Adolphe Delahays, éditeur (p. 273-292).

XXII.

Un Morceau de Pain !…

Cette personne inconnue, ainsi tombée dans la vie de Robert de Rolleboise, habitait, nous l’avons dit, un appartement au troisième étage, d’une maison de médiocre apparence. Sa chambre était propre, froide et pauvre, tes murailles et le sol offraient désagréablement à l’œil leurs nudités grisâtres. Les meubles honteux de leur insuffisance, se rencognaient en grimaçant. Le lit, triste et étroit comme un cercueil, n’invitait pas au repos.

La matinée atteignait son déclin, La jeune fille assise près d’une table de bois, pensait. On pouvait remarquer dans son vêtement, ce luxe délabré, annonçant une déchéance ; souvenir qui ricane à la misère présente. Sa robe de satin noir, avait des places blanchâtres et des effilures aux bras. Un simple fichu recouvrait les épaules. Sa tête admirable de pureté de lignes se montrait appalie et souffrante. Et, de tout ce qui l’entourait, ses cheveux seuls avaient conservé leur beauté et dominaient sa tête comme un turban de sultane.

Il était dix heures. Par instants, cette jeune personne réprimait d’involontaires bâillements. Elle ne baillait pas d’ennui. — Devant ses yeux, sur la table, était placée une carte, sur laquelle apparaissaient quelques lignes au crayon. Ses grands yeux bleus ne se détachaient pas de ce nom. Cette bouche, qui, peut-être avait désappris à sourire, dessinait cependant une ligne adoucie, et parfois son sein se soulevait en aspirations secrètes. Peu à peu cette tête se pencha lentement, et la bouche vint se placer sur ces lignes crayonnées. Elle demeura ainsi un moment prosternée, puis, quand elle se redressa, sa physionomie se recouvrit d’une expression confuse et rougissante.

— C’est bien lui !… murmura-t-elle. Hélas ! pourvu qu’il ne m’ait point reconnue !…

Mais un bruit familier, sans doute, se fit entendre à l’extérieur. La carte disparut. La porte s’ouvrit. Un homme entra.

Ce second personnage de haute taille, d’une constitution maigre et forte, pouvait avoir de quarante à cinquante ans. Sa figure sèche portait une expression plus austère que triste, et s’éclairait d’un coup-d’œil indéfinissable.

— Vous êtes sorti de bonne heure, ce matin, Antarès. — Dit la jeune fille d’un ton affectueux.

Celui-ci s’approcha d’elle, et avant de répondre lui donna un baiser au front.

— Hélas ! ma pauvre Ophélia, dit-il en anglais, inutilement !… J’ai frappé à bien des portes, je me suis adressé à bien des cœurs, mais sans succès !… N’importe, je te sauverai, je le veux, je me le suis juré !…

— Aujourd’hui que tant de misères pèsent sur cette ville, vous, étranger, que pouvez-vous espérer.

— Oh ! n’essaie pas d’ébranler la force morale qui me soutient !… Chère Ophélia, tu ne saurais croire l’affection que je te porte !… Ainsi, il est des heures terribles, où, seul, je me tuerais, mais, pour toi, je résiste. Oui, c’est lorsque le souvenir du passé vient heurter mon cerveau !…

— Ne parlons plus, bon Antarès, de ces heures éteintes.

— Selle enfant, reprit-il en appuyant la blonde tête sur lui, tu me les pardonnes, je le sais, mais, ma mémoire ne les efface pas ainsi !… Ensuite, je ne te connaissais pas ; j’ignorais la suavité de ton cœur, la blancheur de ton ame, le jour, où j’écoutai la proposition funeste qui t’a jetée dans ma vie. Mais, bientôt j’eus une révélation. Quand on me dit d’éteindre ton existence, je foisonnai à la pensée de ce crime, et j’en vins à aimer la victime que j’avais voulu perdre. Tu me pardonneras un jour, n’est-ce pas, Ophélia, les violences commises lorsque je te poussai dans un monde de vice et d’infamie. Je ne te considérais alors que comme une jeune fille ordinaire, que le plaisir devait conquérir aussitôt… on t’avait calomniée, et puis… on m’avait payé. Ah ! n’importe, je fus infâme, Ophélia, et tu ne me pardonneras que lorsque je t’aurai sauvée… car, je te sauverai !… Oh ! pour te donner du pain, je redeviendrai méchant, s’il le faut !…

— Oh ! ne parlez pas ainsi, Antarès !

