Le Vallon (Sauvage)/Mélancolie

Le VallonMercure de France (p. 135-248).
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MÉLANCOLIE

1909

Au docteur André Sauvage
et à Germaine Sauvage.


I




Dans ces vallons où l’ombre fine
Descend lentement du ciel froid
Fallait-il que je m’achemine ?
La nuit grandit autour de moi.


II




Dans un pâle et vague murmure
Disparaissent à l’œil mi-clos
Les longs matins verts de ramure
Qui se bercent au bord de l’eau.



Souvenirs des aubes dernières,
Je vous tiens doucement pressés
Comme la gerbe du passé
Vide de grains et plus légère.


III




Je me souviens de mon enfance
Et du silence où j’avais froid ;
J’ai tant senti peser sur moi
Le regard de l’indifférence.



Ô jeunesse, je te revois
Toute petite et repliée,
Assise et recueillant les voix
De ton âme presque oubliée.


IV




J’ai conservé longtemps
Une feuille séchée
Dans un livre d’enfant,
Une fleur effacée,
Un modeste ruban
Qui retenait mes tresses.
Ô lointaines tendresses.


V




J’avais peur qu’on touche ma robe,
Et jalouse de mes pensées,
J’étais l’ardeur qui se dérobe
Plutôt que d’être caressée.



Mes yeux se fixaient sur les êtres
Comme un pétale aveugle et frais
Dont l’éclat satiné pénètre
Le feuillage d’un feu discret.


VI




Je me suis dit les mots câlins
Que personne ne peut me dire,
Ceux qui ne parlent pas en vain
Au cœur qui se ronge et soupire.

Allez, je me suis bien aimée,
J’ai si bien caressé mes mains
Pour la misère désolée
Des petits doigts maigres de faim ;

J’ai si bien serré mon visage
Sur le sein de mon âme molle
Que nul amoureux entourage
Ne m’eût fait étreinte plus folle.


VII




Toute ma beauté sous mon front repose,
Mon âme secrète a l’odeur des roses.


VIII




Parfois d’un aveu qui s’élance
J’ai crié combien j’étais lasse,
Puis j’ai compris que le silence
Avait plus de poids dans l’espace.


IX




Je suis née au milieu du jour,
La chair tremblante et l’âme pure,
Mais ni l’homme ni la nature
N’ont entendu mon chant d’amour.


Depuis, je marche solitaire,
Pareille à ce ruisseau qui fuit
Rêveusement dans les fougères
Et mon cœur s’éloigne sans bruit.


X




Savez-vous, feuilles verdoyantes,
Pourquoi mon cœur devait souffrir
D’une douleur aussi fuyante
Qu’une vapeur qu’on voit mourir
Un matin ?


XI




Cette ronde toiture bleue
Du ciel pèse tant à ma chair
Que je voudrais pendant des lieues
Marcher pour trouver un autre air ;


Un air qui n’aurait pas de teintes
Et qui me permettrait de voir
Sur leurs gradins légers des saintes
M’invitant du geste à m’asseoir.


XII




Je veux d’une plainte suave
Exhaler ma peine au soleil
Et que mon chant soit pur et grave
Comme une campagne au réveil :

Une campagne solitaire
Où le seigle étend son velours,
La montagne moite et légère
Entourant l’air calme du jour.

Élancez-vous, jeune alouette,
Vos œufs sont pondus dans les blés,
Et la rosée en gouttelettes
Tremble sur les gazons dorés.


XIII




Petites violettes blanches,
J’aime ce cadre de printemps
Que vous me faites quand je penche
Mon visage sur les étangs.

Voyez, ma robe humble et fanée
Comme elle s’allonge dans l’eau
Et par une algue enrubannée
Devient légère avec le flot ;

Voyez comme l’ombre mouvante
Qui tombe du bouleau pleureur
Fait une délicate mante
De dentelle autour de mon cœur.


XIV




L’eau lumineuse ne reflète
Que le bonheur des longs rayons
Et mon âme tendre et muette
Sent la chaleur sur ses haillons.


XV




Je chante. Les jours passeront
Sans égard à ma destinée ;
De jeunes fleurs s’éveilleront
Entre les herbes chaque année ;


Mais ma voix n’aura pas couvert
L’universelle mélodie
Comme l’alouette de l’air
Qui voit sa saison reverdie.


XVI




Je me souviens d’un paysage
Où la neige molle tombait,
Pareille à l’indolent plumage
D’un grand oiseau qui se dévêt.

Assise près de la croisée,
Je regardais le sol blanchir
Et les ramures dénudées
Sous les flocons s’épanouir.

