Le Vallon (Sauvage)/Le Vallon

Le VallonMercure de France (p. 73-134).



LE VALLON


À Jean de Gourmont.






Beauté, dans ce vallon étends-toi blanche et nue
Et que ta chevelure alentour répandue
S’allonge sur la mousse en onduleux rameaux ;
Que l’immatérielle et pure voix de l’eau
Mêlée au bruit léger de la brise qui pleure
Module doucement ta plainte intérieure.
Une souple lumière à travers les bouleaux
Veloute ta blancheur d’une ombre claire et molle :
Grêle, un rameau retombe et touche ton épaule
Dans le fin mouvement des arbres où l’oiseau
Voit la lune glisser sous la pâleur de l’eau.
Ô silence et fraîcheur de la verte atmosphère
Qui semble dans son calme envelopper la terre
Et t’endormir au sein d’un limpide univers,
Ô silence et fraîcheur où tes yeux sont ouverts
Pour suivre longuement ta muette pensée
Sur l’eau, dans le feuillage et dans l’ombre bercée.

Immortelle beauté,
Pensée harmonieuse embrassant la nature,
Endors sereinement ton rêve et ton murmure
Au-dessus des clameurs lointaines des cités.

Le monde à ton regard s’efface et se balance
Autour de ces bouleaux pleureurs
Et l’hymne de ton âme infiniment s’élance
Dans l’insaisissable rumeur.

Vallon, pelouse, silence
Où l’ombre vient s’allonger ;
Une pâle lueur danse
Et de son voile léger
Effleure ta forme claire
Sur qui rêvent les rameaux
Et le mouvement de l’eau
Paisible entre les fougères.




Ne te retourne pas, ô Dame,
Va vers l’ombre qui te réclame,
Vers ce feuillage, dans ce calme
Où la fougère offre sa palme.
Le rêve de ta poésie
Se dérobe avec jalousie
Au vent de crime et de folie
Qui là-bas emporte la vie.
Ô tristes maisons inclinées
D’où s’évapore la fumée
Et qu’on voit entre la ramée,
Qu’importent toutes vos journées
Si l’éloignement de vos toits
S’harmonise avec le sous-bois
Où le calme parle à mi-voix,
Où l’oiseau pleure avec émoi,
Où l’arbre berce sa ramée.




Ô Beauté, noble exilée,
Dans l’ombre de cette allée
Chemine et rêve tout bas,
Car la nature subsiste
Ici d’entendre le triste
Et léger bruit de tes pas.




Soupire, soupire, mon cœur,
Que pleures-tu, quelle douleur
T’élance ?
Je ne sais ; la douce couleur
Du ciel, le murmure et l’odeur
De l’arbre, un soir pur et rêveur
Sont l’atmosphère de mon cœur
Qui pense.




En ronde tournons,
Tournons autour des colonnes grises
De l’église
Qui se détache sur les monts.
Savons-nous si le temps chemine ?
L’heure s’endort sur la colline.
Nous vivons à l’âge incertain
Futur peut-être ou si lointain
Dans le passé que notre ronde
Invisible au-dessus du monde
Entoure les colonnes grises
De l’église.

Rêves d’une âme, lent mirage,
Non certes nous n’avons pas d’âge
Et le même triste bouleau
Qui pleure et se penche sur l’eau

Prendra toute haute pensée
Dans sa ramure balancée
Plus tard et quand notre nuée
Aura dispersé sa fumée.



Nous passerons, nous passerons
Mais dans le tranquille vallon,
Sous la fraîcheur solitaire
Croîtront encor les fougères,
Et dans le pâle bouleau
Le rêve onduleux et beau
Bercera sa chevelure
Le long des grêles ramures,




Les hommes s’en vont et passent,
Jeunes et vieux, sous l’espace
Qui somnole et tout s’efface.

Leurs maisons en taupinières
S’enfoncent dans les bruyères ;
Au clocher paisible et lent
Répondent leurs mouvements.
Puis, une vapeur embrume
La campagne, les toits fument
Et le soir meurt indolent.

