Adolphe Delahays, éditeur (p. 327-333).

XXV.

Nicotine.

Les îles britanniques, quoique gouvernées par des rouages monarchiques, et, bien que jouissant encore de leur altière aristocratie, n’en sont pas moins le pays qui accorde le plus de liberté à l’individu. Cette réserve commune qu’on prendrait presque pour de l’insouciance, se rencontre en toute chose, dans la nature autant que chez les hommes. Ainsi, en ce qui touche l’Écosse, il est bon nombre de personnes en France, qui croient que cette terre inculte et montagneuse est encore le modèle des paysages que Walter-Scott nous a prototypés, d’autres voient l’ancienne Calédonie sillonnée de chemins de fer et de canaux, et habitée par d’honnêtes manufacturiers portant des vêtements comme un agent de change de la place de la Bourse, et s’occupant de consolidés plus que de toute autre chose. Ces deux sortes d’individus sont également dans l’erreur.

Le gouvernement anglais a percé des routes, des lignes ferrées, des canaux, afin que le progrès pût se faufiler dans ces contrées montagnardes. Aussi, en est-il résulté des zones toute commerciales, n’empiétant en aucune façon sur les mœurs rudes qu’elles côtoient. Glascow est une cité de quatre cent mille âmes, le rail-way traverse Perth et Dundee, le steamer envoie sa fumée au château de Loch-Leven, mais à quelques milles de Glascow on chasse le renard, le coq de bruyère, et il existe une fauconnerie célèbre, Dundee vous montre, sur le Dunsinan, le château de Mac-Beth, et Loch-Leven se perd le soir dans les brouillards bleuâtres comme au temps ou la reine Marie y était enfermée. Le grand seigneur vit sur ses terres, le commerçant dans sa fabrique. Ces deux individualités, l’une active, l’autre loisireuse, se rencontrent, mais ne communiquent jamais ensemble. En un mot, cette contrée a donné le jour presque simultanément à Robert Burns, l’homme du rêve, à James Watts, l’homme du chiffre.

L’Écosse est donc tout à la fois un pays curieux et un pays comme un autre. Il y a des départements en France, où les croyances superstitieuses sont plus burlesques que celles que reconnaissent les habitants des Highlands ; il y a en Écosse des villes qui vous offriront plus de comfort qu’on n’en trouverait au milieu de certaines grandes cités de France. Je tenais à bien établir ceci, afin de démontrer qu’un roman peut dérouler quelques unes de ses scènes dans un château écossais, sans redouter la contumélieuse épithète de mélodrame.

Le château des Chutes, appartenant à Horatio ainsi que je l’ai dit dans un des premiers chapitres de ce livre, se trouve perpendiculairement bâti sur le bord de la Clyde à quelques milles au nord de Lanark. En cet endroit, le paysage s’étend grand et rude. L’horizon est borné de montagnes basses à pelage fauve. Nuit et jour, un bruit continu pareil au grondement de l’Océan, se fait entendre. Ce sont les Chutes de la Clyde à Stonebyres ; cataractes, où le fleuve tombe droit comme une immense draperie argentée. Sans être sauvage, car la terre est cultivée, le voisinage de la demeure d’Horatio est désert.

Olivia s’était vue contrainte à suivre son mari dans cette solitude du Lanarkshire. Un docteur complaisant lui avait affirmé que l’air natal la rétablirait des fatigues de ses couches. Et, d’ailleurs, Mackinguss aimait trop la mère de son enfant pour négliger un semblable conseil.

Le jour où nous entrons aux Chutes, — on dénommait ainsi le domaine, — Horatio, Olivia, Antarès et lord Lodore, étaient au château. Sir James Cawdor avait annoncé son arrivée pour le soir même. Afin de donner plus de clarté aux scènes qui vont suivre, il est, je crois, nécessaire de remettre en relief les dispositions de cœur de chacun de nos personnages.

Horatio n’ayant point modifié son plan, marchait toujours calme, dans sa voie tracée. Son enfant lui assurait la fortune de Firstland, mais, sa femme l’empêchait d’augmenter cette fortune par une nouvelle alliance. Ce n’était donc qu’une simple opération algébrique à résoudre. La position d’Olivia se présentait autrement. Cette jeune femme qui avait sacrifié tous ses sentiments à son orgueil ; cette héritière du cœur de sa mère, s’était heurtée contre le caractère de bronze de son mari. Depuis deux années, elle méditait par une soumission apparente, une revanche terrible. Des particularités bien éloignées d’elle, devaient, par une de ces lois bizarres des agencements du hasard, dénouer son drame. Ces circonstances étrangères allaient se relier aux desseins cachés d’Olivia par la main d’Antarès.

Le soir même, je l’ai dit, sir James arrivait de Londres. Cette arrivée inquiétait Antarès, car, une des passions d’Antarès se nommait l’avarice ; et l’avarice lui avait conseillé de ne pas payer à sir James le prix d’un certain secret acheté, on se le rappelle, rue des Quinze-Vingts, à Paris. Celui qu’on nommait le juif avait ainsi double sujet de redouter Horatio. D’abord, par le baronet, ensuite à cause de la disparition d’Ophélia qu’il s’était bien gardé d’avouer. Il ne lui restait donc qu’un unique moyen de secours. Avoir l’air de servir Olivia, et par cela seul, se servir lui-même.

