Adolphe Delahays, éditeur (p. 293-298).

XXIII.

Antarès dédoublé.

La personne dont la main tournait la clé dans la serrure de sa porte n’entendit pas Ophélia sortir, car, après son départ, le bruit du fer continua avec la même réserve. Or, il y avait à peine cinq minutes que la jeune fille avait disparu, qu’un personnage montant l’escalier s’arrêta sur le seuil de la porte laissée entrebâillée.

C’était sir James Cawdor.

Le baronet s’était presque engagé dans l’étroit couloir qui précède l’appartement lorsque s’apercevant qu’on ouvrait la chambre où couchait Antarès, il attendit. Quelques secondes après, la porte se mit à décrire lentement sa révolution cylindrique. Sans nul doute, le compagnon d’Ophélia ne pensait pas à pareille rencontre, si l’on en juge par la pâleur qui recouvrit tout à coup son visage. Mais l’ébahissement de sir James, bien que d’une tout autre nature, ne fut pas moindre et se traduisit nécessairement par une exclamation gutturale des plus britanniques.

— Oh ! c’était étrange !…

— Silence ! fit Antarès en attirant le gentleman dans son logis et en refermant aussitôt la porte qu’il avait ouverte avec tant de précaution.

— Mais, ce n’est point une erreur ! C’est bien en face de monsieur le comte que j’ai l’avantage de me trouver ? s’exclama de nouveau le baronet en le regardant itérativement de haut en bas comme s’il le pelotonnait de son rayon visuel.

— Lui-même. Eh bien ! que désirez-vous ? fit d’une humeur contrariée notre prétendu juif.

— J’espérais rencontrer ici un nommé Antarès.

— Moi aussi ; je ne l’ai pas trouvé. Il est probablement sorti.

— C’est bien ici son appartement ?

— Je le suppose.

— C’est étrange ! observa sir James.

— Nullement, monsieur. Nous sommes venus tous les deux voir quelqu’un qui se trouve absent, voilà tout.

— C’est vrai. Aussi, je vais l’attendre. Néanmoins, pardonnez-moi, monsieur le comte, la singularité peut-être inconvenante de mon observation, mais votre costume est assez bizarre. C’est sans doute par excentricité que vous portez une blouse à Paris ?…

— Non, monsieur.

— Ah !

— J’ai pour cela des raisons inconnues à vous.

— Ah !

— Asseyez-vous, monsieur.

— Eh, eh ! j’y avais déjà pensé, monsieur le comte, mais la chambre de notre ami Antarès me parait aussi insuffisamment meublée qu’un salon de théâtre. Et puis, il fait froid, ici.

Et, ce disant, le baronet s’asseyait flegmatiquement devant une cheminée où deux microscopiques tisons couverts de cendre représentaient deux vers luisants causant intimement ensemble.

— Une remarque que je n’avais pas encore faite, monsieur le comte…

— Ah ! encore…

— Oui, c’est la ressemblance frappante qui existe en vous avec Antarès.

M. le comte ne répondit pas. Les bras croisés, le visage contracté par l’impatience, il marchait dans la chambre.

— C’est en effet le même visage. En vous plaçant une perruque sur la tête, des lunettes sur les yeux, la robe de chambre sur le corps, je suis convaincu que nous n’aurions pas besoin d’attendre notre ami.

Après ces mots, sir James eut un petit ricanement qui ne laissa aucun doute dans l’esprit de son interlocuteur.

— Eh bien ! que voulez-vous de moi ?

— Écoutez, mon cher Antarès, ou monsieur le comte, si cette seconde appellation sonne mieux à votre oreille, croyez que je ne dois qu’au hasard la découverte de ce petit mystère.

— Eh ! monsieur, je le sais !… Le hasard est notre plus mortel ennemi.

— Aussi, pour nous mettre à l’aise l’un envers l’autre, je vous propose d’en finir aussitôt avec ce sujet. — J’ai beaucoup de créanciers, monsieur le comte.

— C’est un tort, sir James.

— Eh, eh ! il me vaut peut-être mieux être de mon côté que du leur. La table et l’amour me ruinent, monsieur le comte !…

— Mais, deux membres comme vous nous ruineraient.

— Après tout, un secret que je vends, c’est une lettre au feu, une parole qui tombe dans un abîme.

