Adolphe Delahays, éditeur (p. 249-258).

XX.

Le Vampire.

Lodore habitait près du carrefour de Holbornhill, dans Snow Street, petite rue courbe et hargneuse. Sa maison avait une physionomie inquiète. Comme le maître, l’appartement du lord était mystérieux.

Cela représentait une salle si profonde et si inégalement éclairée, que les meubles éloignés se distinguaient confusément. Sous des tentures noires si lourdes qu’elles oscillaient longtemps après que l’air venu d’une porte les avait frappées, se cachait trapu un lit plat. De ces couches dures et sournoises que n’aborde jamais aucune femme.

Cet appartement n’avait pas de luxe. Aucun cadre, aucune toile n’ornait les boiseries. Seulement, nous savons qu’il existait au fond de l’alcôve un tableau d’un style étrange et d’une teinte blafarde comme la pénombre chagrine qui le baignait. Cette gravure rendait sans doute quelqu’épisode funèbre de quelque roman à sourde et sépulcrale mise en scène.

Il est des caractères qui ne s’ouvrent jamais. Des hommes toujours mystérieux, même avec eux-mêmes ; soupçonneux du silence comme du bruit ; tel était Lodore.

Toutefois, le soir où nous entrons dans la maison de Snow-street, il affluait dans le cerveau de cet homme, des idées inexplicables. Sa figure ossue, se crispait agitée ; ses yeux lançaient des feux comme du phosphore. Il marchait dans toute la longueur de sa chambre, sans vitesse, sans bruit. Les rideaux de l’alcôve ne l’arrêtaient pas, il s’engouffrait dans le noir et pendant un moment la salle paraissait abandonnée ; mais, peu à peu les tentures s’agitaient et l’ombre mouvante reparaissait tout à coup.

Nous voici en face d’une tête que nous n’osons esquisser. Un personnage pour lequel il faut écarter des détails, jeter des hachures inachevées. Nous avons beau le repousser dans les ombres éloignées, dans un fond obscur de notre toile, nous craignons toujours qu’elle ne ressorte trop. Or, cette monstruosité qui nous effraie, cette infirmité morale que nous redoutons d’étaler, n’a pas sursailli dans notre cerveau, on le sait[1]. Le romancier dans toutes ses débauches d’imagination, dans ses rêves d’étrangetés, n’aurait jamais pu atteindre une conception semblable. Seulement, il a plongé courageusement sa main dans le réalisme, et le hasard l’a conduit sur une atrocité, une bouffonnerie barbare de la nature.

Il est un mot de tréméfaction, d’épouvante pour quelques-uns, toujours bien inoffensif pour nous, que le lecteur victorieux, ce lecteur plus positif qu’un chiffre, qui lit les romans avec des yeux farouches, jette à la face de l’écrivain — invraisemblance ! Ce substantif ne nous tourmente pas aujourd’hui, ce ne sera pas à nous qu’on l’adressera.

Lord Lodore marchait, ou plutôt glissait toujours. Une lampe calme comme un cerveau académicien répandait sa lueur immobile.

Lodore parlait peu ; aussi, sa voix n’avait-elle pas un timbre déterminé, sûr. Sa parole, commençait sourde, mais, en s’activant, elle devenait forte.

Peu à peu un murmure troubla le silence ; l’allure du marcheur devint saccadée, heurtée. Il parla.