Et ce sont là les journées.
Ces hommes dans la vallée
Vont détourner un ruisseau,
Eux plus vagues que dans l’eau
Leurs images reflétées.




Des baisers sont échangés ;
La bergère et le berger
Se promettent à la brune
D’unir la même infortune ;
Et tous deux à pas plus longs
S’éloignent dans le vallon
Enveloppés par la lune.

Ils vont. De tranquilles fleurs
Sous les ombres sans couleur
Frôlent leur marche légère
Et peut-être dans ces cœurs
Font naître avec leur odeur
La tristesse du mystère.




Devant un rang de bouleaux,
Et d’humble argile pétrie,
La maison sur la prairie
Rêve en ses troubles carreaux.
Le vent frais se lève et flotte.
Sur le seuil, vague, falote,
Une jeune femme apparaît,
Étend la main vers la prairie
Au vent qui va chasser la pluie,
S’éloigne d’un pas effacé,
Revient avec un homme en blouse.
Tous deux regardent la pelouse,
Les monts brumeux, l’air indolent ;
Ils entendent avec le vent
Le murmure des bouleaux blancs,
Rentrent mélancoliquement.

Elle se penche à la fenêtre,
Ferme les volets. Tout est clos.
L’ombre s’avance et pénètre
Le rang léger des bouleaux ;
On sent que la lune pure
Va derrière la toiture
Naître avec un chant d’oiseau.




Deux hommes comme vêtus d’ombre
Marchent sur la pelouse sombre
Et s’enfoncent dans le feuillage
Où s’évaporent les nuages ;
Un chien à peine dessiné
Les suit, tête basse, en silence.
On ne sait ce que le chien pense
Ni pourquoi ces gens embrumés
Marchent dans l’ombre avec cadence.




Le sommeil des plantes s’élève,
Celui des bouleaux sur le sol
Retombe. C’est dans l’air qui rêve
Le silence du rossignol.
Mais aucun oiseau ne murmure
À l’ombre des feuilles légères
Et seule une eau s’éloigne pure
Entre les palmes de fougères.

Une cloche sonne
Sur la terre des morts ;
Sa note résonne,
S’élève, tremble, s’endort.
Un long cercueil s’achemine
Dans le silence des collines
Porté par des femmes en pleurs.
Et souriant sur la fraîcheur
De notre pelouse immortelle
Nous marchons entre les fleurs,
Calices d’azur, ombelles.
Balancez-vous, rameaux,
Balancez-vous, clochettes,
Ô brises et repos,
Libellules muettes.

L’entre-croisement souple des ramures
Retombe et s’agite avec un murmure
Et les doux oiseaux dont l’aile frissonne
Volent mollement du bouleau à l’aulne.
La brise porte nos bras blancs
Dans leurs suaves mouvements,
Et nos jambes fines s’élancent
Comme des tiges. L’air balance
Autour de nous nos longs cheveux,
L’air pâle et bleu.




Ma tête, penche-toi sur l’eau blanche et dénoue
Dedans tes longs cheveux et que l’eau passe et joue
Au travers, les emporte au mouvement des vagues
Dans le sommeil flottant et végétal de l’algue.
Que le glissement calme et murmurant de l’eau
Entraîne hors de ton front cet impalpable flot
De pensée et de rêve avec tes longues tresses
Qui mêlent au courant leur fuyante souplesse.




Vallon, feuillages enchantés,
Il y a des larmes pour la beauté.

Élève-toi, cœur noble et triste :
Le rêve à jamais subsiste
De tout ce qui fuit ;
Car le rêve fuit et jamais ne se pose,
Il se berce des bouleaux à la rose,
De l’aube à la nuit.




Là-bas dans un pré des vaches s’avancent
Le soir ; leur pelage a l’air d’être froid ;
Le vallon bleuit, la bergère chante,
Le calme est troublé par sa rude voix
Qui paraît venir d’ailleurs ou qui semble
Le cri d’un farouche et simple animal.
Puis elle se tait quand le bouleau tremble
Au vent de la nuit et d’un pas égal
Une à une alors les vaches reviennent
Se suivant de près sur l’horizon gris,
Avec la bergère encor plus lointaine
Dans l’ombre qui prend ses vagues habits.