On eût dit une moisson triste
D’herbe pâle qui s’étendait,
Où le cœur perdu somnolait
Sans savoir même qu’il existe ;


Et lointains, les oiseaux nageaient
Dans l’eau dormante de la brume
Comme des oiseaux plus légers
Qui ne seraient faits que de plumes.


XVII




À présent, mon cœur aime mieux
Une allégresse atténuée
Plus proche de l’âme fermée
Que troublerait l’éclat des cieux.
Quand le matin bleu rempli d’ailes
Frôle la fenêtre où j’écoute,
Je me penche et vois sur la route
Glisser l’ombre des hirondelles.


XVIII




Va ton chemin, mon pauvre cœur.
Dans le soir rempli de fumées ;
Toutes les maisons sont fermées,
Suis la lune, mon pauvre cœur.

Ainsi je cours après la lune
Comme après ma fuyante image ;
Elle est au fond de l’ombre brune
Ou dans l’eau se dérobe et nage.


XIX




J’attends ; mais aujourd’hui encor
Nulle lèvre de soie et d’or
Ne se clora sur mon visage
Pour un consolant mariage.

Ainsi je marcherai toujours ;
Et mon âme appelle au secours,
Mais qui ? Le soleil s’achemine
Et suit sa route de collines.


XX




Pourtant, je veux chanter aussi
Comme une abeille sans souci
Et rire aussi comme une abeille
Sur un rosier qui s’ensoleille.

Je suis triste comme la plaine
Et joyeuse comme l’abeille
Dans le jour qui souffle une haleine
Embuée autant que vermeille.


XXI




Peut-être serai-je plus gaie
Quand, dédaigneuse du bonheur,
Je m’en irai vieille et fanée,
La neige au front et sur le cœur ;

Quand la joie ou les cris des autres
Seront mon seul étonnement
Et que des pleurs qui furent nôtres
Je n’aurai que le bavement.

Alors, on me verra sourire
Sur un brin d’herbe comme au temps
Où sans souci d’apprendre à lire
Je courais avec le printemps.


XXII




Le bonheur est mélancolique,
Le cri des plus joyeux oiseaux
Paraît lointain comme de l’eau
Où se noierait une musique.

À l’œil qui s’en repaît longtemps
La couleur des fleurs est moins fraîche ;
L’herbe a parfois l’air d’être sèche
Sur le sein même du printemps.

L’allégresse comme un mensonge
Hausse sa note d’un degré
Et l’angoisse au cœur se prolonge
Sous un jour trop longtemps doré


XXIII




J’entends tout bas pleurer les roses,
Les branches vertes, l’eau d’argent ;
Mon pauvre cœur tant indigent
Est plus sûr de ses jours moroses
Que le lac ne l’est de son eau
Calme où nagent des feuilles rondes
Et que l’amour du jeune oiseau
Ne l’est des ramures profondes.


XXIV




Langueur pure, douce harmonie
Des pelouses et des sentiers,
Les crapauds chantent dans ma vie
Avec leurs violons mouillés.


XXV




Les mélancoliques crapauds
Avec leurs violons sous l’eau
Font une musique à la lune.

Ô crapauds, vos violons verts
Faits d’eau morte et de cristal clair
Sont cachés sous la mare brune.

La lune est au milieu de vous
Dans l’eau et son visage doux
Pleure la pâle destinée
D’une musique insoupçonnée.


XXVI




La lune blanche au rire éteint
Glisse dans l’air où rien ne pèse ;
On entend le frisson lointain
D’un long murmure qui s’apaise.

L’heure est si pure qu’on dirait
Que la montagne est transparente
Et que les arbres dilués
Sont les reflets d’une eau dormante.


XXVII




Après moi celui qui viendra
Sur la route grise et poudreuse
Verra l’empreinte de mon pas
Dont l’argile un instant se creuse,
Mais ne se demandera pas
Quelle peine appuya ce pas
Sur la route silencieuse.


XXVIII




Les corbeaux qui suivront de près
Ma marche indolente et menue,
Assis en cercle dans les prés
Sous un ciel de brume chenue,
Auront l’air d’un peuple étranger
Qui complote de me manger
Quand la lune sera venue.


XXIX




Le merisier sous le brouillard
Aura sa rouge chevelure
Pleine d’oiseaux donl le départ
Est annoncé par la froidure,
Et ce merisier émouvant
Comme une personne inconnue
Se dressera pour ma venue
Avec sa chevelure au vent.


XXX




Je verrai s’éloigner la lune
Comme un oiseau dans le brouillard,
À l’heure où la blême infortune
Me pressera pour le départ.
Et l’arbre me dira : Demeure,
Pourquoi partir ? Rien n’est plus doux
Que l’automne blonde qui pleure
Avec ses feuilles dans ton cou.


XXXI




C’est vrai, c’est vrai, ma chère automne,
Vous revoilà. Mon cœur aussi
A des feuilles qu’il abandonne
Au vent sur le gazon jauni.


