Adolphe Delahays, éditeur (p. 259-272).

XXI.

Un cas d’Amour subit.

Revenons à Paris. Nous y rencontrerons un de nos personnages, Robert de Rolleboise.

Ce ne fut pas sans une inquiétude secrète que le jeune homme revint dans le monde qui l’avait tout à coup perdu de vue. Il s’effraya de l’existence expansive qui succéda tout à coup à la vie contenue de Londres. Le regard de la foule pesa sur lui.

Les jours s’étaient enfuis. La blessure faite à son orgueil n’offrait plus qu’une trace presque effacée. Son cœur ne pensait que parfois à Mathilde. Sa passion s’éteignait ; mais les événements dans lesquels une main fatale l’avait conduit l’épouvantaient. Accroché aux déchirures du gouffre, il frémissait sous l’action du vertige. Ainsi que bien des hommes, il pouvait rêver d’une existence étrange et romanesque, mais la réalité de ce rêve l’accablait comme un cauchemar. Que n’eut-il point sacrifié pour détruire ce passé, se rejeter hors du cercle qui le retenait !… Mais il n’avait encore traversé que la partie laborieuse du drame, l’heure suprême lui était réservée, et, d’avance, il se complaisait à cette mise en scène vengeresse.

Paris, rêve ; Londres, réalité. Ici on désire, là bas on aime. Il y a sur le bord de la Seine une classe de jeunes gens oisifs qui emploient exclusivement leur jeunesse à l’amour. C’est du moins ainsi qu’ils nomment ce sentiment brutal et cavalier qui a cours dans certains boudoirs. Puis, un jour, lassés de femmes de plaisir et de divinités de théâtre, inertes auprès des visages plâtrés et des cœurs passés au chloroforme, ils se marient. Et, tout ébahis, ils considèrent leur jeune épousée comme un phénomène. Ils se croient désillusionnés du spectacle de l’amour et n’en ont vu que les décors. Leurs mœurs ignorent les préludes, les mystères, les grandes joies silencieuses que procure le cœur à son éclosion. Mais, ce qu’il y a de triste, c’est qu’après avoir perdu les fois et les réalités de la jeunesse, ces pauvres personnages rentrent dans leur province, se posent en réductions de Richelieu et de Brummel, et calomnient les femmes de Paris. Pour eux, Paris c’est le quartier Bréda ; leurs fêtes sont uniquement des orgies chez un restaurateur en renom avec des écuyères et des lorettes, c’est-à-dire des filles de chambre et des cuisinières de belle venue enlevées de leurs antichambres et de leurs cuisines. Les allures de ces jeunes bourgeois composent une bouffonnerie qui m’a toujours réjoui et réunissent largement les deux éléments du burlesque, — sottise et ridicule. — Pendant que ces beaux sportsmen courtisent des hétaires et des actrices plus laides qu’eux, les crétins et les niais s’attaquent à la véritable femme et réussissent. Et le spectacle de ces choses constitue une des bonnes joyeusetés du siècle !… Voyez les donc passer ces belles filles pâles comme des corolles de serres-chaudes. Leur bouche est dédaigneuse, leur regard limpide et menteur. Elle raille faussement ce jeune homme qui lui parle. Toute la foule l’admire. L’adolescent lui lance en dessous une œillade craintive, l’homme lui envoie détroussement un coup-d’œil qu’elle saisit, le vieillard se retourne et s’arrête sans vergogne. Ah ! elle est bien belle, bien splendide cette pâle jeune fille que sa mère étale ainsi. Eh bien, ajournez-la à l’heure de la grande action de la vie chez la femme, au mariage. Elle se parera blanchement, ce jour là, car la pauvre vierge sera pure encore… elle n’aura aimé que son confesseur, — un maître de langues stupide et crasseux, — un vieux lion portant perruque, — un valet de la maison de son père !… Et la belle fille épouse un butor, un thersite qu’elle aimera, choyera, et qui la rendra jalouse !

