Le Messager canadien (p. -16).



LES FLEURS













chapitre premier

LE PARADIS PERDU


Les yeux encore remplis d’obscurité, Jacques entrait au Verger par la porte de service ; Marie, la vieille cuisinière des Richard, somnolait sur le journal du matin. La vieille Marie n’aime pas qu’on entre par sa cuisine. Jacques lui dit bonsoir et, sans bruit, écarte la portière qui sépare l’office du corridor. Sur la pointe des pieds, dans la noirceur retrouvée, il gravit le grand escalier de pin blanc. Du salon montent jusqu’à lui les exclamations des joueurs de whist, le friselis des cartes sur le tapis et le roucoulement de Madame Legendre :

— Mon doux, Monsieur Richard, que je n’ai pas de jeu !

À tout prix, éviter les Legendre, pense Jacques. Au Verger, il ne faut jamais médire des Legendre et, depuis quelque temps, moins que jamais. Monsieur Legendre est le conseiller juridique des deux frères Richard dans leur fabrique de chaussures, rue Saint-Vallier, et une négociation difficile alors en cours exige qu’on le respecte. Jacques ne médit pas, car Monsieur Legendre est en outre le père de son ami, Maurice. Jacques n’en veut pas à Monsieur Legendre, encore que le personnage lui donne souvent sur les nerfs ; Monsieur Legendre est le type de l’avocat intelligent, adonné à la politique, qui refuse son intelligence, quand ce n’est pas son attention, aux problèmes que la profession ou le parti ne posent pas.

Ce n’est pas que Jacques soit gêné. Les Legendre sont des amis de la famille et ne passent pas dix jours sans se voiturer à l’Île d’Orléans ; ils sont une institution comme la fabrique, et comme le Verger, et comme la vieille Marie. Et d’ailleurs, la gêne est un état d’âme que l’on exorcise avec de la bonne volonté. C’est autre chose qui a poussé Jacques vers la porte de service, quand, par une fenêtre du solarium, il a vu la face poupine de Monsieur Legendre et l’air résigné de sa femme. Les Legendre représentent ce que Jacques abhorre ce soir ; alors, il est lâche et il fuit vers le silence. Il longe la chambre de l’oncle Paul, celle de ses sœurs, et pénètre dans la pièce qu’il partage avec le plus jeune de ses deux frères, André.

Jacques passa la main sous l’abat-jour et tourna le commutateur ; une lumière bleutée coula de la lampe de chevet sur la table et sur la taie d’oreiller. André reposait sur son bras tendu une gamine tête de dix ans, une houppe mal réprimée de cheveux bruns, une carnation rose que le soleil et la brise avaient bistrée, et la joie de ses paupières closes. Jacques contemplait la figure aimée de son frère et, dans le silence, il écoutait.

C’était un apaisement de retrouver, jointe à la rumeur de la campagne endormie, la régularité de cette respiration. Les souffles que le vent du sud déposait par andains sur les lits perdaient ce soir dans les ramures la limpidité cueillie au passage sur les eaux ; le jeune homme respirait l’âcre senteur collante du peuplier. Près de la tempe, André portait comme un étendard la cicatrice de leur dernière bataille.

Jacques avait passé son pyjama. À genoux sur la catalogne, les coudes fichés entre les draps fleurant le gros savon de l’île, Jacques marmonnait quelques avé. Pourquoi était-il allé chez les Angers ? À l’île, chaque soir ramenait la réunion des jeunes chez les parents de l’un d’entre eux. Les hypothèses des joueurs de bridge, les plaisanteries et les histoires des deux ou trois farceurs attitrés, le colportage des ragots, le retour sans rémission des soirées semblables et des visages vulgaires, tout ennuyait. Jamais début de vacances n’avait été aussi décevant.