— Qu’as-tu mangé, ce matin ? — Demanda-t-il avec un regard triste.

— Je vous attendais. — Et vous ?…

— Peux-tu penser, enfant, que je mangerais dehors, lorsque je sais que, toi, tu souffres ici ! — Reste-t-il encore du pain d’hier ?…

— Un peu, je crois, fit la jeune fille d’une voix navrante. Et, s’étant levée, elle sortit d’une armoire un tout petit morceau de pain sec ; quantité à peine suffisante pour un enfant.

— Il y en a bien peu !… souria péniblement Antarès.

— Mangez le tout, je n’ai pas faim…

— Oh ! n’aie pas recours au mensonge pour me cacher ton besoin !… À peine, as-tu mangé hier soir. Pauvre enfant ! à ton âge, il est désolant de ne pouvoir se nourrir !…

— Je ne sors pas, comment voulez-vous que j’aie de l’appétit.

— De l’appétit !… Oui, quand on a de quoi manger, on nomme la faim de l’appétit. On n’ose se servir du véritable mot !…

Antarès partagea le morceau de pain, mais irrégulièrement. Il plaça la plus forte part devant la jeune fille. Cette portion pesait peut-être une once. Le morceau qu’il se réserva équivalait à deux bouchées. Mais, la généreuse enfant repoussa bien vite ce gros morceau et s’empara du petit.

— Oh ! je vous en prie, vous avez marché toute la matinée, vous êtes fatigué et vous me donnez presque tout le pain !…

— Ophélia, ne le refuse pas, je t’en supplie… tu es plus faible que moi.

Mais la pauvre enfant tomba à ses pieds et le regarda avec une expression implorante. Ses grands yeux bleus pleins de larmes, disaient tant de générosité, qu’Antarès n’insista pas. Il mangea la forte part. La jeune fille absorba son pain en deux bouchées et but une gorgée d’eau par dessus.

Cette nourriture insuffisante, ne fit que réveiller la faim assoupie. La faim !… monstre épouvantable, qui désole les villes, besoin honteux, qui prend souvent l’enfant au berceau, le torture toute la vie et ne le lâche qu’à la tombe. Il y en a qui font une profession d’avoir faim, qui jettent ce mot à votre pitié, vous poursuivent de cette lamentation banale, et à qui l’on donne sans commisération. Ceux-là, ne sont à plaindre qu’à demi. L’homme en blouse, la femme en haillons, présentent leur main par habitude, on leur donne ; et, le lendemain, ils recommencent. Mais, celui qui se vêt de draps, celle qui porte un chapeau, à qui demandent-ils du pain ?… La honte les retient dans l’ombre, dans cette obscurité inconnue, où grouillent des drames épouvantables. La faim a des accoutrements horribles quand elle frappe à certaines portes !…

— Vous n’avez aucune nouvelle de Londres ? Demanda la jeune fille.

— Et, de qui ?… De ta sœur, de ton beau-frère Horatio Mackinguss ; c’est un homme plus faux et plus barbare qu’Olivia. Ils sont puissants. Au moindre mot, au seul geste de menace, nous tomberions tous les deux, ma pauvre Ophélia !… Demander une aumône, c’est se dire vivante, et la mort seule nous protège contre eux. Ah ! si ton père vivait encore, nous irions à lui, mais…

— Il est mort. Le seul qui m’ait aimée !…

— Oui, il a cru te retrouver là-haut.

— Hélas ! mon seul refuge est auprès de lui !…

— N’ajoute pas, ma fille, ces tristes pensées à la somme de tes angoisses. Allons, je vais ressortir, du courage !…

— Où voulez-vous aller ?…

— Je ne sais, mais il nous faut du pain. J’emploirai, s’il le faut, le dernier moyen, mais, j’en aurai.

— Que ferez-vous donc ? Demanda la jeune fille inquiète.