Aux heures de réflexion, Robert s’effrayait du passé. Son orgueil ne saignait plus. Il lui fallait ramasser en lui tout son courage.

Toutefois, il existe un amour qu’il n’avait pas goûté. Une femme l’avait rendu insensé, mais son cœur lui disait tout bas qu’un cœur de vierge pouvait le faire heureux. Heureux !… Hélas ! n’était-il donc pas descendu dans un cercle où la haine seule devait présider à ses rêves !… Son cœur pouvait-il se rallumer ?… Il marchait désespéré dans sa voie fatale, maudissant l’heure mauvaise pendant laquelle cet impitoyable génie le saisit.

Certainement, il est des êtres, je ne veux pas dire des hommes, des êtres qui vivent sans amour, qui rient de ceux qui aiment. Des individus occupés de hausse et de baisse, regardant une femme comme on fait d’un paysage, ou bien encore partant à sa vue d’une exclamation stupide, pareils à ceux qui s’extasient à froid devant une toile ou une mélodie qu’ils ne comprennent pas. Ces hommes sont des esprits supérieurs ou des imbéciles. Les esprits supérieurs sont rares.

Robert ne comprenait pas la vie au-delà de l’amour, mais il n’était pas non plus si pauvre de rêves que de l’accepter en-deçà. D’ailleurs, dans le milieu intelligent où il vivait et où l’on exprime de l’existence toutes les sensations contenues, il lui était impossible de demeurer inerte. À Paris, il faut être boutiquier, connaître la tenue des livres en partie double, lire chaque soir la séance du jour dans le Moniteur, pour ne pas être emporté dans le torrent vertigineux des passions. Robert, par sa fortune, vivait à l’abri du commerce ; sa haute sagesse écartait la politique ; il ne lui restait que le monde. Or, le monde l’effrayait ; et cette recherche d’isolement ne faisait qu’augmenter l’attention. Ainsi que l’homme qui défaille dans la rue, à qui il faut de l’air et que la foule étouffe en l’entourant, de même lui aussi redoutait-il les regards de la cohue curieuse. En effet, on l’avait remarqué. Ce jeune homme farouche, mystérieux, toujours face à face avec une pensée obsédante, occupait les uns, intriguait les autres. On le croyait amoureux, on le croyait fou ; lui seul savait son malheur.

Incapable de surmonter sa destinée et de l’assouplir aux besoins d’une vie nouvelle, il faillit dans un affaissement moral. Le monde le perdit de vue. La solitude s’en empara, Cette solitude brutale de Paris qui travaille si violemment ceux qui s’y plongent et les rend après idiots ou forts,

Un jour Robert sortait des galeries du Palais-Royal ; il était pensif et morose. Heures tristes où la pensée pèse sur le cerveau de tout le poids de la raison, moments où le bruit incommode, où la foule gène.

Les voitures se croisaient ardentes et rapides. Robert se jeta dans la rue de Valois. Ce quartier sombre, ce pâté de maisons déchiré de trois ou quatre impasses tortueuses dans lesquelles on n’ose s’aventurer, le distraya. Son regard inquisitif et curieux cherchait à pénétrer dans les allées obscures, à deviner l’intérieur de ces demeures enfumées. Il se complut à cette tranquillité soudaine. Sa marche était lente, sa tête se balançait rêveuse. Un visage apparut à une fenêtre. Le regard de Robert tomba sur ce visage. C’était une femme.

Indubitablement, il existe une affinité réelle, une tendance de rapprochement entre certains êtres. Il est une loi fatidique qui nous régit et que nous nommons le hasard, une attraction mystérieuse et occulte qui nous conduit. Robert subissait cette influence lorsque le lendemain, à la même heure, il traversait la même rue, la rue des Quinze-Vingt. Il n’avait point pensé à cette tête, n’avait point attendu le moment pour sortir ; mais, n’importe, tout en rêvant à d’autres sujets, ses pas le conduisirent à cette même place. Pourquoi cette femme s’accouda-t-elle, elle aussi, juste quand il passa ? Par habitude, peut-être.

