne, devant les portes, lui claquetait sous les pieds. Monique, la sœur aînée, n’avait pas encore éteint sa lampe.

Jacques était seul dans le solarium, installé devant l’appareil de téhessef, les portes vitrées bien closes ; le tintamarre des cafés-concerts américains polluait la pureté de la nuit. Jacques s’aperçut qu’il avait allumé une cigarette et demeura quinaud devant cette nouvelle manifestation de son trouble ; il fumait rarement, c’était connu. Lui qui se moquait vertement de son aîné, Guy, un garçon étrange qu’il n’avait jamais bien compris. Aux heures sombres, Guy, calé dans son fauteuil de cuir rouge, tenait la bouche hermétiquement fermée sur le court tuyau de sa pipe, et n’entr’ouvrait les lèvres que pour émettre, selon un rythme inconnu, de gros nuages gris, seules confidences de ces jours troublés.

Jacques feuilleta un journal, se promena de long en large, et s’arrêta devant une photographie qui pendait au mur dans un cadre chromé. Un homme trapu, au regard fureteur, une pointe de cheveux blond fade à la naissance du front, une moustache aux pointes effilées comme des stylets sur une bonhomie de commande : c’était Lucien Voilard, le fiancé de Monique. Jacques n’aimait pas Lucien Voilard. Chaque samedi ramenait à l’hôtel l’industriel à l’échine solide, plus madré qu’un habitant de l’île, qui attendait, avec la main de Monique, la fusion de son industrie manufacturière et de la fabrique Cyrille Richard et Frère. Jacques, malgré les gestes coulants de son futur beau-frère, voyait le double contrat comme un étau auquel chaque semaine Lucien Voilard aurait donné un tour. C’était curieux ce ressentiment avant que les coups fussent portés.

Jacques éteignit le plafonnier et reprit le chemin de sa chambre. Il gravissait l’escalier lorsqu’il perçut distinctement le claquement d’une mule sur les marches ; quelqu’un descendait, sa mère, une de ses sœurs peut-être. Jacques hésita. S’il se montrait brusquement, il effraierait la promeneuse. Il battit en retraite et s’accula au mur où pendaient les paletots de la famille. Un grand peignoir rose troua l’ombre ; c’était Monique. Jacques, indécis, les yeux écarquillés, allait sortir de sa cachette lorsque Monique aperçut le point rouge du mégot. Jacques crut qu’elle s’évanouirait.

— Ne crains rien ! C’est moi.

Il s’élançait vers elle. Adossée aux boiseries, les poings serrés, elle avait à grand-peine retenu un cri de terreur. Ils pénétrèrent tous deux dans la salle à manger. Les yeux mal faits à la lumière, la jeune fille fixait un regard curieux sur son frère. Le sang revenait à ses joues tandis qu’elle secouait la tête et rejetait sur son dos sa chevelure brune dénouée pour la nuit. Elle avait les cheveux presque châtains comme André, mais elle ressemblait plutôt à Jacques ; les linéaments du visage étaient moins affinés, le teint plus frais, les yeux très vifs.

Jacques prit les devants :

— Tu ne dors pas ? Toi qui me traites de nerveux !

— En ouvrant mes volets, j’ai aperçu une traînée de lumière sur le gazon. J’ai pensé que l’on avait oublié d’éteindre. Et toi ?

— Moi ? Je ne sais pas ce que j’ai. Jacques allumait une deuxième cigarette. Il déboucha un carafon :

— Ma chère Monique, un verre de Porto pour toi et un pour moi.

Avec Monique, il ne trouve jamais les mots qu’il voudrait.

Monique, le verre aux lèvres, cherchait les yeux de son frère ; les paupières baissées, il triturait la cendre de sa cigarette sur le bord nickelé du cendrier.

— Je ne t’ai pas vu entrer ce soir, Jacques. Tu es revenu de bonne heure ?

— Sur les dix heures.

— Tes amis m’ont dit que tu te faisais casanier.

— Ils ont raison. Ils secrètent un ennui capable de vieillir les plus robustes. Je te défie de passer une soirée avec eux.

Et il lui parle d’eux ; il les déteste. Seul Noël Angers échappe au massacre. Il a de gros défauts, Noël, que tout le monde connaît, mais il n’a pas les défauts des autres. Jacques aime parler de Noël.