Le frêne se balance et les bas noisetiers
Traînent sombres sur l’herbe nette ;
Les plantes de l’été se réveillent au pied
Des bouleaux élancés et pâles ; la clochette
Secoue au vent muet sa lueur violette :

Voici venir le petit enfant
Avec sa tête rose et son col blanc
Et ses mollets nus. Il donne la main
À son père dans les fleurs du chemin.
La fleur touche au front la tête enfantine,
Le père médite en suivant des yeux
Le déroulement de cette vallée
Entre le silence. Ô douce journée,
Sous votre pâleur l’enfant est joyeux ;
Avec un bâton ramassé par terre
Il chasse des fleurs le pollen léger

Qui paraît autour de lui voltiger
Et s’évanouir en fine lumière.
L’enfant appartient à cette atmosphère,
Il est une fleur lui-même et l’oiseau
Chante de le voir entre les rameaux.
Ignorant encor de la destinée,
Il va sans désir ni vaines pensées ;
Le vent le poursuit, il poursuit le vent ;
Ô petit enfant,
Grâce du vallon, jeu dans la lumière,
Jeu du papillon et de la fougère,
Sommeil de la mousse où calme tu dors
Comme un rêve clair dont l’ombre s’irise
Avec un soupir plus frais que la brise
Et plus doux encor.


Avance nu sous la ramure,
Jeune enfant aux grâces pures.
Cours en silence avec les libellules
Dans les campanules ;

Imite mes danses muettes
Et sans écraser les clochettes
Attrape ce papillon blanc
Qui flâne et glisse mollement
Et pose-le sur mon épaule.
Mais il s’envole.

N’es-tu pas mon jeune frère
Serein parmi les fougères
Avec ton beau regard laiteux
Teinté de bleu ?
Je suis ta sœur parce que j’aime
Les bêtes, l’herbe et que je sème
Au vent comme toi mes cheveux,
Et parce que dans mon silence,
Longue pelouse où se balancent
Les bouleaux grêles,
Flottent la jeunesse éternelle
Et l’ombre et l’harmonie heureuse
De l’enfance nébuleuse.




Le long rêve de la nature
Mouvante dort dans mon silence,
Le bercement et le murmure
Harmonieux du monde immense.
Monde de l’air impondérable,
Toi qui subsistes pâle et bleu
Avec les vallonnements creux
Où les fougères, les oiseaux,
L’homme, les eaux
Dorment entre eux.




Non pleurer,
Mais rêver ;
Laisser courir l’heure fuyante
Et l’ombre autour de la plante ;
Se donner au mouvement doux
Et continu de l’harmonie
Qui berce avec de lents remous
Dans une molle symphonie
Les rangs de fleurs endormies,
Les hautes fougères, l’eau
Sous les feuilles, les bouleaux.




Que l’homme qui est ombre
Vive avec la légèreté
Calme de l’ombre
Dans un silence de beauté.




Ah ! si ce vallon ne peut
Avec son herbage bleu
Et ses dormantes fougères
S’étendre à toute la terre,
Ah ! que seule j’y demeure
Au pied du bouleau qui pleure ;
Que seuls, amis de beauté
Et de rêve se promènent
Dans l’atmosphère sereine
Sur un gazon velouté.




Un long silence autour de nous.
Cette tête sur mes genoux
Blanche et sévère
Rejoint le calme de la terre.
Les yeux sont clos sur un rire effacé,
Les lèvres sont closes, le nez
Est sans souffle. Dans l’air muet
Parfois un soupir monte et s’achève.
Plus je tiens ce visage de près,
Plus je vois qu’il était fait d’un rêve.




Dame en robe noire ayant aux mains
Un livre doré et de cuir fin,
Il y a beaucoup d’orgueil en ces pages
Et peu de certitude. Êtes-vous sage ?
Un geste me plut : en venant
Vous avez souri au petit enfant
Qui, nu, s’élançait à travers la mousse
Et vous avez eu comme une secousse
De peur lorsque l’ombre est tombée
Bleue et spectrale sur l’orée.