Robert fit la remarque que c’était une jeune tête. Avant de quitter la rue, il se retourna. Le lendemain, une seconde observation vint se plaquer à son cerveau. Ce visage réunissait deux avantages : jeunesse et beauté. Cette fois, lorsqu’il se retourna, la jeune femme se retirait lentement.

Dans son existence, ainsi qu’il se l’était arrangée, cette apparition fut un événement. Il y réfléchit. L’amour est une épidémie endémique qui frappe surtout les jeunes gens de dix-huit à vingt-huit ans. Ce n’est pas une affection dangereuse. La nosologie peut lui opposer plusieurs remèdes efficaces, mais pas un préservatif. C’est tout l’opposé du choléra.

Rolleboise aimait-il ?… Non. Mais il ressentait peut-être un faible prodrome du mal. Une légère vapeur flottait sur sa pensée errante. Il revint dans la rue des Quinze-Vingt.

Une fois la croisée se trouva close. Le reste du jour Robert fut triste ; et, le soir, il reconnut avec effroi qu’il était amoureux. Généralement, un mal qui ne menace pas de conduire au tombeau n’attire la commisération de personne. On n’en meurt pas, voilà tout ce qu’on dit. La douleur n’est comptée pour rien. On s’effraye plus d’une mort subite que d’un trépassement laborieusement conquis à l’aide de toute une pharmacopée. C’est, certes, mal employer sa pitié. Ainsi, je plains celui qui souffre de l’amour autant que celui qui souffre des dents, c’est-à-dire beaucoup. Et, c’est sans doute parce qu’il est terrible qu’on nomme ordinairement ce dernier, mal d’amour.

Robert était donc amoureux, étourdiment amoureux, sur la seule foi d’un visage. Il y a des personnes qui considèrent l’amour d’un point de vue très restreint. Une tête vue de face leur suffit ; jamais ils ne penseraient à tomber en amour pour une femme dont ils ne verraient que la nuque. Le sens génésique est un sens bien bouffon. Après cela, je ne suis pas loin de croire à la seconde vue en matière amoureuse. Bien sûr, un amant, sur le simple aperçu d’un regard, d’un sourire, bâtit sans erreurs, par perception, dans son cerveau, les choses cachées, le corps, l’esprit, le caractère. Il continue les lignes, et si une réalité défectueuse vient se dresser devant lui, ce n’est qu’après l’évanouissement du fantôme créé par l’amour et que le désamour écroule.

Rolleboise avait tout oublié. La forme seule de son caractère se plaisait à l’étrangeté de cet amour. Aussi marchait-il prudemment dans cette passion émergente. Cette jeune femme ainsi aperçue à une fenêtre terne d’une maison haute et pauvre, avait une beauté souffrante. Son visage pâle se couronnait d’une chevelure blonde abondante et délicate. Son front pur pensait sans rêver, ses yeux s’ouvraient doux et tristes, et sa bouche un peu amère comme un sourire de désespérance, disait un cœur aimant qui s’éteint. Quand le jeune homme passait, elle lui donnait le regard que le prisonnier accorde au rayon de soleil qui tombe dans sa nuit, et sa physionomie revêtissait peut-être l’expression abattue d’une ame incrédule au bonheur. Ah ! de tous les doutes, c’est bien là le plus navrant, le seul qui empoisonne toutes les espérances !…