Lorsqu’ils sont seuls comme ce soir, le frère et la sœur causent volontiers, elle, attentive à ne pas piquer la méfiance de son frère, lui, sur ses gardes, incapable de fuir ce que dans sa raideur il croit une occasion de faiblesse. Que de fois il était venu à deux doigts de parler, pour vrai ! L’affection très calme de sa sœur le dilatait.

Un jour, au collège, il avait reçu de sa mère une lettre annonçant les fiançailles de Monique. Jacques s’attendait à la nouvelle ; la nouvelle avait pénétré au fond de lui-même et blessait. Qu’est-ce que cette douleur signifiait ? Était-il si attaché à Monique ? Plus qu’il pensait, beaucoup plus. On ne verrait plus Monique, le vendredi, aller aux emplettes pour la maison, pour les garçons, préparer les bouquets et résoudre avec Madame Richard les menus problèmes du Verger ; c’était fini. Ce départ était triste comme une première faute grave. Les vieilles demeures, lorsqu’elles commencent à céder, on ne sait pas jusqu’où ça peut aller. Jacques avait prolongé sa méditation sur ce thème. Sa pensée battait dans le vent mauvais comme une persienne courroucée dans la bourrasque, la nuit, lorsque la vieille Marie, pour voir aux croisées, circule par les chambres et que l’on entend sur le fleuve le meuglement des navires épeurés. Monique partait au moment où le Verger, où Jacques, avaient besoin d’elle.

Pourquoi lui, Jacques, n’avait-il pas tiré davantage de l’affection de Monique ? Il maudissait les jours d’éloignement, les refus aux invites de sa sœur. Puisqu’il ne restait plus à vivre ensemble que deux ou trois mois, Jacques présenterait à Monique une âme neuve. Revenu du collège nanti de résolutions, il avait pressenti, dès les premiers jours de vacances, que son passé d’isolement, comme une hérédité, le paralysait ; au lieu de le rapprocher de sa sœur, des ouvertures trop rapides creuseraient entre eux un nouveau malaise ou, à tout le moins, quelque chose de plus difficile à sauter que cette légère incompréhension dont on pouvait, à la rigueur, s’accommoder. On approchait du jour où le jeune manufacturier de Pierrefeux ravirait Monique au Verger ; elle s’éloignerait aux mains de cet étranger, étrangère elle-même.

Monique ne savait trop quelle attitude prendre devant les rebuffades de ce grand garçon qu’elle aimait et dont elle entendait battre l’amour contenu et inquiet. Tous les garçons étaient-ils orgueilleux et défiants comme Jacques ? Monique songe qu’il est plus difficile de parler à son frère qu’à son fiancé, et elle attend de son cœur les mots que Jacques acceptera sans révolte. Leur affection du moins est plus sûre que les mots et il ne faut pas, pour le plaisir des mots, risquer de l’anéantir.

Sur le chemin de table, les pivoines perdaient des pétales que Monique froissait d’une main distraite. Jacques embarrassé rompit le silence :

— Avez-vous terminé la liste de vos invitations ?

De la tête elle fit signe que oui, évitant d’aiguiller sur un sujet aussi banal.

— À quoi songes-tu ? demanda Jacques.

— À Marguerite Morand. Je l’ai rencontrée hier. L’entrée de Pierre à Saint-Benoît leur a causé bien du chagrin, tu sais.

Jacques répondit, le ton rogue :

— Ils auraient peut-être moins de chagrin si Pierre avait persisté à courir la prétentaine. S’ils savaient tout ce que leur Pierre s’est permis depuis deux ans ! Tu ne devrais pas t’émouvoir sur ces gens-là.

Il s’arrête et regarde sa sœur.

— Jacques, tu es grichu, mon homme. Qu’est-ce que je t’ai fait ? Tu me grondes comme si je prenais parti contre toi. Tu me parles comme les Pères…

Une comparaison de trop dans cette phrase. Marguerite Morand avait rapporté à Monique une parole de Pierre : « Jacques Richard finira comme moi, par la corde. » Mais il était trop tard. Monique s’empressa d’ajouter :

— Je te concéderai que ce sont des parvenus détestables, les Morand. On éprouverait à moins le besoin de s’évader.