XXXII




Le vent glacé tord mes cheveux
Sur la route et fait pleurer l’ombre ;
Je me sens seule sous les cieux
Où chavire la terre sombre.


Les murs et les chemins sont froids,
Les maisons sont noires et mortes ;
Je me sens prise malgré moi
Dans les feuilles que l’air emporte
Et le sol chavire sous moi.


XXXIII




Ma maison est assise au vent
Dans une plaine sombre et nue
Comme un tombeau pour un vivant
Où s’agite ma chair menue.


Les longs brouillards viennent frôler
Au soir ma porte solitaire,
Et je ne sais rien de la terre
Que ma tristesse d’exilé.


XXXIV




Je sors lorsque la nuit descend,
Quand les monts sont noirs sous l’air pâle
Et que les pins en gémissant
Couvrent mes pas dans leur rafale.
Je sors sans héroïque espoir
Pour glisser dans l’ombre mon âme
Quand la lune courbe sa flamme
Comme une lampe au vent du soir.


XXXV




Arbres, montagnes, champs neigeux,
Je vous vois naître
Dans un rayonnement laiteux
À ma fenêtre.
Le jour passera somnolent
Sans autre fête
Que l’averse des flocons blancs
Lente et muette,
Et grave, je m’étonnerai
De quelque livre
Où les jours tièdes et dorés
Aident à vivre.
Tant mes regards s’habitueront
À voir descendre
L’averse molle des flocons
En froide cendre.


XXXVI




Le ciel est plus gris qu’une feuille morte
Oui traîna longtemps dans la boue et l’eau ;
Les rameaux menus que le vent emporte
Sont les os du pin et ceux du bouleau.
On entend couler ainsi que des larmes
Quelques gouttes d’eau dans les rochers noirs ;
Cet instant glacé a pour moi des charmes,
Il ne change rien à mes désespoirs.
Rien ne me rebute et rien ne m’attire ;
L’hiver me sourit dans ses jours neigeants,
Et quand il viendra, je laisserai rire
Le jeune printemps.


XXXVII




Lorsque l’eau voudra, lasse d’être morte,
Tordre ses cheveux d’algues au soleil.
Le vent du printemps poussera ma porte
Et me tirera de mon long sommeil.
Il me dira : Viens, prends ma main légère,
La neige a fondu, les toits vont fleurir,
Une jeune mousse a caché sous terre
Avec son tapis le vieux souvenir.
L’ombre est transparente entre les ramures,
Ton cœur doit souffrir d’un hiver si long,
Entends l’eau chanter argentine et pure
Comme un rossignol. — Je dirai : Allons.
Et peut-être alors en mon cœur qui pleure
J’entendrai piailler de petits oiseaux
Qui ne veulent pas que le printemps meure
Dans ma chair trop jeune et seront éclos.


XXXVIII




Alors je serai comme une malade
Qui traîne ses pas dolents dans les fleurs.
Une odeur de ciel lumineuse et fade
Montera, pareille au sang, dans mon cœur ;
Les feuillages clairs mouillés par la pluie
Laisseront tomber leurs pleurs sur mon front
El cette fraîcheur mettra dans ma vie
Le calme léger et vert d’un vallon.


XXXIX




Dans son coin profond d’ombre verte
Fleurit la digitale rouge ;
Toutes ses clochettes ouvertes,
Elle éclaire l’ombre et ne bouge.
Elle est une âme seule et qui brûle sans bruit
Dans sa douleur et dans la nuit ;
Mais la douleur la tient loin du jour qui dessèche
Et sa flamme est fraîche.


XL




Quand il a plu sur le jardin,
Quand toute l’herbe est arrosée
Et qu’un pleur fait sur chaque brin
Trembler sa goutte de rosée,
J’aime qu’un rayon lumineux
Traverse la plaine mouillée
Et répande le jour laiteux
Dont chaque corolle est baignée.


XLI




Souvent le cœur qu’on croyait mort
N’est qu’un animal endormi ;
Un air qui souffle un peu plus fort
Va le réveiller à demi ;
Un rameau tombant de sa branche
Le fait bondir sur ses jarrets
Et, brillante, il voit sur les prés
Lui sourire la lune blanche.


XLII




Dans les prés pleins de scabieuses
Sous un ciel pâle et sans éclat,
Mon âme autrefois plus rieuse
Apprend à sourire tout bas.
Elle apprend à taire sa peine
Et sa robe couleur du temps
Est un nuage qui se traîne
Et se mire dans les étangs


XLIII




Comme la lumière apaisée
De l’âme est plus sereine à voir
Que cette jeunesse embrasée
Agitant un faux désespoir.
Je ne cherche plus dans les landes
L’odeur trop forte des lavandes ;
L’aile flottante du brouillard
Me donne un parfum de départ.
Elle m’exile, me soulève
Dans le sommeil d’un demi-rêve
Et ne garde d’un vain plaisir
Que la douceur du souvenir.


