Adolphe Delahays, éditeur (p. 335-344).
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XXVI.

Les Amours de sir James.

— Ainsi, Lodore, vous aurez l’obligeance, sitôt monsieur de Rolleboise arrivé, de le conduire dans l’appartement dont voici la clé. Vous n’aurez plus besoin de me parler ce soir. J’éprouve un malaise ; je vais dormir.

Lord Lodore sortit. Sir James Cawdor resta.

— Je vais dormir, sir James.

Sir James s’établit tranquillement dans un profond fauteuil. Horatio le regarda étonné. Sans s’inquiéter autrement de l’air surpris de son hôte, le baronnet sonna.

— Apportez du café à mylord, et une bouteille de Xérès pour moi.

Puis, comme Horatio le considérait fixement afin de s’assurer de la santé de son esprit, il ajouta, en se tassant à son aise dans sa cravate :

— Vous avez sommeil ; le café vous réveillera.

— Mais j’entends me reposer. Êtes-vous insensé, sir James ?

— Pas le moins du monde. J’ai à vous parler de choses sérieuses, voilà tout.

— Eh bien, demain matin je vous recevrai.

— Le matin !… Je ne suis sérieux que le soir, après mon dîner.

Un domestique plaça à la portée du baronet un plateau garni. Horatio but une gorgée de café.

— Que désirez-vous donc de moi, sir James ?

— De l’argent.

— Mais, je ne vous dois rien.

— Je le sais.

— Et puis, permettez-moi de remarquer, sir James, que la manière dont vous conduisez vos affaires m’étonne. Vous en êtes toujours à votre dernière livre. Et, pourtant, je ne vous connais aucune famille.

Le baronet remplit lentement un verre de vin de Xérès et le but avec le grand sérieux qui le caractérisait.

— C’est justement, mylord, ce qui me ruine. L’indépendance est énormément dispendieuse, surtout chez un humoriste comme moi.

— Seriez-vous amoureux ?

— Non ; mais je suis anglais à femmes ; l’anglais à cachemires, l’anglais qui ne s’ébahit et ne doute de rien, l’anglais du saloon Piccadilly à Londres et de Mabille à Paris. Je suis peut-être le dernier anglais.

— Et vous avez des maîtresses qui vous ruinent.

— Il faut bien soutenir sa réputation. D’ailleurs, j’aime mieux cela que les voyages. Il en coûte moins de coucher dans le quartier Bréda que sur le Cimborazo. Entre deux folies il faut choisir la moins folle. Et puis, j’ai voyagé — à cause d’une femme, il est vrai.

— Ah ! vous la poursuiviez ?

— Pas du tout. Je la fuyais.

— Elle vous poursuivait, alors ?

— Pas le moins du monde. Il y a quinze ans de cela…

— Comment, vous allez me conter des histoires !…

— Seulement deux mots. Je suis dans une disposition d’esprit qui me porte à parler. Ensuite, ce Xérès est si engageant ; n’en buvez-vous pas, mylord ?

Horatio, que le flegme de son ami commençait à impatienter, se mit à arpenter la chambre, n’ayant nullement l’air de s’inquiéter de la présence de sir James. Celui-ci, après avoir vidé un troisième verre, se mit à siffloter un air entre ses dents. Et ce petit jeu amena nécessairement l’attention de lord Mackinguss qui, arrêté devant le buveur, le regarda bien en face.

— Oui, il y a quinze ans de cela.

— Mais, enfin, sir James, vous aviez autre chose à me dire ?…

— Tout à l’heure, tout à l’heure, mylord ; laissez mes paroles aller au caprice de mon cerveau, et vous verrez bientôt passer ce qui vous concerne.

— Allons, puisqu’il en est ainsi, tout à votre aise, sir James !… Et, ce disant, il roula un fauteuil près delà table, s’assit, et sucra du café avec la résignation de quelqu’un qui prend héroïquement son parti.

— Oui, oui, il y a bien de cela quinze ans. J’avais encore des illusions !… Je me figurais qu’il existait dans la vie autre chose que du vin de Bordeaux et des truffes, je doutais presque de l’estomac, ce précieux sèvres de l’argile humain ; ah ! j’étais bien jeune ! Mylord, prenez garde, vous le sucrez trop ; c’est une erreur ; moi, je prends le café tout à fait amer. — Une de mes maîtresses habitait Douvres.

— Vous avez donc plusieurs maîtresses ?

— Trois. Trinité nécessaire à mon existence. Ainsi, je conduis de front un amour candide de jeune fille, une passion de jeune femme, et un caprice grotesque de femme laide. Cela compose un tout dont mon tempérament accepte très bien le régime. Je suis comme ces gens qui déjeunent de laitage, dînent de grosses pièces, et s’amusent au souper de choses drôles. Les hommes réputés excentriques sont toujours très systématiques. — Une de mes maîtresses habitait donc Douvres.

— Était-ce un de vos amours burlesques ?