Jacques se tait. C’est à Monique de brusquer une question de tout repos, comme le timide qui appréhende de trahir dans le silence le secret hébergé au fond de lui-même.

— Qui as-tu vu chez Noël Angers, ce soir ?

— Toujours le même groupe. Maurice Legendre est chez Noël pour quelques semaines ; il voudrait que je les accompagne au lac des Monts. Noël serait de la partie.

— Maurice a toujours été un bon ami pour toi, n’est-ce pas ? Un peu prétentieux mais si fidèle. Depuis les jours de la rue Charlevoix. Te souviens-tu, Jacques, quand il faisait l’école buissonnière et qu’il nous arrivait, le matin, et balbutiait, les yeux dans le vague : « J’étais en retard ; la sœur avait barré la porte. »

À l’évocation des matins ensoleillés de la rue Charlevoix, l’âme de Jacques se détendit. Monique avait entr’ouvert, presque sans le savoir, la grille unique du jardin muré. Ils revoient ensemble les saules de l’Hôtel-Dieu, au printemps, les bourgeons que les branches tendent comme des fleurs par-dessus les murs gris de la cour ; on entend l’eau chantonner sous les regards, la cloche du monastère qui sonne tierce, et dans le port mal dégourdi les sifflements des premiers navires à toucher les quais.

— L’école n’a jamais été tendre pour Maurice. Maurice se croyait fort en catéchisme ! Lorsque nous avons subi l’examen avant la première communion, Monsieur le Curé de la Basilique a décerné le premier prix non pas à Maurice mais à Estelle Beauchesne, cette Estelle qui avait contracté la mauvaise habitude de pousser sur la rue en pente, vers les bouches d’égout, sans qu’il y parût, les billes de Maurice. Le matin de la cérémonie, nous avions reçu un chapelet de Monsieur et Madame Beauchesne. Maurice ne peut dire son chapelet sans se rappeler son humiliation !

Il avait en parlant tiré de sa poche un petit chapelet noir.

— Sais-tu que depuis notre départ de la rue Charlevoix pour la rue de Bernières, je n’ai jamais revu nos voisins les Beauchesne, ni Estelle ni Louise ?

— Ils demeurent rue Bougainville. Estelle et Louise accompagnent parfois Monsieur Beauchesne chez papa. N’as-tu pas entendu dire qu’ils auraient loué la maison aux saules près du phare ?

— Je n’en sais rien.

Quel tintamarre sur les trottoirs crayonnés de rose et de bleu, quand elles arrivaient en patins à roulettes ! Maurice et Jacques passaient et repassaient à toute vitesse sur leurs bicyclettes aux accessoires flamboyants. Ils s’appuyaient au parapet pendant des heures, sous le ciel d’un bleu de lessive. Les cargos des grands lacs appareillaient dans le bassin Louise et, de leur cheminée jaune sale, poussaient tout droit une fumée noire et cotonneuse ; l’étrave pointée vers la sortie, les coques promises à l’aventure demandaient d’une voix enrouée le roulement du ponceau.

À quoi bon d’ailleurs ? Les retours sur le passé ne font que rendre plus amer le fiel que le présent distille.

Monique se levait :

— Jacques, je voulais te demander un service. Conduirais-tu Lucien à Québec, samedi matin ?

Jacques hésita, l’espace d’une seconde :

— Oui.

— Lucien n’osait te le demander.

Ils se dirigeaient vers l’escalier à pas comptés, comme des gens qui n’ont pas tout dit. Monique à mi-voix ajoutait :

— Tu sais, ce qui m’est échappé à propos des Jésuites… Je ne voulais pas te blesser, mon petit homme.

Jacques hochait la tête :

— Tu ne m’as pas blessé, ma pauvre Monique. C’est à cause des Morand. Tu ne sauras jamais comme ils ont empoisonné la vie de Pierre.

Elle était rendue chez elle :

— Bonsoir, Jacques.

Jacques se mit au lit. André n’avait pas bougé. On eût dit qu’il écoutait le grillon, un petit monde en liesse qui babillait, criait, s’ébattait entre les herbes, et se livrait sous les étoiles, à des cabrioles délirantes.