Le Tueur de daims/Chapitre XXXI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 479-490).

CHAPITRE XXXI.


La fleur qui sourit aujourd’hui périt demain ; tout ce dont nous désirons arrêter le passage nous tente et fuit loin de nous. Que sont les plaisirs de ce monde ? un éclair pendant la nuit, aussi court qu’il est brillant.
Sheley

Il est à peine nécessaire de mettre sous les yeux des lecteurs le tableau qu’offrait alors la pointe de terre sur laquelle les Hurons avaient placé leur dernier camp. Les troncs d’arbres, les feuilles et la fumée avaient caché une grande partie de ce qui s’y était passé, et la nuit ne tarda pas à étendre son voile sur le lac et sur l’immense désert qui se prolongeait alors presque sans interruption depuis les bords de l’Hudson jusqu’à l’océan Pacifique. Nous passerons donc au jour suivant, dont le matin fut aussi serein et aussi souriant que s’il ne se fût passé rien d’extraordinaire dans la soirée précédente.

Quand le soleil se leva, tout signe d’alarme et d’hostilités avait disparu du bassin du Glimmerglass. Les événements terribles de la veille n’avaient laissé aucune trace sur cette nappe d’eau tranquille. Les heures suivaient leur cours ordinaire suivant l’ordre prescrit par une main toute puissante. Les oiseaux effleuraient la surface de l’eau ou prenaient leur essor au-dessus des plus hauts pins, les uns et les autres obéissant également aux lois irrésistibles de leur nature. En un mot, rien n’avait changé, si ce n’est l’air de mouvement et de vie qu’on voyait dans le château, changement qui aurait frappé l’œil le moins observateur. Une sentinelle, portant l’uniforme de l’infanterie légère, se promenait sur la plate-forme d’un pas mesuré, et une vingtaine d’hommes, appartenant au même corps, y passaient le temps comme bon leur semblait, ou étaient assis sur l’arche. Leurs armes étaient placées en faisceau sous les yeux de leur compagnon qui était en faction. Deux officiers examinaient le rivage en face à l’aide de la longue-vue dont il a été si souvent parlé. Leurs regards se dirigeaient vers la fatale pointe où l’on voyait encore entre les arbres des habits écarlates, et des soldats, la pioche en main, occupés du triste devoir d’enterrer les morts. Plusieurs hommes du détachement portaient sur leur personne la preuve que les Indiens n’avaient pas été vaincus sans faire résistance, et le plus jeune des deux officiers avait un bras en écharpe. Son compagnon, qui commandait le détachement, avait été plus heureux : c’était lui qui tenait la longue-vue, et qui faisait la reconnaissance dont ils s’occupaient tous deux.

Un sergent s’approcha pour faire un rapport, et il appela le plus âgé des deux officiers du nom du capitaine Warley. Quand il eut à parler à l’autre, il le nomma l’enseigne Thornton. Le premier était l’officier qui, comme on peut se le rappeler, avait été nommé dans la dernière conversation entre Judith et Hurry. Dans le fait, c’était le même individu dont le nom avait été très-souvent prononcé, dans les propos légers des oisifs des forts, avec celui de la belle mais indiscrète Judith. C’était un homme d’environ trente-cinq ans, ayant des traits fortement prononcés et des joues rouges, mais qui y joignait une tournure militaire et un air à la mode qui pouvaient faire impression sur l’esprit d’une jeune fille connaissant aussi peu le monde.

— Croig nous comble de bénédictions, dit-il au jeune enseigne avec un ton d’indifférence, en remettant la longue-vue à son domestique. À la vérité, ce n’est pas sans raison : il est plus agréable d’avoir à servir ici miss Judith Hutter que d’enterrer là-bas les morts, quelque romantique que soit la situation, et quelque brillante qu’ait été la victoire. — À propos, Wright, Davis vit-il encore ?