XLIV




Aussi quand le soleil se lève
Sur ma campagne nuageuse,
Voyez quelle verdure heureuse
Repousse l’écorce et la crève.

La source qui fend les rochers
Baigne la pervenche pourprée ;
De l’herbage qui la cachait
Sort la primevère étonnée

Et le printemps qui paraît nu
Dans sa robe de lin mouillée
Souffle un air de brise inconnu
Plus frais que l’aube réveillée.


XLV




Douce chanson, claire chanson,
Tu sors de mon âme elle-même,
Comme la rose hors du buisson
Penche sa pourpre qu’elle sème.
Tu nais grave comme le jour
Avec un lumineux silence
Où le rêve de ton amour
A le calme d’une eau qui pense,
Et tu rejoins si purement
Les voix de l’ombre et de la plaine
Qu’on ne distingue pas le vent
Ni les parfums de ton haleine.


XLVI




Comme les jours dorés sont longs
À s’endormir dans les vallées ;
Les massifs d’arbres sont moins blonds
D’où la clarté s’en est allée ;
Mais il traîne sur les rameaux
Comme une vapeur de lumière
Et la nature tout entière
A l’air de se noyer dans l’eau
De la lune rose et légère.


XLVII




Ici peu d’abeilles dorées ;
Mais de petits papillons noirs
Fleuris sous les sombres nuées
Volètent dans la paix des soirs
Comme des ombres de pétales
Au-dessus du seigle vert pâle.
Tel un vent qui viendrait des bois
Mon pas les chasse devant moi,
Léger troupeau qui se rallie
Conduit par ma mélancolie.


XLVIII




Au milieu des hautes fougères
Dont la dentelle verte éclaire
L’ombre penchante des ravins,
Je sentais les plantes légères
S’attacher souples à mes mains
Comme des toiles d’araignées
Faites de feuilles ajourées.


XLIX




Dans ce long ravin de fougères
Où je m’achemine en rêvant
Tout le silence de la terre
S’est endormi comme le vent.
Un fin bouleau d’écorce blanche,
Plus léger qu’un saule, se penche ;
Sa retombante chevelure
Faite d’une grêle ramure
Où l’on aurait jeté des feuilles
S’incline jusqu’à la fougère,
Et je vais, laissant au mystère
Cette fraîcheur qui se recueille.


L




Dans ce clair réduit de fougères
Où la digitale est en fleur,
Allons nous reposer, mon cœur,
Des sécheresses de la terre.

Je m’avance sous l’ombre verte,
Pure comme une âme entr’ouverte
Dont le silencieux vallon
S’allongerait dans ce bas-fond.

Il me semble toucher mon âme
En caressant les frais rameaux
Qui font avec une odeur d’eau
Soupirer leurs tranquilles palmes.


LI




Comme j’allais dans les fougères
Dont mon front rêveur est frôlé,
Un doux oiseau s’est envolé
De sa ramure familière.
Et mon pas s’éloigna sans bruit
Pour laisser à la verte nuit
Qui sur lui descend du branchage
Cet oiseau dont le trille pur
Comme le regard de l’azur
Pénètre l’ombre des feuillages.


LII




Dans les pins élégants et hauts
L’azur blanc pénètre
Plus brillant que dans les bouleaux
Ou que dans le hêtre.


Ô bois de pins, colonnes fines
Qui nombreuses vous balancez
Sur le flanc pâle des collines,
Souvent je vous ai traversé ;
La lune sur vous verte et douce
Se suspendait et je sentais,
Calme navire aux mâts légers,
Remuer votre sol de mousse.


LIII




Ô pin, colonne nue
Qui s’achève en sombre verdure,
Vous êtes sur la nue
La solitude hautaine et pure.


LIV




Quand je partirai, paysage,
Ma douleur d’ici sera morte,
Et j’irai vers un autre orage
Avec une raison plus forte.
Où mes yeux se poseront-ils,
Sur quelles feuilles éclairées
Plus douces à l’âme en allée
Que celles du dernier exil ?


LV




Le cercle sombre des montagnes
Entoure un ciel de pâle azur ;
C’est le temps où dans les campagnes
Le seigle et les orges sont mûrs.

Les alouettes inquiètes
Frôlent la graine des épis
Et les petits des alouettes
Trébuchent en dehors du nid.

La terre blonde qu’on moissonne
A plus de clarté que le jour ;
L’air est fumeux comme en automne
Et l’aurore est sur les labours.


