Le Messager canadien (p. 27-37).


Chapitre III

LE FEU DE LA SAINT-JEAN


Le fleuve, comme les troupeaux qui descendent des pâturages à l’heure du souper, se retire en broutant le sol avec paresse et par à-coups ; des filets d’eau courent entre les cailloux et reflètent les rougeoiements du soir qui recule avec la mer.

Ce soir, c’est le feu de la Saint-Jean.

Aux premières heures du baissant, le petit monde du village, tel un vol de canards, s’est abattu sur la grève détrempée. Les plus vaillants parmi les hommes ont passé les salopettes du chauffeur ou du jardinier et ont descendu prêter main-forte. Ils traînent des caisses défoncées et des bouts de planches, et lancent sur la meule à brûler, en énormes gerbes rousses, les rameaux de cèdre et de sapin dont on a, cet hiver, abrié les fraisiers.

Les jeunes étendent des couvertures de voyages et de vieux imperméables entre les joncs en bourrelets des laisses sablonneuses, au pied du mur de soutènement. On prend des rhumatismes sur le sable, les aînés le chantent aux jeunes gens chaque année ; mais ils perdent leur peine, les jeunes gens ne comprendront jamais. Le crépuscule rosit la chaussée, transformée en promenade, où les villégiateurs dégustent à pas lents les derniers plaisirs d’une fête chômée. André se blottit frémissant près de sa mère qui l’appelle ; Madame Richard saisit la tête du benjamin et plaque des baisers goulus à la naissance du cou ; là-bas, autour de la pyramide en chantier, les galopins endêvés courent dans le flou du couchant comme des loups-garous.

Les avant-bras maculés de résine, Jacques portait d’énormes fagots qui lui éraflaient la figure. Il traversa la route ; des estivants lui coupaient le chemin, face à l’escalier de grève.

— Pardon… Laisse-moi donc passer, Maurice !

Accoudé au parapet, Maurice étalait son nonchaloir. Il écoutait une jeune fille inconnue de Jacques ; elle se retourna en s’écartant et le jeune homme passa. Où avait-il croisé ce regard ? Un visage d’un ovale assoupli et plein de fraîcheur, des cheveux aux mèches mal retenues sous un étroit bandeau rouge. Les yeux avaient brillé, des yeux châtains, dorés chaudement. Jacques, l’âme grande ouverte sur son émoi, mit le pied dans une flaque d’eau et jeta la brassée de bois à terre.

— On allume, Jacques ?

André, près de lui, tombait de fatigue ; Jacques ne lui répondit pas. Il songeait au moyen de repasser près de Maurice. Il partit en courant et inquiet de sa curiosité s’élança dans l’escalier, quatre à quatre. Maurice le saisit par la bouffissure de la chemise.

Vêtue d’une robe d’été toute blanche froncée à la taille, la jeune fille fixait sur Jacques un regard et un sourire partagés entre la gêne et l’ironie. Jacques remarqua une seconde jeune fille, un peu plus grande ; les deux sœurs sans doute, tant elles se ressemblaient. Il cherchait en vain à se remettre l’expression pourtant connue du visage baigné d’ombre. Il allait dire leur nom, lorsqu’il entendit Maurice, sur un ton affecté :

— Mesdemoiselles Beauchesne, permettez-moi de vous présenter mon ami Jacques Richard. S’il feint de ne pas vous reconnaître, c’est qu’il faut toujours faire les choses en grand avec lui.

Louise tendait la main :

— Tu mets du temps à nous reconnaître, Jacques. Nous ne sommes pas si loin de la rue Charlevoix.

Le tutoiement, le nom de la rue Charlevoix et de Louise Beauchesne, émouvaient en Jacques des souvenirs rangés, qui poussaient des têtes comme les bourgeons des saules au printemps pour renaître tous ensemble.

— Je me souviens en effet, Louise.

Il ne put ajouter un mot, surpris d’avoir prononcé le nom de Louise et n’osant pas répondre au tutoiement de la jeune fille. Il allait rester court lorsque la compagne de Louise l’interpella :

— Tu seras toujours cérémonieux, Jacques Richard ! Est-ce que j’ai tellement changé ?