— Je tendrai la main, je mendierai !… Je chercherai dans la foule une physionomie honnête, un homme qui peut être père, je lui dirai que j’ai un enfant qui a faim, je le supplierai, je pleurerai, et, si jamais, lui aussi, a soupçonné le malheur, il m’écoutera. Ophélia, tu auras du pain, ce soir !…

Cet homme, qu’elle nommait Antarès, après ces paroles dites avec l’accent de l’affection désespérée, la serra dans ses bras, posa un baiser sur son front et sortit. Quand elle fut seule, la jeune fille prit la carafe d’eau et but longtemps. Elle en était à cette affreuse période de la faim, où la soif prédomine. Midi sonnait au Palais-Royal et aux Tuileries ; le soleil réchauffait l’atmosphère au-dehors. Le ciel était bleu, mais la rue des Quinze-Vingt demeurait en tout temps sombre, et l’intérieur de la chambre froid.

Voilà bien des heures que s’écoulait de la sorte l’existence de cette femme. Depuis plusieurs mois, elle avait faim, et chaque jour sa nourriture devenait plus insuffisante. Elle entrevoyait régulièrement deux fois, le compagnon de sa vie. Le matin et le soir, il venait éteindre avec une larme intérieure, la lueur d’espérance qui renaissait pour le lendemain. La journée s’écoulait silencieuse, comme la nuit. Elle eût paru moins oubliée dans une prison ; dans une prison, elle eût mangé. Là, personne ne lui parlait : rien ne pouvait la distraire, aucun bruit, aucun livre. À peine comptait-elle vingt ans. À cet âge, on se plaît à suivre un rêve dans ses sinuosités chimériques ; mais, le rêve, désir stérile, ne peut satisfaire et ne laisse après lui qu’une lassitude et un désenchantement.

Elle alla près de sa couche, et de dessous le coussin sur lequel sa tête avait reposé, sa petite main pâle retira quelques fleurs aplaties. D’où lui venaient ces fleurs ?… Elle ne l’eût avoué à personne, pas seulement à elle-même. Ces fleurs mortes furent couchées sur sa table, où les rejoignit la carte mystérieuse. Ophélia, le coude appuyé et la tête dans la main, les regarda longtemps. Elle oublia la faim.

— Hélas ! n’est-ce point une force secourable, une consolation bienfaisante, que le ciel m’envoie ! Toujours, dans mes sombres nuits de misères et de souffrances, tout près du souvenir de mon pauvre père, qui douta de son enfant, j’apercevais une image souriante à mon cœur, un fantôme que j’aimais. Et, une voix secrète, me disait que ce n’était pas tout à fait un songe, mais le reflet d’une réalité !… Oui, je le prenais pour mon bon ange, et j’y croyais… puis, une fois, un soir, parmi des hommes et des femmes que je ne comprenais pas, lorsque, effrayée, je voulais fuir, je reconnus mon fantôme aimé… Je restai… Il était près de moi… ainsi que moi, sérieux ; son sourire se formait triste et pensif. Puis, je ne me souviens plus. J’eûs une fièvre. Je me sentis emportée… lui, toujours près de moi, calme, tranquille… nous nous trouvâmes seuls… puis, tout s’évanouit !… Mais, j’y rêvais toujours. La voix du rêve m’assurait de son retour… Il est revenu… voici ses fleurs, voici son nom… Tous les soirs, je le revois, mais, j’ai peur !… Il me parait plus beau que lorsqu’il venait à moi sous les plis d’un fantôme. Antarès, ne croit pas aux fantômes. Quand je lui parle d’une de nos croyances d’Écosse, il rit d’un rire qui fait mal. Oui, c’est bien lui, il me le dit ici dans ces deux lignes. Il rêvait d’un ange !… moi aussi… Oh ! merci, mon Dieu, merci, du secours et du bonheur que vous m’envoyez !…

Ophélia se leva et fit un pas vers la croisée. Discrètement son doigt écarta un coin du rideau, demandant seulement la place de son œil. Mais, elle se retira aussitôt toute pâlie. La pauvre enfant, pâlissait aux émotions qui font rougir !…