LVI




Le paon triste annonce la pluie :
Ce soir encor tu pleureras,
Ô mon ciel de mélancolie ;
Un voile gris te couvrira,
Noyé d’une averse infinie ;
Puis l’arc-en-ciel s’arrondira
D’un bout à l’autre des collines,
Sa lueur rose éclairera
Les feuilles humides et fines
De mon jardin et s’éteindra.


LVII




Le ciel et la terre sont noirs
Mais sur les montagnes ombrées
Le soleil qu’on ne peut plus voir
Allonge une lueur dorée.


LVIII




Le reflet d’un oiseau a traversé l’étang
Et dans l’eau j’ai cru voir un ciel de mon enfance
Où le rondeau joyeux des martinets s’élance
Par un soir de printemps.

Étang, ciel du passé brumeux de souvenirs,
Ciel reculé et bas enfoncé dans la terre.


LIX




Je suis dans ma blanche maison,
Affairée autour de la table
Et j’entends piailler le jour blond
Qui remplit la fenêtre aimable.

Quand plus fort grésille le feu
Qui m’appelle aux chaudes cuisines,
Mon regard frôle ton air bleu
Où respirent des branches fines,

Ô ma fenêtre, et ton baiser
De feuillage dans la lumière
Vient sereinement se poser
Sur ma pauvre âme prisonnière.


LX




Quelquefois sur le seuil de pierre
J’écoute, pensive, le chant
Des martinets, de la lumière
Et des guêpes brunes du champ.

Le jour dans sa ronde joyeuse
D’ailes, de feuilles et de cris
Bat ma maison silencieuse
Comme un nid de chauve-souris.

Mais qu’autour de moi l’heure vaine
S’illumine d’un temps si pur,
Je suis grave et même sereine
D’avoir l’ombre en mes quatre murs.


LXI




Je suis dans ma maison chérie
D’où je vois les jours s’écouler ;
Tour à tour soleil, brume, pluie
Vont rire, fondre et s’envoler.
Ah ! que de soirs dont je recueille
Le dernier soupir plein d’azur
Et que d’abeilles, que de feuilles
Tombent mortes le long du mur.


LXII




Pourquoi toutes ces morts légères
Autour de moi
Dont l’aile est aussi passagère
Que l’air des bois ?
Tandis que mes heures dolentes
Fauchent les jours,
Il me fauche aussi, triste plante,
Le temps qui court.
J’arriverai dans la tempête
Et mon bras nu
N’aura pas la feuille que jette
L’arbre tordu.


LXIII




Sur le cercle des monts veloutés d’herbe fine
L’azur est immobile et sans ombre aujourd’hui
Et je crois cheminer sous la voûte opaline
D’une bulle légère, immense et qui reluit.
Ô beau soir lumineux, une lune rêveuse
Va s’élever dans l’air toute pâle et roulant
Et, la terre fondant de clarté vaporeuse,
Je me sentirai pure et dans un pays blanc.


LXIV




Ah ! ne me croyez pas pleureuse,
Je suis sereine sous le jour
Comme dans l’herbe qu’elle creuse
Une source à l’eau de velours.
Je reflète avec un temps sombre
Les nuages et l’arbre noir,
Mais j’aime mon silence et l’ombre
Qui s’incline sur mon miroir.


LXV




Que serais-je, ô triste pensée,
Sans ton aile grise à mon dos,
Dont je me sens plus caressée
Que d’un voluptueux manteau ?


LXVI




Mélancolie, ô ma colombe
À l’œil tendre, à la plume grise,
Toi qui me suis quand le jour tombe
Vers l’étang que la lune irise ;
Toi qui becquètes mon bras frêle
Comme une sœur encor mutine
Et dont le baiser me rappelle
L’ongle pointu d’une main fine.


LXVII




Ce soir j’ai ri, vois-tu, d’un rire qui s’écoute,
Pour rire, pour sentir entre mes froides dents
Cette gaîté qui tombe en perles goutte à goutte
Avec un tremblement.


LXVIII




Parfois de crépuscule pleine
Avec la lune sur le cœur,
J’ai l’âme flottante et sereine
Du jour qui meurt.
Je vis sans rêve, sans pensée,
Comme doit vivre une colline
Sous l’ombre bleue et traversée
De vapeur fine.


LXIX




J’ai senti dans la plaine
Mon ombre vivre autant que ma personne humaine
Qui me semble sur l’herbe un mirage jeté
Par un rayon solaire au milieu de l’été.