Pourquoi crains-tu, fille farouche,
De me voir nue entre les fleurs ?
Mets une rose sur ta bouche
Et ris avec moins de rougeur.
Ne sais-tu pas comme ta robe
Est transparente autour de toi
Et que d’un clair regard je vois
Ta sveltesse qui se dérobe ?
Triste fantôme de pudeur,
Que n’es-tu nue avec la fleur
D’un lis blanc dans ta chevelure,
Un doigt sur ta mamelle pure.




Dans sa robe à fleurs une aimée,
Dans son habit grave l’amant
Paraissent nus tant leur pensée
Sereine sur le vêtement
Flotte, tant l’habit sombre épouse
Le fin ramage de la blouse.
Ils sont nus ; leurs habits sont faits
D’un fluide suave et secret
Qui les porte sur les clochettes,
Légers dans la brise muette.




L’idiot a l’âme de l’oiseau,
Des fleurs tranquilles, du ruisseau.
Ses bras ont des gestes de branches ;
Il montre au soleil ses dents blanches
Comme l’eau miroite aux lueurs
Qui tombent des bouleaux pleureurs.
Quand il trouve un rossignol mort,
Il le prend, le berce et l’endort ;
Et quand un rossignol murmure
Dans le frêne ainsi qu’une eau pure,
Il enlève son vieux chapeau
Comme un dévot
Et il rêve qu’un long ruisseau
Souple où se mouillent des clochettes
Coule sur les branches muettes.

Son corps devient une âme immense
Qui sans paroles flotte et danse
Dans un vallon plein de ruisseaux,
De campanules et d’oiseaux.




La femme simple et confiante
Marche en souriant sur les plantes.
Elle ne sait pas si c’est bien
D’être nue : elle ne sait rien.
Mais avec sa robe de laine
Elle approche de la Beauté
Et lui présente la verveine
Fleurie en son jardin d’été ;
La Beauté rit à l’âme douce
Qui s’achemine sur la mousse
Et tendrait aussi sa verveine
Au premier venu dans la plaine.




Où vont le plaisir, la douleur,
Où l’actif et sobre labeur
Sans regard, laissant derrière eux
Des espaces de gazon bleu ?

Morne troupeau d’humanité
Sur terre moutonnant en nombre,
Comme les poussières d’été
T’enveloppent de pâles ombres.




Là-bas, l’idiot, la noble dame,
La femme simple, les amants,
La foule obscure des passants
S’éloignent dans la plaine calme.
Les morts qui flottent autour d’eux
Ne paraissent pas plus ombreux.

Marchons à travers les clochettes
Sur les pelouses muettes,
Dansons, élevons nos bras blancs
Vers la lune et l’arbre mouvant ;
Dans la vaporeuse atmosphère
S’épure et somnole la terre ;
La femme au seuil de la maison
Clôt la porte ; les vaches vont
Vers leur étable à l’horizon ;

La ville lointaine recule
Plus encor dans le crépuscule
Et l’église monte, s’effile
Et grandit au sein de la ville ;
Dansons et rêvons.




Un vieil homme sur son cheval,
Un homme en blouse aux gestes fous,
Et la bête d’un trot brutal
Enfonce les herbages mous.
Que poursuit cet homme si vite,
Lui si lourd écrasant des fleurs ;
Quelle poursuite ou quelle fuite
L’éloigne ainsi dans l’air songeur ?




Cette église au loin dans la brume
S’envolant des maisons qui fument
Est élevée à la Beauté.
Sous la voûte où l’air calme enroule sa clarté
Que les formes lourdes et rudes
S’affinent dans la solitude ;
Car le jour des vitraux bleutés
Qui vient iriser les sculptures
Est celui du vallon d’été
Tranquille et frais sous la verdure.
Entrons et rêvons,
Entrons nus et purs dans la pâle église
Où l’ombre verdit, s’allonge, s’irise
Et semble un vallon ;
Un vallon avec des colonnes grises
Dont les fûts légers montent sur les murs
Aux vitraux d’azur.