— Oui, quand je m’examine froidement, je m’effraie !… Plus j’avance dans la nuit, plus ma résolution tombe, plus ma volonté faiblit. Je suis sans force, sans énergie devant cette puissance funeste ; il est une main maudite qui me pousse en avant et je ne puis l’éviter ! Cependant, je veux m’arrêter, me rejeter hors de cette voie épouvantable, me régénérer !… J’en ai fait le serment. Par respect pour moi-même, je le tiendrai. Oui, oui, je violenterai cette passion monstrueuse, dont la pensée aux moments de calme, me fait dresser les cheveux !… Je n’irai pas !… Ah ! je suis malheureux !… Peut-être y aurait-il un remède, mais je n’ose le demander. Peut-être, existe-t-il un homme qui peut me guérir, mais je ne le connais pas !… Ah ! s’ils le savaient tous, ils s’effrairaient de moi, et ne me plaindraient pas !… Et, pourtant, ce n’est pas une folie, je suis calme, j’ai toute ma raison. Ah ! ah ! désespoir ! Plus je suis calme, plus cet abîme m’attire, plus mes rêves s’exaltent horribles !… Certainement, il est en moi deux natures. La nuit, je ne suis plus le même, je me transforme, j’oublie, et une scène épouvantable se dresse devant moi. Les obstacles s’ouvrent en face de mes pas, les douleurs se taisent, mes yeux magnétisent… Puis, après, je m’éveille d’un cauchemar tourmenté, d’une nuit lassante, et j’ai peur de mon rêve ! rêve ?… non, réalité !… Et voilà dix ans que je vis ainsi ! Oh ! je me le rappelle, le jour de cette révélation affreuse ! J’avais vingt ans ; mes sens dormaient encore. Pourquoi ?… Ah ! parce que je suis laid, les sourires de femme ne s’adressaient pas à moi, je sentais les railleries tomber brûlantes sur mon cœur. Oui, vous avez ri de moi, de mon visage mal fait, de mon esprit sombre et méchant. Mais, par des nuits de colères et de fureur, qui donc s’est vengé, mes belles rêveuses ? Mais, comment cette pensée surgit-elle dans mon cerveau ? Mystère. C’était un jour sombre, je passais devant une église ; le glas sonnait, on entendait les chants funèbres et j’eus une secousse. De ce moment, je fus perdu ! Ah ! je suis bien malheureux !… — Il est minuit, le temps est noir, les rues sont seules ; oui, oui, c’est bien ainsi qu’il me faut les nuits !… Oh ! une fatale ivresse me gagne, cette obscurité m’attire, mon cerveau me jette des flots d’illusions hallucinantes. — J’irai. Oui, j’irai encore cette nuit, ma dernière ; après ce sera fini, oui, fini pour toujours. Faiblesse humaine ! Comme je me trompe… Non, si j’y allais ce soir, j’irais demain, puis, la nuit suivante jusqu’à la fin. — J’aurai du courage, de la force. Je resterai. Oui, la lutte sera terrible. Ma funeste nature va me broyer dans de robustes étreintes, mais je la vaincrai !…

Le malheureux, la tête dans ses mains crispées, paraissait se débattre d’une obsession impétueuse, d’une attraction véhémente. Il se défia de lui-même. À sa résolution faiblissante, il appela l’aide d’une barrière matérielle. — Il ferma sa porte à deux tours, ôta précipitamment la clé de la serrure et la jeta dans la rue. Puis ayant clos violemment ses croisées, il se dit d’un ton saccadé et bas :

— Me voici enfermé, je ne sortirai pas !…

Il entra dans son alcôve, se jeta sur son lit et tout redevint silencieux. La passion est coercible, mais, comme la vapeur. La compression centuple sa puissance.

Une demi-heure s’écoula. Les tentures remuèrent ; une ombre sortit de l’obscurité. C’était bien Lodore, mais non plus la même physionomie. Le calme s’étendait sur son visage, qu’animait une légère expression d’un sensuel étrange. Ses yeux perçaient ; la lutte était finie.

Il s’avança tranquillement vers la porte, et ne pouvant l’ouvrir, s’arc-bouta contre elle. Les ferrures grincèrent, la clinche et le pêne crièrent, mais, malgré une force extraordinaire, la porte demeura inébranlée. Cet homme tourna deux fois autour de sa chambre, autour de sa cage. Il hissa sa croisée et plongea un regard dans la rue. Les maisons ne sont pas hautes à Londres.

Froidement, sans fièvre, sans précipitation, il retourna vers sa couche, en sortit les draps, les roula en corde, et attachant une extrémité à l’accoudoir de la fenêtre, il rejeta le tout dehors. Avec autant de calme que s’il eût franchi le dossier d’une banquette, il enjamba le balustre dormant, et accroché aux draps enroulés, il glissa presque jusqu’au sol. Tout à fait dans son bon sens, il chercha la clé qu’il avait jetée, la mit dans sa poche, et se dirigea sans hâte, dans Farringdon-Street, vers Blackfriars bridge.