— Peut-être. D’ailleurs, c’était une anglaise… une anglaise très drôle… Je l’aimais beaucoup — après dîner. Un soir, j’étais venu de Londres passer la soirée avec elle. Nous buvions le thé, lorsque tout à coup nous nous prîmes de discussion l’un et l’autre. Je m’emportai, et cela à un tel point, que, sans même finir ma tasse, je saisis mon chapeau et quittai la demeure de miss Arabella. J’étais furieux, et, à tout prix, je voulais partir aussitôt de Douvres. Je parcourais la ville comme un fou. Mais il était tard, aussi pas un convoi, pas une voiture ne se mettait en route. Je courus vers le port, dans l’intention de me jeter à la mer et de me noyer, si je n’avais pas la force d’atteindre les côtes de France à la nage. En longeant le quai de la jetée, j’entendis le bruit d’une chaudière qui chauffait. Je m’arrêtai. C’était un bateau qui allait partir. Je sautai à bord. Le lendemain matin, j’étais à Ostende. Tout en mangeant des huîtres à mon déjeuner, occupation interrompue de fois à autre par des mots d’humeur, car ma colère suivait son cours ; je fus accosté par un gentleman qui me connaissait. Il me dit qu’il allait à Hambourg manger du bœuf à l’écarlate. Je l’accompagnai. De Hambourg nous fûmes à Rome, de Rome à Naples, de Naples à Constantinople. Là, nous quittâmes l’Europe et entrâmes dans l’Asie. Enfin, un jour, à Calcutta, trois ans après mon brusque départ de Douvres, ma mauvaise humeur contre miss Arabella commença à s’apaiser. Je songeai même au retour. En effet, deux ans après avoir quitté Calcutta, ayant séjourné en Afrique, en Espagne et en France, je revins à Douvres. Grâce à cette absence de cinq années, je m’attendais à retrouver miss Arabella enlaidie, et cette espérance me souriait ; car, il en est des femmes comme du Roquefort, plus il est vieux, plus il est excitant. C’était le soir. Je rentrai tout confus de ma petite escapade. « Ah ! ah ! me dit aussitôt la pauvre miss, je savais bien que vous ne tarderiez pas à revenir. Allons, boudeur, venez finir votre tasse de thé, et remerciez moi de l’avoir maintenue chaude. » Et voici le seul voyage que j’aie fait dans ma vie.

Comme le baronet ne parlait plus, Horatio lui dit avec le plus grand sang-froid :

— Je vous écoute encore, sir James.

Sans nullement s’inquiéter de cette étrange complaisance, l’humoriste revint à sa bouteille de Xérès dans laquelle il commençait à se faire grand vide.

— Mylord, je viens vous demander de l’argent.

— Je vous ai déjà dit que je ne vous en dois pas.

— Et moi je vous ai déjà répondu que je le sais.

— Alors, pourquoi venir ici augmenter ma fatigue ?

— Permettez, mylord, vous ne me devez rien maintenant, c’est vrai ; mais il est probable que vous allez me payer trois mille livres.

— Êtes-vous fou, sir James ?… s’écria Horatio en se levant impatienté et de mauvaise humeur.

— Ah ! calmez vous, mylord, autrement je ne réponds plus de moi, je vous en préviens.

— Que voulez-vous dire par là, sir James ?

— J’entends que si vous ne vous mettez pas à causer d’affaires tranquillement avec moi, je fais venir une seconde bouteille de Xérès et je vous raconte une autre histoire. Mylord, je vais vous entretenir d’un personnage dont vous vous servez et que vous ne connaissez pas.

— C’est de Lodore que vous voulez dire. Je sais tout ; et cela le regarde.

—Non, ce n’est pas de Lodore. Mylord, il y a six mois je surpris un secret à Antarès. Ce secret avait quelque importance, puisque ce juif consentit à payer mon silence deux mille livres sterling. Mais les juifs aiment médiocrement à payer. Antarès a cru s’en tirer avec du temps ; il s’est trompé. Or, ce secret vous concerne beaucoup, mylord.

— Eh bien ?…

— Eh bien ! je pense que vous ne balancerez pas à payer trois mille livres une chose qu’Antarès consentait à payer deux mille pour que vous l’ignorassiez.

— Mais qui me prouve cela ?

— Mon Dieu, cette lettre dans laquelle l’homme en question réclame de moi un peu de patience tout en implorant ma discrétion. Vous pouvez la lire, mylord. Elle ne vous apprendra rien, mais vous comprendrez par le style l’importance de la chose.

Horatio prit la lettre des mains de sir James et la lut attentivement.

— Et puis, continua le baronet, bien que son interlocuteur ne l’écoutât pas, je ne suis point fâché de jouer un vilain tour à ce vilain homme. Il a été la cause de ma déconfiture auprès de cette jeune vierge du char de la Fraternité.

— Et quel serait le résultat de cette révélation ?

— Eh ! eh ! mauvais pour Antarès. Ensuite cela vous éclairerait. On aime toujours à connaître le dessous des cartes.

— Parlez, alors.