Soyons nus et purs ;
Le monde est un rêve
Et sa lueur brève
Tombe de ces murs.
Ici pas d’habits,
Livres ou surplis ;
Venez nus et purs dans le vaste espace
En tenant des lis,
Comme un rêve lent de beauté qui passe.




Parfois en ronde nous passons
Sur la ville ; on voit des maisons
Grises, de petits jardins clos
Et des femmes qui vont à l’eau
Ou qui s’attardent sur les portes,
Et des hommes et des cohortes ;
Des voitures et des chevaux,
Des boutiques où l’écriteau
Et l’enseigne aux lettres cubiques
Ont vaguement l’air de rubriques
Immuables d’humanité.
L’heure sonne sur la cité
Donnant la note indéfinie
De l’atmosphère et de la vie,
Et la foule qui continue
Sa marche pâle dans les rues

Semble obéir fatale et sûre
À l’universelle mesure.


Parfois en ronde nous passons
Sur cette ville et nous voyons
Un homme à travers la lumière
Donner un sens limpide aux lignes familières ;
Une brume sereine entoure la laitière
Et le signe d’humanité
A mis sur chaque front une ombre de beauté.




Ô Beauté nue,
Les oiseaux voient dans le calme
Où la digitale remue,
Où la fougère aux fines palmes
Est encor d’un vert tendre au pied de l’aulne obscur.
Une molle buée enveloppe l’azur,
Allège les lointains, les arbres, les maisons,
Noie à demi la ferme et le dormant gazon
Et fait de la montagne une ombre aux lignes pures.
Pas un souffle, pas un soupir, pas un murmure,
Tu rêves. Le vallon s’apaise solitaire
Dans l’ombre et le repos qui caressent la terre ;
Tu rêves et la terre est faite de ton rêve
Et ta forme à jamais se répand et s’élève
Et semble s’allonger sur les espaces bleus,
Ton corps limpide et clair flottant au-dessus d’eux,

Avec tes nobles bras entr’ouverts et ta tête
S’appuyant sur les monts indolente et muette.

Les rochers et les bois dorment sous ta grande ombre
D’un sommeil plus divin.
Car pâle elle s’étend, épure et rend moins sombre
Le rêve des lointains.
L’univers à demi dans la brume tranquille
Élève les sommets et les fumeuses villes
Où passent les humains,
Et c’est dans une vaste et pensive harmonie
Que répond longuement à ta mélancolie
La courbe des confins.




Homme, ne vois-tu pas s’arrondir l’atmosphère
Pâle et rêveusement enveloppant la terre ;
Ne sens-tu pas la marche et la fuite légère
Du monde harmonieux dont les amples rumeurs
Passent en rythmes purs ceux des bouleaux pleureurs ?
Écoute le chant calme et serein de la sphère
Comme une mélodie aux accords plus lointains
Que l’ombre vaporeuse et la paix du matin.

C’est le balancement des brises
Dans la fuite des vapeurs grises,
Des parfums rêveurs et des eaux ;
C’est le murmure des rameaux
Sur le long silence des plaines,
C’est le mystère, c’est l’haleine
Des âmes, le soupir des fleurs ;
Et l’ample unité de ce chœur

Est comme un cercle de lumière
Calme et pur autour de la terre.


Pourquoi pleurer dans la paix d’un bonheur
Supra-terrestre et que murmure la douleur
Qui ne soit plainte vaine et faiblesse du cœur ?
L’espoir est un vain rêve auprès du long silence
De ce bonheur mélodieux
Où la terre rythmique et lente se balance.
Jetons sur les confins le clair regard des Dieux,
Que le sens éternel des lignes et des plaines
Élève jusqu’à lui les âmes plus hautaines
Et les égale à la Beauté
Dans l’atmosphère pâle et de douce clarté.