Elle avait beaucoup changé, mais non dans la manière autoritaire de s’exprimer. Estelle Beauchesne n’était plus la fillette aigrie dont les enfants portaient mal les airs soupçonneux. Une distinction précise relevait d’un bref éclat les mouvements et les regards de la jeune fille ; elle était belle, les traits réguliers et délicats, les yeux châtains comme sa sœur, mais brillants et inaccessibles.

— Tu as changé, Estelle, plus que Louise.

Jacques eut l’impression d’avoir dit une sottise. Estelle ne prisait guère les comparaisons que l’on ne manquait jamais d’établir entre sa sœur et elle.

— Tu as… Tu as… tu n’es plus la petite fille qui poussait les billes de Maurice…

Devant le sourire de Louise et l’air défiant d’Estelle, Jacques éprouvait un afflux de sang au visage.

— Louise et Estelle n’ont jamais vu le feu de la Saint-Jean, dit Maurice pour tirer son ami de la confusion. Elles arrivent à l’île juste à point pour admirer…

— Maurice fait l’esthète, ce n’est rien de nouveau. Les artistes, ce sont les gamins, regardez-les !

On profitait des derniers instants pour ligoter l’amas de branchages. L’essaim des marmots grouillait autour de la ruche fauve dans un bourdonnement d’abeilles qui entrent la cueillette avant la nuit.

Jacques se sentit tiré par le bras, C’était André :

— On a oublié de placer l’étoupe.

— J’y vais.

Jacques plongea dans la brune ; son cœur en trépidation quêtait la solitude. Il était mécontent de ses réponses et de la partie de lui-même qu’il ne maîtrisait plus. Il écoutait en lui un bruit de débâcle ; les images de la rue Charlevoix, lourdes d’impressions nouvelles, n’obéissaient plus au rythme sage qu’il leur avait connu. Il vaquait distraitement à sa besogne ; André le suivait avec une caissette d’étoupe et de copeaux ; Jacques trempait des tampons dans le pétrole et les glissait sous les branches. Une goélette à moteur, ses bajoues grises noyées dans la fraîcheur du courant, taquetait vers le port, un de ces bateaux poussifs qui s’éternisent à l’horizon et que le gardien du phare appelait des bavasseuses.

La marée de la nuit submergeait les contours inférieurs de la vallée ; des maisons au ras de l’eau scintillaient çà et là, que l’on confondait avec les bouées. Bientôt, de la citadelle à la rivière Saint-Charles, Québec se barda de lumière. Le donjon illuminé de la papeterie dressait au cœur de la ville basse un diadème de feu, comme si du haut de leurs créneaux des seigneurs eussent voulu se joindre au peuple en liesse.

Les petits sortent des allumettes. Mais les garçons n’écoutent rien et entassent bourrées sur bourrées.

Maizerets ouvre la fête. Une fusée rouge vif entaille le bleu et l’or du firmament, se brise contre une étoile et sème à plein ciel des embruns de fleurs rutilantes ; les pétales pourprés retombent par milliers et attisent sur le fleuve des brasillements de vitrail. Une pause brève, puis la pétarade éclate. Les nervures colorées jaillissent de partout, se cherchent, se nouent, portent des lustres sous leur voûte et disloquent leur clef qui s’effondre en poussière étincelante. Des girandoles criblent l’horizon d’une poudre rose et dorée ; on dirait l’explosion de gigantesques rosaces dans les renfoncements des Laurentides.

Les gens ne circulent plus sur le trottoir ; ils se laissent lentement gagner par le jeu. On entend des éclats de fanfare et les petits moricauds battent des mains.

Voici que sur la côte enténébrée de Beauport, une flamme rampe vacillante, puis se relève, folle de joie. C’est le signal. Depuis Lévis jusqu’à Saint-Michel, de Montmorency à la Canardière, sur les battures et dans la campagne, les feux percent la nuit et entrent dans la ronde. Vingt reflets messagers courent sur les eaux en sandales de vermeil et chantent à tous les vents que le feu venu de France brûle toujours au pays de Québec.

Le paysage renaît.

Les enfants reçoivent l’ordre de s’éloigner. On entend un bruit sec ; les flammèches pointent entre les branches et lapent l’odeur d’orage qui suinte de la grève entre les marées. Les crépitements se fondent en un tourbillon ; des papillons d’or, par milliers, survolent la pointe de l’île et s’évanouissent comme une poudrerie. Les étoiles se sont éteintes et une nuée pourpre s’appesantit sur les rochers.