Qu’avait-elle aperçu ?… Le savait-elle à peine !… Au même instant que son regard se hasardait, à la croisée d’en face, dans un coin du rideau, un œil s’aventurait aussi. Les deux rayons s’étaient rencontrés. Mais, tout à coup, un vertige lui passa devant les yeux, les objets parurent se mouvoir, elle tomba sur un siège. Elle but. Ces symptômes de faiblesse furent attribués à une émotion du cœur. La malheureuse enfant avait oublié la faim, mais la faim ne l’avait pas oublié !…

Elle retomba dans la vie tangible. Des oscitations nerveuses la saisirent, des crampes atroces torturaient sa poitrine, où un feu continuel entretenait une soif factice. Ces douleurs l’effrayèrent. Elle frissonna sous l’action du vertige. Il lui sembla qu’elle allait défaillir sur le carreau nu ; et, la pensée qu’elle giserait là sans secours, ralant de faim, lui donna une résolution désespérée.

— Il reviendra ce soir, comme hier, se dit-elle ; sans argent, sans pain. Et, si je ne mange pas, je meurs cette nuit ?… Oh ! je ne veux pas mourir, maintenant !… Il est impossible que je meure de faim, je n’ai fait de mal à personne, je n’ai eu que des larmes dans ma vie !… Il serait injuste que j’expiasse quelque grande faute, dont ma conscience n’est pas atteinte et qu’un autre aurait commise !… Oui, je vais sortir ; la chaleur du soleil, le bruit, me donneront du courage. Ensuite, comment se ferait-il que je ne trouvasse pas à manger dans cette grande ville, où tout le monde mange !… Oh ! je hais cette chambre nue, froide, où rien ne vous sourit !… De l’air chaud, de la vie, du soleil !…

Elle sortit avec l’exaltation que met dans toute chose, celui qui, pris de souffrance, veut s’étourdir. À peine eut-elle laissé le seuil qu’elle se sentit plus forte. Le changement de lieu distraya son esprit. Arrivée au milieu de l’allée, près de la porte, elle s’arrêta ; puis, s’avança lentement les yeux en haut. La croisée où avait apparu le jeune homme était close ; les rideaux tombaient sur tous les angles. La jeune fille s’élança dans la rue.

Au loin apparaissaient de grands arbres couronnés de soleil. Il pouvait être quatre heures. La rue de Rivoli frémissait du bruit des voitures, des chevaux, de la foule. Tout cela roulait, galopait, parlait, riait. Au milieu de ce mouvement, de ce luxe, de ces visages gais, sérieux, indifférents à la pauvre fille qui passait, Ophélia fut étourdie. Confusionnée de se voir inconnue et seule dans tout ce monde, elle traversa les lieux isolés du bois des Tuileries, dépassa la place de la Concorde et se trouva en face de la grande avenue des Champs-Élysées. Appuyée sur un parapet des jardins bas, elle attendit que les voitures lui laissassent un passage pour aller au-delà. Le soleil se couchait dans les arbres qu’il incendiait. Un vent sec et âpre couvrait la terre d’une jonchée de feuilles jaunes, qui craquaient sous les pieds. La calvitie des hautes branches gagnait les derniers rameau*.

La pauvre enfant affamée, jetait de fois à autre des regards de besoin sur les éventaires des marchands, où s’étalaient de rugueux pains d’épices et des planisphères de médiocres macarons. Mais, elle eût préféré du pain. À la hauteur du carré Marigny, elle ne se sentit plus la force d’avancer. D’ailleurs, dans quel but marchait-elle ainsi. Où allait-elle. La faim, constante compagne, ne devait-elle pas en tout lieu la poursuivre !…

Un éblouissement troubla sa vue. Pâle, épuisée, elle s’appuya contre un arbre. Ses yeux se fermèrent. Un promeneur seul et oisif, la prit pour une de ces mendiantes muettes, qui ne demandent pas, mais dont l’expression suppliante implore l’aumône. Par caprice, plutôt que par commisération, il déposa une pièce de dix centimes dans la main de cette enfant, et continua sa promenade sans se douter qu’il venait de sauver une mourante. Au contact de cette main gantée, Ophélia rouvrit les yeux. Ses joues se colorèrent de honte, et tout émue elle s’enfonça dans la partie assombrie du bois. L’endroit était solitaire ; aucun promeneur ne paraissait. La pauvre fille reconnaissante, s’agenouilla près d’un banc et remercia Dieu.