Ce soir pourtant, Jacques s’était piété pour vaincre, comme sur le tennis ou l’hiver sur la patinoire. L’air emprunté, il s’était mêlé au groupe le plus tapageur. Peine perdue. Le vrai Jacques, le mécontent, l’avait rejoint et vaincu. Jacques était sorti sur la véranda et, les yeux sur la pointe Lévis et sur la ceinture lumineuse des Remparts, il s’était dépité comme un enfant qui ne veut pas pleurer. Il avait fui dans le raidillon qui descend au Verger, en fauchant du pied les épervières et les marguerites qu’une lumière blême, échappée à la frondaison, tirait par instants des jonchées de l’ombre.

Un organisme vigoureux expulsait à mesure de leur apparition les germes d’une lassitude prématurée. Consciemment Jacques ne redoutait rien tant que d’être insociable. Tenir le coup, se disait-il, me plier comme Maurice à une discipline mondaine qui me sera nécessaire dans la vie. Il se rappelait les sermons du Père Dreux, au collège, et les petits coups de couteau, comme le Père Dreux sait en donner, dans ce qu’il appelait le narcissisme des jeunes gens.

Jacques avait pensé à un condisciple plus âgé, Saint-Denis, une espèce de poète, tout entier occupé de lui-même et puisant dans ses richesses subconscientes, comme il disait, des sonnets, des élégies et la prose sans retenue de son journal. Les camarades de Saint-Denis répétaient : « Depuis un an, on ne le reconnaît plus. » Et d’autres : « C’est un ours ! » Saint-Denis n’est pas un gars que l’on puisse entraîner. Jacques le respecte. Et ce respect, pour une bonne part, est une concession à des manies inconnues dont, à sa plus grande confusion, Jacques se sent capable. Il ne dédaignerait pas de ressembler à Saint-Denis. Pendant longtemps, Jacques a craint le ridicule, le dégoût d’une âme en contact perpétuel et exclusif avec elle-même, une vie racornie. N’est-ce pas inhumain de se complaire dans la tristesse comme il fait depuis quelques jours ? Mais le moyen de ne pas s’affliger quand on sent menacé de partout le peu de bonheur réfugié au fond de soi-même ? Le coup viendra, c’est sûr, seulement on ne sait d’où.

Jacques demeurait penché sur son lit. C’était un garçon qui avait poussé trop vite et dans tous les sens. Au premier abord on aurait cru que le système nerveux s’était développé aux dépens de la musculature. Mais il suffisait de voir Jacques à la nage les jours de gros temps, à l’aviron sur le fleuve ou sac au dos sur les sentiers de portage, pour admirer la souplesse et la résistance de ses longs muscles. Le visage mince, aux méplats cuivrés, le nez légèrement infléchi sur des lèvres d’un tissu serré, Jacques avait les yeux noirs et perçants, de ces yeux noirs traversés de grands éclats quand on les regarde sous un certain angle. Maurice, qui aimait disserter sur l’hérédité, disait : « Tu trouverais des ascendants parmi les Hurons qui ont cabané à l’anse du Fort. » Jacques pour protester, cambrait la tête et riait en montrant une denture saine, éclatante.

Jacques tenait dans ses mains sa tête où repassaient les images ternes d’une soirée perdue. Il rompit, fit le signe de la croix et, après un coup d’œil sur André, éteignit la lampe. Il ne pouvait supporter le frémissement joyeux de ces paupières.



Le temps n’était pas si loin où Jacques passait des journées entières dans l’ignorance de lui-même, content de retrouver, après le baiser de sa mère et le bonsoir des siens, le grand album illustré parcouru plus de cent fois avant le sommeil et où l’on contait, en grosses lettres, les gestes héroïques du peuple français. Même lorsque le gamin était recru, il ouvrait les pages coloriées ; bientôt les lignes s’emmêlaient et Jacques piquait du nez sur les soldats de Fontenoy ; il s’endormait dans une splendeur d’épopée. Depuis, il entendait les questions d’André penché à son tour sur l’album (André possède des flottes de questions) : Pourquoi les Francs portaient-ils les cheveux longs ?