LXX




Parfois dans mon miroir où tarde l’indolence
Je m’apparais songeant sur un fond de silence ;
La fenêtre d’en face y fait danser sans bruit
Son feuillage d’été que la brise conduit ;
Une bruine d’or s’effrite sur mes tempes,
J’ai le cadre fumeux et léger des estampes.
Alors de ce tableau de rêve où peu à peu
Les formes et le jour s’accusent moins ombreux,
Je palpe en hésitant la prochaine atmosphère
Comme un pan d’horizon détaché de la terre ;
Et mon âme indécise et qui se débattait
Entre mon être morne et mon pâle reflet
Me fuit. Je sens soudain que sa chaleur me quitte
Et que c’est le reflet seulement qu’elle habite.


LXXI




Le soir, au soleil je m’assieds
Devant ma porte ;
Le jardin, les arbres fruitiers,
La brise forte
Soufflent jusqu’à moi la rumeur
Des tièdes feuilles
Sans que mon immobile cœur
En lui l’accueille.
Je devine les coteaux mous
Qui se prolongent,
Sur l’étoffe de mes genoux
Mes mains s’allongent
Et je m’abîme à regarder
Ces deux mains frêles
Comme si mon corps tout entier
Était en elles.


LXXII




Parfois je ne suis plus que deux jambes marchant.
Qu’une main qui chavire au fil d’une rivière,
Qu’un œil mouillé de pleurs qui regarde en arrière.

Lentement je m’exile et je sors de moi-même,
Mon front m’est étranger et j’ai peur de ma main.


LXXIII




Bouleau léger qu’un souffle immobile balance
Dans la langueur du soir, je ne suis que silence,

Feuillage sourd, corolle aveugle, herbe levante
Qui vivent lentement d’obscure volupté,
Et fraîcheur, pureté,
Caresse vaporeuse
Qui traverse en rêvant la paix mélodieuse.


LXXIV




Vers cet espace calme où tourne l’hirondelle
Et qui ne connaît pas le cri des chairs mortelles,
Portez-moi, longs soupirs des oiseaux et des branches,
Que je coule dans l’air avec le vent muet.


Leur essor me soulève en sa fuite endormie
Au-dessus du bonheur, ô ruisseau d’harmonie…


Ô sonore ruisseau, musique aérienne
Où l’âme se balance en son éternité,
Calme enveloppement de lumière lointaine
Aux pâleurs de l’été.


LXXV




Je ne suis qu’un soupir émané de la terre.


LXXVI




Mon ombre, ô compagne légère
Comme l’ombre d’une fougère…

Ombre, fantôme de ma vie
Qui partout me suit en chemin,
Souvenir et mélancolie
De mon destin ;

C’est moi qui t’attache à la terre,
Pesant lien,
C’est ma chair lourde, ombre légère,
Qui te retient.

Étendez mon ombre à mes pieds
Si vous dessinez mon image,
Elle est le miroir familier
De mon passage.


LXXVII




Ô nuit verte de la vallée,
Souviens-toi de mon pas traînant,
Que la feuille par moi frôlée
Garde dans son gémissement
Le silence d’un cœur vivant
Et sa mélodie isolée.


LXXVIII




Ô vallon où je m’environne
De fraîcheur et d’humidité,
Mon âme tranquille te donne
Le silence de sa beauté.
Elle est faite de ton feuillage,
De ton ruisseau triste et mouvant,
Et c’est de ce léger passage
Que le vient ton apaisement.


LXXIX




J’aurai trouvé l’apaisement
À me fondre avec le murmure
Et le rêve de la nature
Dans son musical flottement ;


À mourir comme fait la brise
Dont s’éloigne le clair réseau,
Nuage indolent qui se brise,
Chute de feuille, reflet d’eau.


LXXX




Si vous venez sous mes ombrages,
Ô voyageurs, vous reposer,
Goûtez la fraîcheur des nuages
Où glissent mes plus doux baisers ;
Écoutez les feuilles luisantes
Remuer avec un bruit d’eau
Au-dessus des sources dormantes
Où mon rêve sobre est enclos.
Sous la lumière atténuée
Cheminez sans voix et gardez
Le souvenir de ces nuées
Qui caressent les noirs sommets
Dans la pluvieuse buée.


LXXXI




Mon cœur, ne te réveille pas,
Dors sous les ombres lumineuses ;
Tu n’es pas mort, tu vis tout bas
Dans la nature harmonieuse.


L’air ne semble-t-il pas dormir
Sur la campagne somnolente ?
Oh ! comme la vie est fuyante
Avec son pâle souvenir.


LXXXII




Comme un tumulte dans la brume
Les cris sont effacés et mous ;
L’air déplace dans ses remous
Les sourires et l’amertume
Et reste lumineux et doux.


LXXXIII




Une vapeur mauve et légère
Du ciel bruinait sur les monts ;
Sa lueur caressait la terre
Et la profondeur des vallons ;
Sur la verte et rase prairie
Elle s’allongeait en fumant.
Fraîcheur qui pénètre la vie,
Mollesse de l’ombre et du vent,
Ô paysage, instant de calme.