Sa prière finie, d’un pas assez ferme, elle rentrait dans les rues par la Madeleine, Elle s’arrêta devant la boutique d’un boulanger. Plusieurs personnes achetaient. Sa timidité la força d’attendre qu’elles fussent sorties. Elle entra. Un certain sentiment de délicatesse lui défendit de se faire couper pour deux sous de pain ; elle en prit un de fantaisie. Il était bien doré, bien appétissant ; mais, aussi, bien petit !… Toutefois, elle ne voulut point y toucher. Son cœur n’avait pas oublié que son protecteur souffrait, lui aussi, ailleurs, et s’humiliait peut-être pour elle. Seulement, elle se permit de le sentir. Il embaumait le petit pain !… Mais, hélas ! ce fut tout ce qu’elle en eut !…

Sa marche précipitée la conduisit bientôt près du Palais-Royal. Une certaine énergie la soutenait. Il lui tardait d’arriver.

Un homme la suivait. Certainement, ce ne pouvait être qu’un Anglais. Du moins, son costume et son allure l’annonçaient-ils. Mais, en le regardant plus attentivement, nous reconnaissons le baronet sir James Cawdor.

Bien, que sous des vêtements d’une simplicité excessive, on devinait en voyant Opbélia une belle femme. Sa figure, surtout, ressortait remarquable de délicatesse et de haute distinction.

Sir James la regardait avec satisfaction. Une bonhommie toute britannique, errait sur son visage et reluisait dans ses yeux. Le baronet, quoique nous ne l’ayons pas dit, était d’un tempérament assez significatif auprès des femmes. Sir James est une de nos grandes ressources.

Paris s’éclairait, les magasins s’illuminaient. L’Anglais cheminait à côté de la jeune fille en descendant sur elle un regard fureteur. Il commença d’une parole lente et flegmatique.

— Oh ! oui, j’étais très enchanté, very glad, de vous rencontrer !… Vous êtes, indeed, magnificente !…

Ophélia traversa la rue et continua son chemin sur le trottoir opposé.

— Oh ! vous ne pouvez fuir !… Votre cheveux me fait plaisir, beaucoup.

— Monsieur, je vous en prie !…

— Bien plaisir !… Je suis amoureux de votre cheveux !… Ne vous effrayez pas de mon langage… Je suis Anglais, et, de plus, un excentrique homme. J’avais l’habitude, lorsque je rencontrais une femme qui me plaisait, de lui prendre un souvenir. Oh ! ne vous effrayez pas, je le paie le petit souvenir, je le paie toujours.

— Monsieur, je ne sais vraiment pas…

— Ah ! oui, vous ne savez pas ce que c’est qu’un excentrique homme. Écoutez, mais ne marchez pas si vite ; le pavement est très étroit à Paris. Oui, oui, je suis amoureux de votre cheveux. L’autre jour, j’ai rencontré une demoiselle de magasin. Son nez m’en rappelait un autre… un autre nez que j’ai trop aimé !… Elle avait au bras, un de ces grands cartons pour mettre les chapeaux, les robes. Je le lui ai acheté pour souvenir de son nez. Oui, je suis rentré à mon hôtel, London hôtel, bien content avec mon panier sous le bras. Je le garderai toujours !…

Ophélia revint sur le trottoir qu’elle avait quitté. Mais, le baronet était trop épris de son cheveux pour l’abandonner ainsi. La jeune fille porta sur lui un regard si suppliant, qu’il aurait dû s’apercevoir qu’il n’était pas congru de parler ainsi britanniquement fleurettes. Mais, ce qu’un Français ne devine pas toujours comment un Anglais l’eût-il compris.

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— Oh ! oui, votre cheveux, il était, upon my word, sur ma parole, very joli !… Je veux un souvenir, un petit souvenir et je vous laisse tranquille.

La pauvre enfant entra dans un de ces passages sombres qui avoisinent le Palais-Royal. L’intrépide baronet l’y suivit.

— Oh ! vous êtes bien aimable, miss, mademoiselle, de venir ici, où personne ne nous voit. Mais, je le voulais toujours, le souvenir de votre cheveux et de vous. Tenez, donnez moi votre petit pain.