Le jeune homme l’aimait d’un amour austère. Car, il est des femmes pour lesquelles on désire des fêtes, des rires, des joies bruyantes, d’autres à qui l’on donne la solitude, un cœur qui soit l’écho de son cœur, une extase silencieuse, un sourire triste, une larme. Telle était la forme de son affection. Il avait deviné le cœur de cette femme, et sans s’inquiéter du mystère qui pouvait l’entourer, son ame, sans effort, s’était soumise à cette contemplation sérieuse, à ce ravissement mystique. D’ailleurs, les objets proches influent toujours sur la nature d’un sentiment qui nait. Ainsi, en ces jours, son cœur vivait contenu, livré à un bourrellement rongeur, puis le ciel pesait grisâtre, la rue était solitaire, la maison noire, la fenêtre pauvrement garnie, et tout cela bâtissait un cadre sombre à une physionomie bien mélancolique. Hélas ! cet amour ainsi éclairé par le reflet d’une larme est peut-être le plus vrai, celui qui se rapproche le plus de l’ame !…

Puissant magnétisme que celui que l’œil rayonne !… Fluide étrange qui pénètre les corps, calme ou galvanise ! Que de fois la jeune fille a rêvé toute la nuit du regard d’un jeune homme qui passait, d’un inconnu qu’elle sait ne jamais revoir. Ainsi, Robert et sa mélancolique inconnue se sont regardés ; deux rayons invisibles se sont touchés, et, depuis cet instant, ou plutôt cette commotion, une révolution s’est opérée en eux-mêmes. Les rayons antipathiques se repoussent. Si belle que soit une femme, il arrive qu’on reste insensible à son regard. Alors les deux caractères se combattent. Nous ne reculons donc pas de formuler ici un axiome incontestable. Ne vous retirez jamais par faiblesse d’une femme dont le regard a agi sur vous, car, si vous persistez, cette femme vous aimera.

Sans dire un mot, ces deux jeunes gens, à toute heure du jour, réunissaient leurs pensées. Tous les deux, chaque soir, entraient dans un songe heureux, et le matin dans la pénombre du sommeil savouraient leur rêve noyé d’une demi réalité. Les sensations de l’aube de l’amour sont les plus douces. Le parfum enivre plus que le goût. C’est fort triste, surtout pour les gourmands. Et, qui n’est pas un peu gourmand en toute chose, si ce ne sont les sots et les vieilles protestantes.

Cependant, bien qu’il fut amoureux, Robert n’agissait pas étourdiment dans son bonheur. Se plaisant aux fleurs et aux senteurs du chemin, il marchait lentement. Jamais on ne verra un homme intelligent hâter le dénouement en amour, précipiter les phases. Certains, même, retardent les préludes, paressent sur une situation qui plaît, font séjour dans une incidence imprévue. Mais peu de femmes comprennent cette théorie. Moins sages que nous, elles bouleversent tous nos plans. Les femmes ne savent pas aimer.

Après tout, l’amour n’est pas une chose gaie, et je lui préfère beaucoup le caprice, par la même cause que le vaudeville me plaît quelquefois bien mieux qu’un poème. Pour un seul amour on a bien des caprices !… L’amour, c’est le sentiment en lingot, le caprice, c’est le même sentiment monnayé.

Ainsi, lorsque Robert eut bien éprouvé toutes les premières sensations, trituré minutieusement les derniers grains essenciés, il pensa à faire un pas en avant. Un jour, ayant pénétré dans la rue des Quinze-Vingt, il jeta un regard sur les maisons faisant face à celle qu’habitait l’inconnue. Une planche peinte, placée sur l’imposte d’une petite porte étroite, indiquait un hôtel meublé. Un de ces hôtels mystérieux, obscurs dans lesquels il doit se passer nécessairement des choses inquiétantes. Un nom modeste, une enseigne fruste lavée par la pluie, une allée noire close par une claire-voie qui claque en se fermant. Les croisées sont toujours voilées de rideaux jaunes ou rouges, jamais aucune main ne les secoue, jamais aucun visage ne s’y montre. J’ai toujours pensé que les étrangers n’allaient point dans ces hôtels, que c’était seulement hanté par des êtres à part, qui flairent le lieu, que l’on connaît. C’est toujours dans ces établissements que s’accomplissent les suicides étranges, les désespoirs amoureux, que se font les arrestations de basse politique. Celui-ci s’intitulait : Hôtel de l’Aunis.