Paysage qu’on voudrait mettre
Dans un cadre au faîte arrondi
Et simple comme une fenêtre
Ouverte sur le jour pâli.


LXXXIV




Comme un plus sombre azur dans le jour qui s’éteint
Les monts sont d’un bleu noir et léger.
C’est le moment, mon cœur, de descendre au jardin
Oublier les soins ménagers.
Pauvre âme, laisse là l’ennuyeuse misère ;
Vois courir sur les champs les nuages courbés.
Vois, le ciel est si bas qu’il va toucher la terre
Comme pour t’absorber.


LXXXV




Écoute l’alouette au fond du ciel perdue.


LXXXVI




Le soir fugitif a passé
Dans un instant bleu de lumière.
La nuit descend et l’on dirait
Qu’elle a toujours voilô In terre.
Ô souvenir, ô jour doré,
Ai-je touché ta main légère ?


LXXXVII




Te voilà dans les bois,
Nuit douce et blanche,
Et ton ombre se penche
Autour de moi.
Tout à l’heure, mauves de brume,
Les pins veloutaient le coteau
Et l’azur était comme une eau
Vaporeuse où la lune fume.
Mais rien de l’instant lumineux
Dans ces espaces ne demeure.
Ainsi l’âme ferme les yeux
Sur sa peine afin qu’elle meure.


LXXXVIII




Le lis pousse dans le jardin
Avec cette fleur de lupin
Dont l’odeur céleste s’épanche
Et la lueur du pâle été
Nimbe en poussière de clarté
Leurs liges blanches.


LXXXIX




De tristes pavots effeuillés
Sont tombés sur le sol mouillé
Dans la pluie et le vent d’orage.
Des gouttes d’eau pleines de feux
Jettent de minces rayons bleus
Sur le feuillage :
Ces gouttes sont le seul éclat
Du jardin qui pleure tout bas
Après l’orage.


XC




Arbres qu’on n’a pas ébranchés,
Arbres, colonnes de feuillage
Droites et fines sur les prés,
Quelle fraîcheur de paysage
M’est apparue à votre image,
Vous dont les rangs sont séparés
Par la lueur verte des prés.


XCI




Ô prairie où je me promène,
Le verne jusqu’à l’herbe étend
Son feuillage humide qu’il traîne
En miroitant.
Avec le frêne et le bouleau
Il cache une obscure rivière
Qui ne révèle de son eau
Que la voix claire.


XCII




Bois de bouleaux léger sur moi,
Jamais ce tombeau de dentelle
Que je visitais autrefois
Dans son silence de chapelle,
Jamais ces grêles clochetons
Élevant leurs pierres feuillues
Ne vaudront les ombres menues
Que tes rameaux pleureurs me font.


XCIII




Va, mon âme, promène-toi
Dans la nuit verte des ramures,
Nul n’écoutera mieux ta voix
Que le silence et la nature,
Nul ne pleurera mieux sur toi
Que le murmure du feuillage
Et que les larmes de l’orage
Qui s’égoutte aux branches des bois.


XCIV




Le soleil s’est levé lentement ce matin,
Il a fondu la brume et la lune pâlie ;
Un rayon qui me vient du lumineux jardin
Couvre de sa clarté ma table rajeunie.
Ma fenêtre s’emplit de murmure et d’oiseaux
Et sans la regarder je la devine ouverte
Sur le jardin voilé d’un humide réseau
D’haleine matinale et de ramure verte.


XCV




Quand je me suis levée avec le petit jour,
Au coin de la vitre bleutée
La lune toute ronde et d’un pâle velours
Penchait sa figure effacée.
La brume caressait les arbres du lointain
Dans son eau tranquille et brouillée ;
Du fond de l’horizon une hirondelle vint
Reconnaître l’aube mouillée.
Elle glissa. Le givre avait blanchi les prés,
Et toute mon âme saisie,
J’écoutais sous le ciel le murmure ignoré
D’une flottante mélodie.


XCVI




Ô mes fougères, j’ai passé
Dans votre vallon immobile ;
Le jour lentement effacé
Inclinait son azur tranquille
Dans le ramage des bouleaux
Et sur vos feuilles de dentelle
Que des reflets bleus comme une eau
Couvraient d’une teinte irréelle :
Mes tristes mains ont caressé
Lentement dans le soir tranquille.
Larges fougères immobiles,
Votre feuillage et j’ai passé.


XCVII




Je marchais. La nuit est venue
Entre les colonnes menues
Des pins et des bouleaux pleureurs.
Nés de la brise et du silence
Sur les seigles en somnolence
Volaient des insectes frôleurs.
Les feuilles se sont effacées
Comme des lumières sans bruit
Et je n’ai plus vu dans la nuit
Qu’une ombre verte balancée.