Lord Lodore avançait d’un pas ordinaire, la tête inclinée devant comme quelqu’un qui réfléchit ou plutôt qui se comptait dans la futurition d’un fait. Il descendit Great-Surrey-street, prit à main gauche London-Road, et s’engagea après dans la longue perspective de Kent-Road. L’horloge de l’embarcadère du chemin de fer de Douvres sonna une heure.

Lodore marcha longtemps, mais sans hâte. Enfin, il s’arrêta presque hors ville, devant un mur ; — le mur du cimetière de New-Cross.

L’atmosphère ne se mouvait pas ; le bourdonnement de la grande ville s’était apaisé. N’eût été le brouillard des nuées rougeâtres au-dessus de Londres, on aurait pu se croire en pleine campagne, loin des hommes.

Il n’y a pas un grand nombre d’années qu’on a établi à Londres des cimetières comme à Paris. Avant on inhumait dans les church-yard, c’est-à-dire, autour des temples. Cet usage est encore observé dans les villes anglaises. Mais, jugeant avec raison que ces foyers de pestilences placés au cœur d’une grande cité, pouvaient influer d’une manière funeste sur la santé publique, on ouvrit quatre nécropoles en dehors. New-Cross est la plus modeste ; c’est le cimetière Mont-Parnasse de Londres.

Les anglicans ne sont pas fastueux pour leurs morts. Une simple pierre sur laquelle est gravée un verset de la Bible, parfois, mais rarement, une colonne tronquée, et c’est tout. Ces soins touchants que l’on observe religieusement en France, surtout à Paris, ces tombes couvertes de fleurs, cette continuité de vie qui semble poursuivre la mort jusqu’au fond du tombeau, tout ce qui dit aux étrangers le souvenir est inconnu en Angleterre. Les allées sont formées de cyprès noirs et de sapins verts.

Dans l’obscurité, l’ombre de Lodore se confondit avec le mur sombre. Sa silhouette apparut une seconde sur la crête. Il atteignit un cyprès et glissa sans bruit à terre.

Depuis son départ de Snow-street, de temps à autre s’était montrée au loin derrière lui une ombre discrète, le suivant dans la nuit, s’évanouissant quand il s’arrêtait. Cette ombre gravit la muraille au même endroit que le lord, et comme lui se fondit dans les branches du cyprès.

Or, M. Mob ayant eu le malheur de perdre sa petite sœur, l’avant-veille, malgré ses appréhensions d’une fin plus reculée, attendait cette nuit même dans un coin de New-Cross, que le vampire vint exhumer le cadavre ainsi que le lui avait dit le résurrectionniste Digger. Il était là depuis plus de trois heures, et son impatience croissait à chaque quart que l’horloge tintait. Mais il se trompait sur la lenteur du temps, en laissant son imagination caresser d’avance les heures de bonheur qui l’attendaient après. En effet, à la remise du cadavre, M. Mob ne devait-il pas toucher sept schillings et demi, et pareille somme ne promet-elle pas des joies inénarrables dans l’heureux séjour de La Tanière des Renards.

Il calculait avec loisir et bonheur le nombre de bitters que cette somme promettait. Trente bitters !… Mais le temps fuyait derrière et le vampire n’apparaissait pas. L’œil habitué à l’épaisse obscurité distinguait au loin les boules noires des arbres, les branches plates des sapins, les colonnes grisâtres des tombes. Par une fixité trop tendue, les objets inertes semblaient parfois se revêtir de formes vivantes. Les conques des larges oreilles de Mob, toujours en guerre avec son chapeau, résonnaient de bruissements inconnus. Peu à peu son imagination créatrice activa sa pensée ; seul vivant au milieu de ce peuple de morts, il eut peur. Le frisson lui passa sur la tête, ses regards se troublèrent ; ses mouvements même lui donnaient frayeur.