Robert se jeta dans la noire allée indécis s’il irait au-delà. Mais la portelette en retombant sur son loquet fit entendre le bruit familier à l’oreille d’une espèce de vieille femme qui aussitôt passa sa tête au vasistas de la loge. On aurait dit la tête d’une condamnée ressortant en dehors de la guillotine sous le couteau qui descend dans la rainure.

Rolleboise avait un extérieur convenable, aussi la concierge porta-t-elle sur lui un regard soupçonneux. Il demanda une chambre au troisième sur le devant. La vieille tête rentra dans l’intérieur et deux voix chuchotèrent. Enfin, un court moment écoulé, une femme moins vieille que la première, salement mieux mise, ayant de ces visages qui ont l’air d’avoir été passés aux orties, lui grimaça un sourire à tout faire et un regard sirupeux. Cette suintante personne passa devant, non pour éclairer, ce qui eut été nécessaire, mais pour guider dans l’escalier tournant ce haut personnage qui lui représentait une pile de six à huit pièces de cinq francs par mois.

À mesure qu’ils montaient, le jeune homme entendait derrière lui des portes s’entr’ouvrir discrètement et des ombres curieuses s’aventurer sur les paliers. Sans doute, il était étonnant de voir quelqu’un, un étranger demander sérieusement un appartement. Paris seul vous montre des lieux de ce genre. Des hôtels où l’on ne loue pas, des cafés où l’on ne consomme pas, des magasins où l’on ne vend pas. Quel est le nouvel esprit boiteux qui nous dira ce qu’on y fait ?…

Enfin, on introduisit le jeune homme dans une pièce exactement semblable à toutes les chambres garnies. Le prix ne fut pas discuté. Demeuré seul, Robert s’avança discrètement vers la croisée protégée de rideaux poussiéreux et parsemée de malhonnêtetés de mouches. En face s’accoudait la jeune femme.

Le cœur de notre amoureux s’ébattait à tout rompre. Chez l’homme le cœur est comme le pendule dans une horloge, seulement il est moins réglé. C’était bien la belle figure entrevue de loin, plus belle même encore, mais aussi plus triste, peut-être. Rien ne passait dans la rue ; ainsi un rêve l’occupait seul. Or, à quoi rêvent les jeunes femmes ?… Puis son regard indifférent s’arrêta sur la fenêtre toujours close de l’Hôtel de l’Aunis. Elle aperçut une tête et pâlit. Hélas ! aussitôt le pauvre Robert vit disparaître sa belle apparition. Il attendit une heure, mais la croisée ne se rouvrit plus, aucune ombre ne glissa sur le rideau. N’importe, il s’estimait heureux. Elle avait pâli et s’était retirée à sa vue. Cette dernière circonstance annonçait qu’il était connu, mais la première lui glissait bien un peu dans l’oreille qu’il était aimé. Robert arpentait donc la petite chambre tout joyeux. Son cœur rayonnaît sur le misérable luxe grelottant autour de lui. Les meubles lui paraissaient moins ternes, les lithographies moins grotesques. Il accueillit gracieusement son hôtesse qui lui portait des flambeaux en enluminant ses rubéfactions d’un sourire onctueux. Elle lui présenta un grand livre ouvert dont les pages étaient rayées en deux sens et portaient des indications imprimées. Le jeune homme, peu habitué à ces sortes de logements, ne comprit pas le geste de son hôtelière. Celle-ci lui demanda ses noms, son âge, sa profession et le lieu de sa naissance. Robert compta le prix de la location et pria la propriétaire de l’Hôtel de l’Aunis, comme l’orthographe de son nom était assez ardue, d’inscrire le sien à la place. On ne répliqua rien à cet étrange arrangement, et le jeune homme laissé seul éteignit ses flambeaux. Il était nuit. Mais la fenêtre d’en face ne s’éclairait d’aucune lueur. La soirée s’écoula ; onze heures sonnèrent ; les bruits de la rue Saint-Honoré et des alentours du Palais-Royal commencèrent à s’apaiser.