XCVIII




Le soir est descendu sur moi,
Sur la vallée et dans les bois.
Dans un réduit de feuilles claires
Les bouleaux penchaient vers la terre
Leurs troncs veloutés de blancheur.
Une clochette dans sa fleur
Se balançait, mauve et légère,
Sur une mousse de fraîcheur
Avant d’éteindre sa lumière.


XCIX




En revenant sur le chemin
J’avais un bouquet de clochettes
Mélangé d’une herbe en aigrettes,
Et je l’élevais dans ma main.
Or, je vis la lune descendre
Toute petite dans les fleurs
Et plus mauve de leurs couleurs.
Ô bouquet gracieux et tendre,
La lune a tenu dans ton cœur
Et sur ma table solitaire
Tu garderas dans ta fraîcheur
Le silence de sa lumière.


C




Nuit enveloppante et frôleuse,
Tu prends les pins et les vallons,
Mon jardin luisant, ma maison
Et mon âme silencieuse.


CI




Ô bonheur des sources tranquilles,
Vents apaisés, jours immobiles,
Je marche dans votre clarté.
Je ne ride pas l’eau dormante
En passant ni la brise errante
Ni la beauté.


CII




J’ai pris les étangs, ils sont là
Avec leur face miroitante,
Le ciel d’été rêve tout bas
Dans cette page murmurante ;


La fleur est là, le jour est là ;
Je les ai pris sans mots ni poses
Et l’arc-en-ciel met sans éclat
Son cadre humide sur mes roses.


CIII




Adieu tristesse, adieu bonheur ;
Adieu jeunesse, adieu misère.
Je pénètre l’âme des fleurs,
De l’univers, de la lumière.


Le vent m’emporte en murmurant,
Je suis sur la blanche atmosphère
Prise dans l’éternel printemps
Qui se balance sur la terre.


CIV




Imitez mon tranquille essor,
Mon sommeil au-dessus des âges,
De la misère, de la mort
Et des orages ;
Bercez-vous du rythme serein
De l’enveloppante harmonie.
Vapeur blonde ou brouillard chagrin
Sur la prairie.


CV




Pâle amour et pâle terreur,
Couple enlacé loin de mon cœur
Sous un ciel sombre,
Entends la rumeur de mon chant,
Vague abeille au-dessus des champs
À travers l’ombre.


CVI




Ô mon âme, ô mon chant léger,
Tu flotteras sur la colline
Pour la tristesse du berger
Dans l’ombre fine ;
Dans le silence du vallon
Pour le cœur de celles qui vont
La chair blessée ;
Sur la ville et sur la maison
Pour l’ennui, pour la déraison,
Pour la pensée.


CVII




Lève-toi, jour pâle et laiteux,
Sur la planète printanière
Où je m’avance la première
À travers un rayon brumeux.
La vie et le temps qui s’éveillent
Font une musique d’abeilles
Et d’oiseaux, ô monde léger
Où l’âme frôle la prairie
Comme la brise rajeunie
Qui baise les gazons mouillés.


CVIII




Qu’on ne m’enlève pas, ô mon vallon, ta nuit,
L’ombre du verne obscur et du bouleau fragile,
Le pré de froid velours où le soir me conduit
Et dont rêve à mes pieds le sommeil immobile.
Tant de fraîcheur me vient de ces lieux recueillis
Où la lumière verte est l’âme du silence
Que mon cœur immortel y tombe dans l’oubli
Et dans l’inconscience.


CIX




Jusqu’au ciel d’azur gris le pré léger s’élève
Comme une route fraîche inconnue aux vivants ;
La mouillure de l’herbe et de la jeune sève
Répand dans l’air rêveur son haleine d’argent.
Sur les bords de ce pré le bouleau se balance
Avec le merisier profond dans ses rameaux
Où des moineaux dorés sautillent en silence
Comme aux pures saisons d’un univers nouveau.


Je te pénètre, ô pré que longent des collines
Où la fougère étend son feuillage en réseau.
Et j’écoute parler la voix molle et divine
De la calme nature au milieu des oiseaux.


CX




Ô terre verte, fraîche et pure,
Molle prairie, arbres profonds,
Arbres légers dont la ramure
Tombe grêle le long du tronc,
Me voici, d’une âme sereine
Je marche dans votre retrait
Et mon pas caressant se traîne
Comme une branche sur le pré.


CXI




La montagne éteinte est voilée ;
Seul un carré d’herbage frais
Sur le penchant de la vallée
S’éclaire d’un rayon doré.
Comme une nappe de lumière
Il miroite sur la hauteur
Et toute l’ombre de la terre
Est muette de son bonheur.