— Mylord, on ne commet pas deux fois la même naïveté. Avant que je parle vous allez signer cet ordre à la maison Harriss de Londres, de payer à vue la somme convenue. Harriss est, je crois, votre banquier ; c’est bien le moins que vous fassiez pour cette famille.

— Ne vous permettez donc pas, sir James, des réflexions semblables devant moi. Voici votre mandat ; maintenant je vous écoute.

La physionomie d’Horatio présentait les contractions de l’impatience qui s’irrite. Cet homme dont l’orgueil était le ferment qui bouillonnait sans cesse, apprenant tout à coup qu’il n’avait été que la dupe de celui dont il pensait avoir la dépendance, sentait sa colère monter. Ses yeux, pareils à deux braises, portaient sur le baronet qui, d’ailleurs, s’animait peu.

— Vous ne vous êtes jamais étonné du peu de rapports que votre frère, le comte Edgard, entretenait avec le monde. Quand il vous arrivait de vous arrêter à son château d’Argyle, vous ne vous demandiez pas où pouvait être ce bon frère qui n’était en aucune saison chez lui. Il faut s’inquiéter de tout, mylord ; permettez-moi de vous offrir ce conseil. Or, voici où était le comte Edgard. Votre frère qui, vous le savez, professe un parfait amour pour les richesses, s’est fait juif. Ah ! vous devinez !… Mon Dieu, rappelez-vous la lettre que vous reçûtes du manoir d’Argyle, il y a dix ans, et qui vous indiquait pour mener à fin quelques délicates affaires d’argent, un nommé Antarès, demeurant dans Canongate, à Édimbourg.

— Comment, cet Antarès !…

— Oui, cet Antarès qui s’établit après dans Saint-Gilles à Londres, puis dans Corbets lane, que je soupçonne même avoir trafiqué dans la rue de Bièvre, à Paris, cet Antarès est votre frère. Je sais bien que vous m’alléguerez, pour atténuer votre faute, le peu de fréquentation, qui existait entre le comte et vous, mais ce n’en est pas moins une faute, mylord.

— Mais, ce que vous me dites me bouleverse ! J’aurais été joué de la sorte !… Il est vrai que, hors mon mariage, il est peut-être deux circonstances depuis vingt ans où j’ai rencontré mon frère !… Ah ! ce frère que j’ai toujours méprisé est donc aussi vil que je le pensais !

Mais l’irritation de Mackinguss se contenait difficilement. Il marchait précipitamment, ses dents se martelaient, ses mains se crispaient. Le baronet se tenait plus calme que jamais ; puis, ce n’était pas de l’eau qu’il jetait sur le feu.

— Ah ! il vous a trompé, c’est vrai ; mais pourquoi s’en fâcher !

— Comment, un misérable hypocrite !…

— Oui, tout le monde est trompé plus ou moins. Aussi doit-il vous être bien plus désagréable de penser qu’il vous a volé.

— Volé !… Allons, voyons, parlez vite.

— Vite… Je m’embrouillerais. Ah ! je suis plus rusé que j’en ai l’air. Aussi, serait-il bien étonné, ce bon Antarès, si je lui assurais que votre belle-sœur, Ophélia, n’est pas morte, et qu’elle lui est échappée.

— Ophélia vit encore !… s’écria le lord pâlissant.

— Oui, et peut-être est-elle à cette heure dans les bras de son vieux père, comme un cinquième acte de drame qui finit bien, son vieux père la préfère à mylady. Ah ! ce sera désagréable pour vous deux, mais enfin !…

— Sir James, êtes-vous sûr de ce que vous dites là ?…

— Je suis toujours sûr de ce que je dis, mylord. Oh ! pourquoi rompre cette chaise !… Calmez-vous. Oui, j’en suis sûr. On ne meurt pas sans qu’on vous enterre, et l’on ne vous enterre pas sans quelques petits griffonnages à la mairie. Ah ! je vais à la mairie, moi ; je suis homme de détail.

Mais il se produisait chez cet homme un effet de colère étrange. Il ne parlait pas et son souffle sortait rauque. Ses yeux effrayamment ouverts avaient une fixité coruscante. Autour de ses lèvres blanchissait comme une bave. Il haletait, hagard, tremblant, brisant sans effort les objets placés à son atteinte.

Sir James sortit de son flegme. Il se leva et s’esquiva sans qu’Horatio parut s’en apercevoir.

Dans le couloir il rencontra lady Mackinguss.

— Mylady, je ne sais ce qu’a votre mari ; il lui faudrait un verre d’eau.

Une pensée traversa le cerveau d’Olivia. Elle rentra dans son appartement et versa de l’eau dans un verre. D’une petite fiole qui ressemblait beaucoup à celle qu’Antarès lui avait remise pour faire des expériences sur les renards, elle laissa tomber quelques gouttes dans cette eau. Mais, c’était peut-être une distraction bien naturelle en un pareil moment, et mylady croyait sans doute se servir d’un flacon d’eau de fleurs d’oranger. Toutefois, cela fait, elle se dirigea vers la chambre où le baronet venait de laisser son mari.