Olivia vivait un peu à l’écart de ces hommes. Sa tante Kockburns ne l’avait point accompagnée. Une de ses femmes, Suky, était morte en couches dans un accès d’effroi causé par l’apparition de son amant, l’ex horse-guard, qu’elle savait enterré dans le cimetière de New-Cross. C’est un épisode secondaire que j’ai cru pouvoir, sans m’appauvrir, laisser tomber de ce récit. — Olivia n’avait donc auprès d’elle que sa fidèle Hannah et la nourrice de son enfant. Aussi n’acceptait-elle point cet état d’isolement sans arrière-pensée.

Antarès habitait une pièce assez retirée du château, mais placée au même diazôme que l’appartement de lady Mackinguss. On le voyait rarement, surtout le jour. Enfermé dans son laboratoire, il faisait quelque chose.

Un matin, Olivia entra dans cette chambre où le juif travaillait C’était le même vieil homme que nous avons entrevu dans le taudis de Corbets-Lane, à Londres. Enveloppé dans sa robe de chambre de couleur vieillotte, la tête couverte d’un lourd bonnet de laine, les yeux cachés derrière des lunettes à œillères, les mains sèches et ridées, cet individu offrait une apparence dont on se rendait compte difficilement. Il n’avait pas d’âge.

— Je présente toutes mes respectueuses salutations à mylady.

— Bonjour Antarès. Tu travailles donc toujours avec tes vieux livres et tes alambics. Tu ressembles à un alchimiste. Fais-tu de l’or ?

— Non, mylady ; seulement, comme j’ai trouvé ici ces instruments, ces livres, ces cornues et ces fourneaux, pour me distraire, je fais de la chimie.

— Tu es heureux de te distraire. Quant à moi, j’en suis réduite à venir causer avec toi.

— Je vous ai vu passer hier à cheval.

— Oui, avec Hannah !… Mon mari m’avait promis de courir un renard, mais il était si occupé !…

— Ah ! mylord était occupé ?…

— Je le dis parce qu’il m’a envoyé cette raison. Après tout, sais-je ce qui se passe ici !…

— Mais, c’est une thébaïde, mylady !…

— En apparence, peut-être. D’ailleurs, ce n’est pas le dire des paysans qui n’ont que le mot vampire à la bouche.

— Des paysans du Lanarkshire !… Des hommes qui croient aux fées !…

— Eh bien ! Antarès, moi qui ne suis pas du Lanarkshire et qui ne crois nullement aux fées, je suis convaincue, néanmoins, qu’il se passe quelque chose ici. Cette nuit, j’étais à ma fenêtre, à la lueur de la lune, j’ai fort bien distingué deux hommes qui transportaient un corps. Ils sont entrés au château par la porte de la Fauconnerie.

— Un corps mort ?

— Je ne sais. Évanoui, peut-être ; mais, bien sûr une femme. Je n’ai pas reconnu les hommes.

— Ce que vous dites là m’étonne, mylady. D’autant plus que je n’ai rien entendu.

— Ou tu n’as voulu rien entendre.

— Mylady, j’ai veillé toute la nuit ici.

— Cela sent bien mauvais ici.

— C’est l’odeur du tabac, mylady ; je fais des expériences avec cette plante.

— Que cherches-tu ?

— Ce que je cherche ?… ce que je cherche, je l’ai trouvé cette nuit, mylady. Voyez-vous, dans ce coin ?

Et, ce disant, Antarès enleva une couverture de dessus un tas informe qui gisait dans l’angle de la chambre.

— Ah ! mon Dieu, d’où viennent ces chiens ?

— Ces chiens sont morts, mylady, ainsi que ces chats. Je les ai tués avec une goutte de ce liquide que vous voyez dans ce flacon.

— C’est donc un poison bien terrible ?…

— Foudroyant. Tenez, mylady, je vais vous procurer le moyen de vous distraire. Prenez ce flacon, et, avec toutes les précautions, essayez l’effet de ce toxique sur les oiseaux de vos volières. Une goutte seule, mylady.

— Mais, je n’oserais jamais le toucher !…

— Oh ! bien bouché, c’est inoffensif !…

— Et, tu dis qu’une seule goutte me tuerait ?…

— Oh ! je n’ai pas parlé de l’homme.

— Mais, afin de se mettre en garde contre ses effets ?…

— Ah ! je crois que pour un homme…

— Une gorgée suffirait.

— Oui, oui, oui, mylady… Et, ce serait même trop.

— Cela doit décomposer les chairs.

— Cela ne laisse aucune trace.

— C’est effrayant !… Allons, bonsoir, Antarès.

— Mais, vous ne l’avez pas prise, mylady.

— Quoi donc ?

— Cette fiole… sur un poulet, c’est très curieux.

— C’est barbare.

— Sur un lapin, alors.

— Au fait, je l’essaierai peut-être sur ce renard qu’a pris au piège le berger, l’autre nuit.

— Deux gouttes sur la langue, mylady.

— Je croyais que tu avais dit une petite gorgée.

— Pour un homme, oui, mais, pour un renard, ce serait bien trop !…

Et le vieux chimiste se prit d’un petit ricanement bonhomme.