Rolleboise ouvrit ses croisées sans bruit, mais resta dans l’obscurité de la chambre. Assis dans un fauteuil, le regard fixé sur les vitres de la maison opposée, il pensait. En effet, c’était la première fois qu’il daignait lever la tête pour voir une femme à une fenêtre ; et, ce qu’il n’avait jamais ressenti dans le monde où se tiennent les jeunes filles de réserve pour les jours de repos, une inconnue le lui faisait éprouver. Après tout, cette intrigue se présentait sous la forme d’un premier chapitre de roman ; il l’eut acceptée pour cette seule raison. Mais son cœur aussi était en émoi, et Robert était un de ces rares hommes qui sont esclaves de ce viscère.

Il savourait son amour. Livrée à elle-même, son imagination enfantait des pyramides d’hypothèses et bâtissait sans lassitude des splendides châteaux en tous pays. Les intelligences vives aiment plus dans l’absence que réunies ; leurs rêves dépassent la réalité. Les têtes géométriques seules peuvent s’exclamer dans la possession et pousser le hura du bonheur. Pour ceux-là la lune de miel se lève honnêtement à l’horizon, mais pour les premiers elle apparaît d’abord au zénith, et, par conséquent, doit toujours descendre. Les femmes sont désespérantes ; elles aiment toujours par le même système et traversent immuablement les mêmes phases. Je les ai même toujours soupçonnées de ne jamais s’aventurer dans une passion sans un thermomètre.

Enfin, une lumière apparut dans la chambre mystérieuse. Une ombre se dessina sur le rideau. Robert, doué de cette double vue que la nature accorde aux amoureux, reconnut celle qui possédait sa pensée. Mais une silhouette plus grande vint se placer à côté d’elle. Les mouvements étaient prompts, les lignes plus nettes, c’était un homme. Le jeune Rolleboise prenait place parmi ceux qui ne sont pas jaloux. Il sentait son amour si fort, il croyait tellement à une puissance de sentiment, il doutait si peu de son cœur que la présence d’un tiers ne l’inquiétait nullement. Il eut pu regarder farouche une belle femme déjà possédée que ses sens auraient désirée, mais pour une jeune enfant que son ame adorait, rien ne pouvait ébranler son culte.

La grande silhouette disparut et la lumière avec elle. Les horloges sonnaient minuit. Le ciel couvrait une de ces belles nuits de la fin d’automne, et la lune répandait ses rayons pâles sur toutes les maisons d’un côté de la rue. L’ombre protégeait la fenêtre de Robert.

La croisée ouverte sans bruit, la jeune femme se plaça sur l’accoudoir et porta ses regards au ciel. Les blanches lueurs frappaient sur son blanc visage. Elle parut à Rolleboise belle comme une madone, et il s’en applaudit, car, malgré l’amour, la vanité de l’amoureux est toujours flattée d’une beauté réelle. Le jeune homme la dévorait du regard, la fascinait de toute son ame, aussi la belle tête cédant à l’attraction de ce magnétisme véhément, laissa retomber son regard dans l’obscurité. Elle vit. L’amour centuple toutes les facultés des sens. Elle voulut rentrer, mais vainement ; son regard était cloué, retenu par un lien invisible.

Robert, sans le secours d’une lumière, traça au crayon quelques phrases sur une carte. Dans l’obscurité, sa main tomba sur quelques fleurs oubliées la veille peut-être par des amoureux heureux, et qui, tristement, prenaient un pédiluve dans un vase bleu. La vie d’une fleur est quelquefois un roman. Ce pauvre bouquet fut attaché à la carte et son poids secourable conduisit le papier à sa destination. Mais aussitôt la femme disparut et la croisée se referma. De Rolleboise quitta l’Hôtel de l’Aunis excessivement heureux. Puis, s’arrêtant comme saisi d’une réflexion subite :

— J’ai déjà rencontré cette femme !… se dit-il.