L’aurore a blanchi l’herbe et réveillé l’oiseau,
L’enfant nu se suspend et se berce aux rameaux
Retombants du bouleau ;
La fleur jeune et mouillée éclose de la terre
Répand une lueur dans l’ombre ; la fougère
Prend dans son fin réseau la svelte digitale
Et l’abeille sauvage erre sur les pétales.
C’est la voix du ruisseau caché sous la verdure
Qui s’éloigne et prolonge un limpide murmure ;
L’ombre de la clochette et celle de l’ombelle
Mettent sur ta chair blanche une molle dentelle
Qui danse avec la brise et semble respirer
Au mouvement pensif de ton souffle éthéré,
Ô Beauté.




Voici l’homme chargé
D’un gros livre broché
Plein d’assurance et sage.
Que le monde est divers, mouvant, originel.
Qu’il est atmosphérique en regard de ces pages
Qui prétendent fleurir dans le temps éternel
Et suivront le destin du sable et du nuage.
Plus haut que la raison s’élève le silence
Du vallon mélodique où l’âme se balance,
Où devant la Beauté nue entre les fougères
L’humanité défile ainsi qu’une étrangère
Dans le sein de sa propre et divine ambiance.




Longue file d’indifférents,
Rudes, bornés, les yeux errant
Sans rien voir et battus des vents.
Deux riches dames chuchotent
Dans leurs capelines hautes ;
L’une arrache d’un doigt pâle
La plus fière digitale.

Un jeune fou qui les suivait,
Frisé, sanglé, étiqueté,
Suave et blond,
Porteur d’une tige d’ajonc,
En a effleuré la Beauté.




Souris et danse sans flétrir
Ces fins boutons prêts à fleurir ;
Courbe-toi sous les grêles branches
Et que la rondeur de ta hanche
Soit pure et fraîche comme un vase
Plein de lumière.
Dame pensive dans l’extase,
Enroule la tige légère
Du bouleau autour de ton bras
Et baise-la.




Ô longue, interminable file
Qui chemine et semble immobile
Tant elle est nombreuse. Ô vivants,
Tristes, bornés, maigres, errant
Par les brumes et par le vent.

Pourquoi des femmes loqueteuses
Et d’autres en robes de soie,
Et ces figures douloureuses
Auprès de ces ombres de joie ?
Que veulent ces blêmes fiévreux
Battant les branches autour d’eux ;
Humaine et poussiéreuse houle
Qui s’écoule.




Ces deux voluptueux ont attendu la lune.
Épuisés et dolents dans les fougères brunes,
Ils poursuivent encor de longs embrassements.
Le bras noueux se crispe autour du torse blanc
Et dans les cheveux fous des rameaux de cerises
Miroitent d’un feu vert sous la lune. La brise
Sèche à jamais la lèvre entr’ouverte au baiser
Et ne peut rafraîchir ces membres embrasés.




Arrivent les danseurs sur la pelouse nette,
Couples tourbillonnant et frôlant les clochettes ;
De tendres vers luisants posés dans les cheveux,
Des rires en tournant et de frêles aveux.
Plus pâle de glisser à travers le feuillage,
La lune par instant éclaire les visages,
Une main blanche, un bras se détachant de l’ombre.
Et ces jouets humains articulés et sombres
Qui tournent mollement sous la lune s’en vont
Avec un rire éteint plus loin dans le Vallon.




Et toi, fille serrant encor sur ton sein nu
Le petit enfant mort, sournoisement venu
Et dont tes tristes mains ont étouffé la vie,
Ici couche l’enfant sous les fleurs endormies
Et regarde, songeuse, à mes côtés assise,
Ce défilé poussé dans l’ombre par la brise.




Vois-tu, à ce bouleau un homme s’est pendu ;
Longtemps il s’est bercé dans l’aube et sous la lune ;
Le doux balancement de cette forme brune
Imitait la ramure, et le ruisseau secret
Qui coulait à ses pieds en un murmure frais
S’éloignait comme cette brise et le pendu
Se berçait comme l’herbe et la branche au-dessus.