Ophélia à ce mot, mit ses deux mains à son pauvre trésor.

— Oh ! ne craignez rien, miss, je voulais votre petit pain, c’est vrai, mais, quand je prends un souvenir, je le paie tout de suite. J’ai très bien payé le carton de modes. Voici une pièce toute neuve, une pièce de la République… Je l’ai payée cinq francs cinquante centimes… Elles sont très rares ces pièces là… J’en achèterai beaucoup pour mon pays. Allons, donnez votre petit pain, je vous promets de le porter longtemps sur mon cœur, upon my word !…

Avant que la jeune fille eût pu s’en défendre, l’homme excentrique s’était emparé de son pain, lui laissant à la place une pièce de cinq francs. Puis, il disparut.

Arrivé dans la rue, sir James jeta le pain dans un égout.

Ophélia ne savait que penser de cette originalité qui lui valait tant d’argent, de quoi vivre pendant quatre jours au moins. Elle réunit ses dernières forces et marcha jusqu’à ce qu’elle eût rencontré une boulangerie. Elle était si faible, qu’à chaque instant il lui fallait s’appuyer contre la muraille. Le moindre choc l’eût renversée. Ses oreilles tintaient, sa poitrine brûlait, et une douleur poignante lui labourait le cerveau. Enfin, elle atteignit la porte d’une boutique.

Le marchand atteint d’une de ces faces grasses et rondes, annonçant que la folle du logis est inconnue, se prélassait sur une banquette recouverte de velours rougeâtre et constellée de clous dédorés.

— Que vous faut-il, ma belle enfant ?…

— Je voudrais un pain. Articula faiblement la malheureuse affamée.

— Ah ! mademoiselle est Anglaise ; je connais cela à l’accent. En voici un, mademoiselle, frais comme votre visage et chaud aussi peut-être comme votre cœur, eh ! eh !… Faut-il vous le peser ?

— C’est inutile. Et, ce disant, Ophélia déposait sa pièce de monnaie sur le comptoir.

Le boulanger regarda cette pièce attentivement et la laissa tomber deux ou trois fois sur le marbre, où elle rendit un son sourd et mat. Malgré toute sa galanterie, le boutiquier ne plaisantait pas avec les écus de cent sous.

— Qu’est-ce que vous me donnez là, mademoiselle.

— Mais, cinq francs.

— Cinq francs, cela !… Diable, ce n’est cependant pas la chaleur qui peut l’avoir ramolli de la sorte, cet argent.

Et, avec quatre de ces gros doigts il plia la pièce en deux.

— C’est du plomb, ma belle enfant ; je ne sais si on vous a trompée, et vous devez me remercier si je ne fais pas vérifier le fait par un commissaire de police. Mais, ce sont de ces affaires dans lesquelles je n’aime pas à entrer. Tenez, ma jeune Anglaise, voici vos cinq francs.

La pauvre fille frappée de confusion et de désespoir, demeurait inerte. Elle tenait encore dans ses bras le pain de quatre livres. Le boulanger l’en débarrassa, et la reconduisit par l’épaule jusqu’au trottoir avec une honnêteté narquoise. La faible enfant navrée de honte, désespérée, en était à l’épuisement de toutes ses forces. Elle se sentit étourdie. Ses jambes défaillaient. Il faisait nuit. C’est l’heure où les rues commencent à se remplir de cette population oisive, curieuse, intentionnée, de ces hommes qui se retournent, de ces femmes qui stationnent devant les étalages. Le moment où Paris digère.

Aussi, Ophélia s’apercevant qu’on la regardait, abandonna les endroits bruyants. Elle se trouvait alors au carrefour des rues de Richelieu et Neuve-des-Petits-Champs. Un passage humide et sombre s’ouvrait auprès. Elle y entra ; descendit quelques marches et s’aventura dans les rues sales et seules, dont le Palais-Royal est encerclé. Elle marchait ou plutôt se traînait lentement. De fois à autres s’asseyait sur des marches. Elle pleurait. — Oh ! il y a des complications de malheurs qui feraient blasphémer même des cœurs d’anges !… Si la première aumône lui venait de Dieu, qu’elle volonté funeste avait voulu que cette pièce fausse vint tomber dans sa main ?… Comment, son bon ange, à qui elle croyait, dont l’avait si souvent entretenue son père, pouvait-il assister à toutes ces misères !… Son influence était donc bien faible de ne pouvoir alléger l’ame confiée à sa garde du poids de ses angoisses !… Mais, la pauvre malheureuse ne versait que des larmes. Elle n’osait pas douter.