Jacques se déprend de cette féerie et revient vers la route. Des aurores et des ombres mordorées sarabandent sur le mur de béton, sur les costumes d’été, dans la profondeur des visages brunis. Le silence a déferlé sur la foule et noyé les derniers murmures ; il dessille au fond de l’âme des yeux que la brutalité du monde a fermés. Jacques penche la tête sur sa chemise déchirée, sur son pantalon de treillis, et lance un regard vers le parapet ; il croit entendre Maurice causer à mi-voix, avec esprit ; les mots ne lui ont jamais manqué à Maurice, c’est un fait. Maurice est un bon ami tout de même. Jacques se détourne de peur que ses yeux trahissent les étincelles de joie qui brillent au fond de lui-même et qu’il pèse déjà comme des joyaux.

Une clameur retentit derrière lui :

— Mon oncle Paul ! Mon oncle Paul !

L’oncle Paul, en tenue de golf, dévalait l’escalier de grève ; il reployait ses mains noueuses sur les chevilles et les poignets d’un mioche à califourchon sur sa nuque. Les garçonnets s’étaient abattus sur lui et lui éperonnaient les côtes de leurs doigts pointus. Des fillettes sautillaient tout autour sur leurs jambes hâlées de sauterelles, battaient des entrechats et poussaient des cris aigus. L’oncle Paul chantait :

À Saint-Malo, beau port de mer,
À Saint-Malo, beau port de mer,
Trois beaux navires sont arrivés,
Nous irons dans l’île, nous y prom, promener,
Nous irons jouer dans l’île.

Et les enfants reprenaient avec lui :

Nous irons dans l’île, nous y prom, promener,
Nous irons jouer dans l’île, dans l’île, dans l’île…

L’oncle Paul étend les bras vers ses plus proches voisins ; des mains soudent autour du brasier les maillons d’une chaîne mouvante et frêle. Des grandes personnes aux pieds lestes crient de les attendre et, la face écarlate, enfouissent dans leurs paumes humides les menottes des petits. On alimente la flamme qui claque pour stimuler les danseurs ; une épinette embrasée s’abat avec fracas et l’ambre des bluettes gicle dans une senteur roussie de gomme et de résine. Les diablotins s’adonnent à des frétillements de feux-follets pris au canif sur les pieux de clôtures.

L’oncle Paul entonnait le chant de l’île d’Orléans :

C’est notre terre d’Orléans,
Qu’est le pays des beaux enfants.
Toure-loure, dansons à l’entour.
Toure-loure, dansons à l’entour !

Le cercle entier s’ébranla au rythme de la chanson.

Venez-y tous en survenants,
Sorciers, lézards, crapauds, serpents !
Toure-loure, dansons à l’entour,
Toure-loure, dansons à l’entour !

Venez-y tous en survenants,
Impies, athées et mécréants !
Toure-loure, dansons à l’entour,
Toure-loure, dansons à l’entour !

L’oncle Paul mis en verve improvise des couplets sur les vieilles filles du village, sur le gardien du phare qui « allume toujours en retard », sur Monsieur le Maire qui « fait toutes les choses à l’envers ». Les trouvailles de l’oncle Paul provoquent des cabrioles, des sauts de carpe, des gambades fantastiques et talonnent toute la ronde. La flamme ronge les visages, torture les ombres et allume une patine de bronze aux flancs du dévidoir affolé. On entend souffler les plus vieux mais les lutins sont sans merci. Il faut que l’oncle Paul intervienne ; il a des tours plein ses poches.

Le mot passe de bouche en bouche. On agrippe un tison ou une branche : un fusil, un tomahawk, une lance. Des polissons se mâchurent la peau avec des bouts de bois carbonisés. En deux minutes, tout est prêt. On va savoir ce que cela veut dire, une incursion des Iroquois contre les Hurons établis à l’anse du Fort.

— À l’assaut ! cria l’oncle Paul. À mort les alliés des visages pâles !

Un cri sauvage lui répondit et la bande hurlante se rua vers le trottoir. Elle bondit dans les escaliers, escalade à la courte échelle le mur de soutènement, enjambe le parapet, émeut un flottement parmi les spectateurs. Les petits drôles filtrent entre les parents, qui tentent en vain de les happer au passage ; ils vocifèrent comme des démons, détachent des bourrades à gauche et à droite, et s’engagent avec vigueur dans un ultime corps à corps.