Pourquoi le bon Dieu avait-il choisi une femme pour sauver la France ? Qu’est-ce que cela voulait dire : Fors l’honneur ?

Un soir était venu (Jacques se le rappelait avec amertume) où, rentrant chez lui, il avait trouvé plusieurs visiteurs ; il avait gagné sa chambre à la dérobée, intimidé par une pudeur dont il ignorait le nom, sans même avoir reçu une caresse de sa mère.

Un malheur ne va pas seul. Un jour que de retour du collège, il quêtait un peu de tendresse, sa mère, occupée à vérifier les comptes de la vieille Marie, s’était laissé embrasser d’un air distrait et, du geste, elle l’écartait. Jacques en s’endormant avait, tout honteux, essuyé des larmes sur ses joues. Elle l’écoutait donc sans le comprendre ? Il céderait toute la place à André sous le grand châle beige de sa mère. À quelques jours de là, Madame Richard lui avait dit, comme ça, les yeux fixés sur le va-et-vient de ses aiguilles à tricoter : « Tu n’es plus comme autrefois, Jacques ; quand tu montais te coucher, tu donnais le bonsoir à tout le monde ». Jacques avait bredouillé une défaite.

À partir de ce jour, il avait cessé de narrer à sa mère ce qu’il ne contait à personne. Ses doutes, ses chagrins ne trouvant plus d’issue, se rétractaient et créaient dans sa conscience inexpérimentée un monde grouillant et obscur comme le limon noir des étangs où, gamin, il pourchassait les têtards entre ses pieds nus. Madame Richard insistait : « Qu’est-ce que tu as, mon beau Jacques ? Tu es bien triste ? » Il éludait de répondre. Il prenait ombrage d’un regard attardé sur lui. Ces attentions ne convenaient plus à son âge ; elles l’irritaient. Il ne supportait pas un instant que sa mère connût mieux que lui des sentiments qu’il n’arrivait pas à s’exprimer. Il voulait lui demander de ne pas l’interroger ainsi devant les autres et même jamais, et de ne pas l’induire par là en des mensonges où ils finiraient par s’embourber tous les deux. Mais il aurait fallu parler. Son frère Guy, habituellement ménager de ses mots, avait proposé une solution à la famille : « Laissez-le, c’est l’âge bête. »

Jacques recrée dans son imagination fatiguée les épisodes de cette rupture déjà lointaine. Un serrement le prend au cœur quand il écoute la respiration d’André. André est heureux lui. Son départ pour le collège est chose décidée, c’est vrai. Mais André n’a jamais quitté avant le temps l’île et le Verger ; il ignore, il ne soupçonne pas la solitude des premiers jours dans le vacarme des salles, les pot-au-feu et les galimafrées aqueuses où trempent quelques morceaux de viande hachée et de carottes. Jacques, de chez les grands, ne pourra certes pas empêcher toutes les brimades au petit nouveau.

Jacques changeait de position sans trouver le sommeil. Il ne réussissait qu’à exacerber son malaise. Autrefois il se serait endormi sur son dégoût ; depuis la rupture, à travers ses joies et ses misères, il redécouvrait le monde. Non pas qu’il observât les choses et les hommes avec plus d’attention ; il avait plutôt l’impression d’être enfermé en lui-même et de connaître les choses en aveugle, au toucher qu’elles exerçaient sur son âme. Son passé, les hommes, les choses, même lorsqu’il les fuyait, agissaient sur lui d’une manière nouvelle ; une conjoncture, étrangère au premier abord, se répercutait en lui à l’infini, comme la marée poussée par l’océan heurte les côtes et la pointe de l’île.

Un craquement de l’escalier tira Jacques de sa rêverie ; Monsieur et Madame Richard se retiraient. Ce fut tout. La brise, libre de toute contrainte, s’insinuait sous les lames des persiennes et sous les portes avec le bruit soyeux du montant entre les herbes ; des étangs montaient les coassements des grenouilles comme des bulles qui crèvent la surface de l’onde.