Un vertige violent lui montant tout à coup à la tête, faillit la renverser. Sa main s’accrocha aux barreaux de fer de la boutique d’un marchand de vin. Derrière ces barreaux était un vitrage donnant jour à une salle où l’on mangeait. Un rideau rouge tombait sur les vitres, mais imparfaitement.

Par hasard, Ophélia dirigea son regard troublé à l’intérieur de cette salle. Un seul homme l’occupait assis devant une table, sur laquelle fumaient plusieurs plats, il buvait et mangeait tranquillement. — C’était Antarès.

La jeune fille se crut d’abord trompée par une ressemblance ; mais, un examen plus attentif lui fit reconnaître parfaitement son compagnon d’infortune. Le premier mouvement fut de voler vers lui ; mais, après réflexion, la pauvre craintive n’osa pas. Un pressentiment secret la retint. Son ame blanche ne pouvait soupçonner ; mais, frappée déjà par tant de souffrances, victime de tant d’infamies et de crimes, elle en était venue à réprimer, timide, les élans de son cœur. Cependant, une pensée subite, et qu’elle oublia aussitôt, vint à son esprit. Aurait-elle pu, à la place d’Antarès, s’arrêter ainsi tranquillement et manger seule ?… N’importe, ses lèvres n’eurent aucun reproche. Néanmoins, sans oser s’en avouer la raison, elle n’osa entrer.

La pensée que son protecteur ne souffrait pas comme elle, et, l’espérance, cette trompeuse maîtresse dont on ne peut se défaire, se réveillant toute souriante, lui donnèrent du courage. Le courage donne traîtreusement la force comme l’ivresse crée l’esprit. — Ophélia atteignit les galeries de la Comédie-Française, et quelques minutes après elle entrait dans sa triste et froide chambre. L’aspect de ces quatre murailles, où elle souffrait toujours, et de l’ame et du corps, la navra. Sa poitrine brûlait. Le froid de l’eau lui fit du bien.

Sept heures sonnèrent. Son regard alangui se porta à sa fenêtre, sa pâle main leva le rideau. La croisée d’en face était ouverte, mais personne ne paraissait. Elle fut à sa couche et s’y laissa tomber.

Une heure s’écoula. — Une heure dont chaque seconde était une douleur.

Enfin, un bruit se fit entendre à la porte. Antarès entra. Ainsi que nous l’avons vu, le matin de ce même jour, son visage portait une expression désespérée, découragée, fatiguée.

Ophélia se dressa sur la couche, et, sans mot dire, tendit ses deux bras. La pose implorante de cette belle enfant, que la faim tuait, eût remué le cœur le plus gangrené d’égoïsme. Sans répondre à cette invitation touchante, Antarès s’affaissa sur un siège.

— Ma pauvre fille, murmura-t-il, d’une voix lente et navrée, je suis désespéré !… J’ai demandé, j’ai supplié, j’ai tendu la main, mes yeux ont pleuré. Tout a été inutile, personne ne s’est retourné !… On passe vite pour l’oublier vite, devant l’homme qui implore !…

— Et, depuis ce matin…

— Je marche.

— Depuis ce matin, vous n’avez pas mangé ?

— Non. Maintenant, c’est fini, je n’espère plus rien. En traversant la Seine, j’ai eu la pensée de m’y précipiter ; mais, un souvenir a rappelé mon courage.

La jeune fille, la tête inclinée vers sa poitrine, ne répliqua rien. Devant l’expression désolée de cet homme, elle douta. Mais, ses yeux n’avaient pu la tromper. Un mystère horrible croupissait sous le masque de ce traître. Aussi, demanda-t-elle d’une voix craintive :

— Mais, vous devez souffrir affreusement ?

— Je souffre toujours depuis longtemps.