Il s’agit de bousculer l’oncle Paul vers le débit de bonbons. Lui fait mine de ne pas comprendre ; il a même allumé sa pipe comme un homme qui a fini de jouer. Il cède du terrain toutefois sous la fourche des gripettes ; il leur échappe deux ou trois fois mais ce n’est pas pour longtemps, il est perdu. Les vieilles gens protestent et dénoncent ces criailleries ; aux réclamations des parents, l’oncle Paul oppose l’impassibilité du sachem.

On sait comment cela finit avec l’oncle Paul. Il défraya les Iroquois de guimauve et de caramel qui collent aux dents, et le tumulte s’apaisa.

Il se faisait tard. Les vaguelettes du montant se dépliaient vers le feu et on entendait suer les branches vertes jetées par les gamins avant l’attaque. Maurice et les deux jeunes filles, les yeux brûlants, venaient à la rencontre de Jacques ; Louise était rouge de plaisir :

— Oh ! Jacques, dire qu’Estelle ne voulait traverser à l’île qu’au début de juillet. Nous aurions manqué le feu de la Saint-Jean.

— Au fond, disait Maurice, c’est Jacques qui a raison. Quand je le vois, chaque année, descendre sur la grève, je le traite de sentimental. Mais après, je me dis toujours comme ce soir que nous ne serions plus les mêmes si, une fois, le feu de la Saint-Jean ne brillait pas sur la pointe de l’île.

Estelle sourit. Elle était très positive. Elle avait étendu sa mante sur le sablon et s’était assise. Les autres l’imitèrent. Plus d’enfants, plus de cris ; un murmure courait d’un groupe à l’autre au bas du mur, et sur le trottoir, le chuchotement des vieilles gens qui se disent bonsoir. Une souche se consumait sur un rocher que l’eau cernait d’un cercle mauve, et les flambées des côtes et des battures berçaient, comme une mélopée, une flamme timide dont le rais dédoré reculait sur le fleuve.

— Où sont les Remparts, Jacques ?

Estelle avait posé la question sans esquisser un mouvement.

— Nous ne voyons pas la rue Charlevoix ?

— Moi, je la vois, et les saules, et le jardin de l’hôpital qu’on ne devait pas contourner après huit heures.

Ils se turent un moment.

L’onde soulevait les braises comme des taches de naphte autour d’un cargo engravé ; elles ondulaient et, lentement absorbées par le flot, sombraient dans un dernier scintillement.

— J’étais une méchante petite fille, Jacques, en ce temps-là ; j’espère que j’ai changé. J’avais mauvais caractère. Je ne suis pas venue au monde l’âme sereine et faite pour le bonheur, comme Louise.

Louise protestait. Maurice crut bon d’ajouter :

— Estelle pouvait évoluer, elle était assez forte pour modifier sa nature. Ses colères sont maintenant sans tumulte ; ce sont des colères rentrées, entretenues avec persévérance. Est-ce que je me trompe ?

— C’est cela ! C’est cela !

— Louise, continuait Maurice, n’a pas changé. C’est une jeune fille heureuse.

— Elle n’a fait que s’enrichir, interrompit Estelle. Vous verrez comme Louise est charmante.

Jacques se tourna vers Louise ; elle inclinait la tête en balbutiant :

— C’est un conte de fées. Nous nous retrouvons après des ans et des ans. Combien, Jacques ?

La marée battait son plein. Quelques minutes encore la poussée du montant retiendrait à grand-peine les masses liquides, lasses d’un long effort ; la nappe d’eau étale brisait sur la grève le halètement argentin de ses dernières ondulations.

Louise dit à Jacques :

— Il ne faut pas croire Estelle, tu sais.

Elle regardait le jeune homme. Et comme tout à l’heure sous l’éclat et la chaleur de la flamme, les ombres s’animaient dans son visage. Jacques ne répondit pas, il ne détourna pas la tête ; il avait son suffisant. Il avait besoin du silence pour se protéger. Il avait besoin de la nuit pour dérober la joie qui l’envahissait, plus fraîche et plus puissante que le flot des grandes mers ; la joie recouvrirait tout, la joie culbuterait et emporterait comme des joncs les chagrins qui s’étaient accumulés en son âme depuis des mois. Le présent était encore plus beau que le souvenir dont il s’enrichissait.