Éternelle, muette et large solitude,
Les ombres ont ici une telle amplitude,
Un tel pouvoir de rêve et de recueillement
Émane de ces bleus et longs vallonnements
Que l’âme extasiée au faîte de l’espace
Élève la pelouse où les bouleaux s’effacent.
Au loin, le monde pâle et ses coteaux dormants
Et son humanité falote en mouvement
Se voile, dessinant sous l’atmosphère humide
La ligne et la douceur de son orbe limpide ;
Et c’est durant la nuit de ces espaces calmes
Que la sphère terrestre apporte jusqu’à l’âme
Le chant pur et léger d’un silence lointain
Qui poursuit sa rumeur dans le sommeil divin.




Seuls maintenant la vierge avec son fiancé
S’attardent sur la mousse. Elle a les yeux baissés
Et sa main caressant les clochettes sereines
Comme une belle fleur elle-même se traîne.
Le Vallon qui sourit à leur bonheur humain
N’est pour eux dans la plaine avec ses bouleaux fins
Qu’un site langoureux. Ils suivent une allée,
Se penchant l’un vers l’autre et la marche ondulée.
L’aube qui monte lente et grise
Souffle sur leurs pas une brise
Et cette brise en agitant l’herbage
A réveillé l’enfant
Qui, rose et nu, poursuit une abeille sauvage
Derrière eux et leur jette en un rire éclatant
L’appel le plus câlin de sa voix de printemps.




Ô Beauté nue à jamais solitaire,
Élève ton corps blanc du milieu des fougères
Et laisse que le souffle ingénu du matin
Caresse ton épaule et le bout de ton sein ;
Laisse sous le jour bleu qui coule des ramures
S’élever noblement parmi ta chevelure
Ta forme svelte et songe au vaporeux murmure
Des feuillages traînants et des bouleaux pleureurs.
Dans une brume douce au loin la ville meurt
Et fume sur les monts où l’église s’envole
De l’essor infini de ses tourelles folles ;
Et le long des coteaux en un tournant chemin
La file nébuleuse et vague des humains
Regagne lentement ses murs pleins de mystère.

Il n’est rien de ce monde aux mortelles cités
Que la ligne divine où l’enclôt la beauté.

Berce-toi de ton propre rythme, ô calme joie,
Dans le souffle onduleux que la brise t’envoie.
Lorsqu’aux lueurs du soir le chant du rossignol
Conduit en murmurant ta danse, sur le sol
Ton ombre te répond et sa forme alanguie
Imite devant toi ta pensive harmonie :
Elle arrondit les bras et nage fluide et pâle
Sur l’herbe velouteuse entre les bleus pétales ;
Tu te mires en elle et sais dans ton silence
Que la terre est pareille à cette ombre qui danse.

Sur les confins voilés et les souples collines
L’azur enveloppant se pose en lueur fine.

Deux hommes vêtus de buée
Gagnent la plaine hors de l’allée.
Un chien à peine dessiné
Les suit, tête basse, en cadence ;
On ne sait ce que le chien pense
Ni pourquoi ces gens embrumés
S’éloignent dans la somnolence.

La maison grise dans le pré.
Sur le seuil la femme apparaît,
Étend la main vers la prairie,
Puis rentre avec mélancolie.

Monde silencieux où ce vallon rêveur
S’allonge dans une ombre et dans une fraîcheur
De branches. Bleu vallon aux colonnes feuillues
Où la clochette tremble, où le bouleau remue.

Chemine avec douceur entre les fleurs muettes,
Élève tes bras blancs, incline ton beau corps,
Entre-croise suavement tes jambes sveltes
Pour une danse molle où le geste s’endort.
L’oiseau qui s’était tu chante dans la ramure
Du plus pâle bouleau et l’eau triste murmure.

Passe, Dame sereine, en jetant les longs plis
De tes cheveux autour de tes membres polis
Et parfois apparais nue et belle. Le rêve
Enveloppe tes pas et ta forme et soulève

Ta danse sur les fleurs. Écoute l’ombre et l’eau,
Le secret mouvement des pins et des bouleaux
Et de ta chevelure
Poursuivre autour de toi leur fuite calme et pure.