La voix d’Antarès sortait sombre et presque farouche. C’était l’accent d’un malheureux qui s’insurge contre la persévérance d’une destinée fatale.

— Mais, de faim ? — interrogea-t-elle plus directement,

— Faim !… Oui, il y a longtemps que nous avons déjeuné !… C’est vrai, j’oublie dans mes tortures de l’ame, toute douleur personnelle. Je suis fatigué… Le sommeil fera taire la faim, peut-être !…

— N’avez-vous pas soif ?

— Soif ? non ; j’ai faim.

Cette réponse fut une révélation pour Ophélia. Antarès la trompait. Devant la monstruosité de ce drame, elle frissonna. Ce fut un éclair qui illumina tout son passé. Cet homme, si inébranlable dans son atrocité, d’une hypocrisie si épouvantable, l’effraya. Elle reflua dans le silence toute parole inquisitive de peur d’allumer le soupçon chez son bourreau ; car, celui qui la faisait mourir de faim, pouvait pour un mot la tuer. Son corps s’affaissa sur le lit et ses yeux se fermèrent, comme cédant à un sommeil ou à un évanouissement. Antarès, croyant à un commencement d’agonie, se leva sans bruit et se dirigea vers sa chambre, comme un acteur qui rentre dans les coulisses.

Quand la porte fut fermée, Ophélia se redressa dans l’obscurité, blanche comme une morte. À genoux sur sa couche, elle pria ; mais, sa prière fut courte, car, le vertige s’emparait d’elle. — Silencieuse comme une ombre, la jeune fille marcha vers la croisée que frappaient les lueurs de la lune. Ses yeux, habitués aux ténèbres, distinguèrent aussitôt en face la tête du jeune homme. Elle ouvrit sans bruit.

Au même instant, un billet attaché à un bouquet, tomba à ses pieds. Ophélia ne décacheta pas la lettre, mais à la lueur du dehors, avec un crayon, elle écrivit sur l’enveloppe :

« J’ai rêvé de mon bon ange. Puis-je espérer de lui protection, respect et secours ?… »

Le bouquet alla retomber aux pieds de Robert.

— Oui. — Cria bas le jeune homme à travers l’espace étroit de la rue.

— Qui me répond de vous ?…

— Je vous le jure !…

— Sur quoi ?…

Robert rentra dans la chambre, et deux secondes après, lança dans celle d’Ophélia, un petit médaillon, entourant une miniature. Le papier qui l’enveloppait, contenait ces deux lignes :

« C’est le portrait de ma mère. Si je vous trompe, vous y cracherez dessus, vous le briserez et le jetterez dans un égout !… »

La jeune fille se dirigea vitement vers la porte. Avec toutes les précautions possibles, elle fit jouer la serrure, s’arrêtant aux moindres grincements de la clé, tremblant de voir tout à coup la chambre d’Antarès s’ouvrir. Mais, quel fut son effroi, d’entendre le même bruit dans la porte de ce dernier !… Une main faisait lentement glisser le pêne !… Antarès ne dormait pas et s’introduisait auprès de sa victime, pour être témoin peut-être du dernier acte de son œuvre.

En face de ce danger, Ophélia conserva son sang-froid. Dans le bruit d’un roulement de voiture, elle entrebâilla la porte et s’élança dans l’escalier de bois. Robert l’attendait dans la rue. Elle vola vers lui, prit sa main et l’entraînant au loin, s’écria :

— Fuyons !…

Ils marchèrent d’un pas précipité, sans se parler, pendant un quart-d’heure. L’Écossaise épuisée s’arrêta.

— Vous faiblissez !… Dit le jeune homme en l’entourant de son bras.

— Oh ! sauvez moi !…

— Oui, mais, que vous faut-il, parlez ?… S’écria l Robert tout ébahi des proportions mystérieuses dont s’affublait son aventure.

— Vous m’accorderez ce que je vais vous demander… Vous me le donnerez… Et, puis, vous me laisserez seule… Vous vous tiendrez à l’écart… sans me voir !…

— Mais, dites, que voulez-vous !…

Ophélia se redressa par un dernier effort, tendit son bras vers une boutique, et d’une voix râlante et avide, elle s’écria :

— Un morceau de pain !…