— Si profondément qu’on enterre un secret, sir James, vous le savez, croissent toujours des roseaux que le vent interroge.

— Les roseaux ne croissent pas sur des abîmes, comte Antarès, fit le baronet en souriant. Et puis, je ne suis pas si niais que le Figaro du roi de Lydie !… À la grande fête de la Fraternité, j’ai aperçu, autour du char de l’Industrie, une jeune vierge allégorique qui prétend que j’ai besoin de deux mille livres sterling.

— Et vous ignorerez que le comte et Antarès ne sont qu’un ?

— Je ne l’aurai jamais su.

— C’est bien, sir James.

— Savez-vous, monsieur le comte, que nous jouons un terrible jeu contre lord Mackinguss !…

— Eh, eh !. — Comment vous trouvez-vous donc ici, sir James ?

— Est-ce que vous n’avez pas de bois ?

— Non.

— Tant pis, je grelotte. Je suis à Paris depuis deux jours. Cette après-midi, en promenant, j’ai aperçu miss Ophélia aux Champs-Élysées.

— Vous vous êtes trompé, sir James.

— Je ne me trompe jamais. J’ai l’air trop bonhomme pour cela. Avez-vous demeuré toute la journée avec miss ?…

— Non.

— Eh bien, je continue. Un homme lui fit l’aumône. Cinq minutes après, votre compagne de misère revenait tranquillement chez elle, un pain sur le bras, comme une honnête ménagère. Je lui ai pris ce pain.

— Tout cela m’étonne.

— S’étonner est une faute. Je ne m’étonne jamais.

— Il est vrai que je ne l’ai pas questionnée ce soir.

— J’étais tout à l’heure au Théâtre-Français. La pensée que cette jeune personne pouvait manger me faisait mal. Mais, enfin, je dormais assez paisiblement lorsque j’ai été réveillé par le bruit du rideau.

— Qu’on levait ?…

— Non, qu’on baissait. Alors, me ressouvenant qu’Antarès demeurait dans cette rue, ainsi que vous l’avez écrit à Londres, j’ai pris la résolution de venir moi-même l’avertir des écarts de sa jeune protégée.

— Vous avez eu là une excellente idée, sir James.

— Oui, une idée de cinquante mille francs… Il fait froid ici, monsieur le comte !…

— Je n’ai pas de bois ; je vous l’ai déjà dit.

— Mais, alors, asseyez-vous. Vous faites fort inutilement l’office d’éventail en allant ainsi par la chambre. Rappelez-vous que vous avez pris le nom d’une étoile fixe. Eh bien, où est la jeune héritière ?…

— Là. Dans la chambre à côté.

— Que fait-elle ?

— Elle meurt. Quand vous êtes entré j’allais voir si c’était fini.

— Ah ! fort bien. Je vous attendrai donc demain dans la matinée.

— Ce sera bientôt. Tout à ma douleur, je serai fort occupé.

— Vous serez, du moins, libre l’après-midi. Je demeure rue de Rivoli, toujours au même hôtel. D’ailleurs, je compte repartir après-demain pour Londres, pour un baptême.

— Lady Mackinguss est déjà accouchée ?…

— Je ne le suppose pas. Mais l’événement aura probablement lieu cette semaine. Voici plus de huit mois.

— C’est vrai, huit mois depuis leur visite de noces. J’avais demandé un an. Horatio sera satisfait. Voulez-vous que nous allions voir ?

— Non, non, ces spectacles troublent ma digestion. Je retourne à ma stalle. À demain, monsieur le caissier.

— Bonne nuit, sir James.

Antarès prit la chandelle qui brûlait en charbonnant et éclaira son malencontreux visiteur jusqu’à l’escalier.

En revenant, il passa dans la chambre d’Ophélia. Debout au milieu de l’appartement, il écouta. Aucun souffle ne se faisait entendre. Il approcha de la couche.

Personne n’y reposait. Il s’élança à la fenêtre, regarda dans la ruelle du lit, rien.

Son visage devint pâle, sa main tremblait.

— Ah !… se dit-il désespéré ; voici une heure funeste de ma vie, une heure dans laquelle j’ai commis deux fautes !…

Il disparut dans l’escalier.