Dans le fond de cette toile noire, une ombre se dessina, avança ; et Mob reconnut un homme. On aurait dit un poète rêvant le soir sous les allées d’un parc. Il marchait lentement, le regard en avant. Sur son costume noir, son visage ressortait comme le marbre d’une tombe dans la nuit des cyprès.

L’effroi possédait Mob. De crainte d’attirer l’attention du vampire, il eut voulu ne pas respirer, mais cela lui parut difficile.

La place indiquée par Digger était bonne. Sur le haut d’une boursouflure de terrain, elle dominait tout le versant du cimetière affectée aux inhumations modestes. La tombe de la petite sœur fraîchement comblée, se distinguait pour un œil exercé, plus noire que les autres. Quand le vampire passa près de Mob, celui-ci, crut le reconnaître, mais, dans son désordre d’esprit, il ne put rapporter à sa mémoire les circonstances qui l’avaient déjà placé en face de cette figure. Cet homme étrange, perdit tout à coup de sa hauteur, et s’avança dans le champ des tombes en rampant. Les yeux troublés de Mob pouvaient à peine le suivre. Il s’arrêta à une place un peu éloignée de sa sœur, se colla à la terre comme une sangsue et s’y enfonça. Le frère de la morte ne sortit pas de son observatoire.

Mais, tout à coup son attention fut attirée d’un autre côté. Sur la même allée qu’avait suivie le vampire, un autre homme venait. Il passa vite et se perdit bientôt dans la cyprière.

Cette présence humaine inquiéta Mob. Peut-être, était-ce un résurrectioniste à qui il faudrait disputer la petite sœur. D’ailleurs, comme son imagination cheminait toujours d’une allure très placide, les morts ne l’effrayaient pas. Il n’accorda même point une réflexion à toutes ces choses qui se passaient ainsi ténébreuses dans le silence du cimetière. Le bon frère n’aspirait qu’à deux faits. Être hors de New-Cross, ayant sa petite sœur sur le dos, et entrer dans La Tanière des Renards portant sept shillings et demi dans sa poche.

Lodore émergea tout à coup de terre et rampa enfin vers la place où reposait miss Mob.

L’homme qui le suivait approcha ; et, afin de se cacher aux yeux de Lodore, il descendit dans la fosse qu’il venait d’abandonner. Au fond de cette fosse gisait un cercueil ouvert. Dans ce cercueil un cadavre.

Robert, car c’était lui, alluma une lampe sourde qui ne projetait sa clarté qu’au fond, laissant l’orifice du trou dans l’obscurité. Ce corps ainsi étendu, était celui d’un homme. Les yeux de cet homme s’ouvrirent. Rolleboise frissonna.

Par un mouvement convulsif, le mort se dressa en face du vivant, le regarda hagard, toucha les parois de la fosse pour se reconnaître et sans dire une parole, s’élança soudain hors du trou. Cet enseveli était nu, et son linceul le couvrait à peine.

Pendant cette scène étrange et muette, Mob avait courageusement glissé vers la tombe de sa sœur abandonnée par le vampire. Il n’eut qu’à prendre le cadavre. En sortant de la fosse, il courut vers la muraille et se heurta contre le premier désenseveli qui courrait seul. Mob reconnut dans ce fantôme, le cocher Bertram de la Tanière des Renards. Cette apparition activa sa frayeur et sa course

Il faisait des bonds d’antilope. Arrivé au pied du mur, il lança le cadavre de l’autre côté, où on l’entendit tomber sur le chemin, puis, accroché aux aspérités des pierres, il se hissa sur la crête. Derrière lui, montait Bertram, enveloppé de son drap blanc. Mob saisi par la jambe, poussa un cri et retomba étourdi dans le cimetière. Bertram lui passa sur le corps, et sauta en dehors sur le flasque cadavre de miss Mob.

  1. Nos lecteurs n’ont sans doute pas oublié l’étrange affaire du sergent B…, qui a si vivement ému le monde médical sur la fin de 1849. Le livre qui ne va pas à temps peut bien crayonner au coin d’un de ses pages ce que le Journal a complaisamment étalé devant tout le monde