— Il y a dix minutes qu’il est mort, capitaine, répondit le sergent ; je savais ce qui en résulterait dès que j’ai vu que la balle l’avait frappé dans l’estomac. Je n’ai jamais vu un homme tenir bon longtemps avec un trou dans l’estomac.

— Non, ce n’est pas une issue commode pour emporter quelque chose de très-nourrissant, dit Warley en bâillant. — Deux nuits de suite passées sans dormir, Arthur, c’est trop fort pour les facultés humaines. Je suis aussi stupide qu’un de ces ministres hollandais sur les bords du Mohawk. — J’espère que votre bras ne vous fait pas trop souffrir, mon cher enfant ?

— Il m’arrache de temps en temps une grimace, comme je suppose que vous le voyez, capitaine, répondit le jeune homme en riant, quoique ses traits prouvassent qu’il souffrait. Mais il faut le supporter. — J’espère que Graham pourra bientôt me donner quelques minutes pour examiner ma blessure.

— Cette Judith Hutter est une charmante créature, après tout, Thornton, et ce ne sera pas ma faute si elle n’est pas vue et admirée dans les parcs de Londres, reprit Warley, qui songeait fort peu à la blessure de son compagnon. Ah ! j’oubliais ! — votre bras. — Sergent, allez sur l’arche, et dites au docteur Graham que je le prie de venir examiner le bras de M. Thornton, dès qu’il n’aura plus besoin près du pauvre diable qui a eu une jambe cassée. — Oui, c’est une charmante créature. Elle avait l’air d’une reine hier, avec sa robe de brocart. — Je trouve tout changé ici ; le père et la mère morts, la sœur morte ou mourante ; il ne reste de toute la famille que la beauté ! — Notre expédition a été heureuse, au total, et elle s’est terminée mieux que la plupart des escarmouches avec les Indiens.

— Dois-je supposer, capitaine, que vous allez déserter vos drapeaux dans le grand corps des garçons, et finir la campagne par un mariage ?

— Moi ! — moi, Tom Warley, m’enrôler dans la grande confrérie ! Sur ma foi, mon cher enfant, vous ne me connaissez guère si vous vous imaginez une pareille chose. Je suppose qu’il y a dans les colonies des femmes qu’un capitaine d’infanterie légère pourrait ne pas dédaigner ; mais elles ne se trouvent ni sur les bords d’un lac caché dans les montagnes, ni même sur les rives du Mohawk où nous sommes postés. Il est vrai que mon oncle le général m’a fait une fois la faveur de m’offrir une femme qu’il m’avait choisie dans le comté d’York ; mais elle n’était pas belle, et sans beauté je ne voudrais pas d’une princesse.

— Et avec de la beauté vous épouseriez une mendiante ?

— Oui, ce sont là les idées d’un enseigne, l’amour dans une chaumière, — la porte et puis la fenêtre, — la vieille histoire. Nous ne servons pas dans un corps où l’on se marie, mon cher enfant. Voyez le colonel, le vieux sir Edwin, jamais il n’a songé à prendre une femme, et quand un homme est sur le point d’obtenir le grade de lieutenant-général, il est à peu près en sûreté. Le lieutenant-colonel est un célibataire confirmé, comme je l’ai dit à mon cousin l’évêque. Le major est veuf, ayant essuyé un an de mariage pendant sa jeunesse. Sur dix capitaines, un seul est entré dans la nasse nuptiale, et on le laisse toujours au quartier-général du régiment, comme une sorte de memento mori pour les recrues. Quant aux officiers subalternes, pas un n’a encore eu la hardiesse d’introduire une femme dans le régiment. — Mais je vois que votre bras vous fait souffrir, et j’irai voir moi-même ce qu’est devenu le docteur Graham.

Le chirurgien qui avait accompagné le détachement était occupé tout différemment de ce que le capitaine avait supposé. Quand le combat avait cessé, et tandis qu’on séparait les morts des blessés, la pauvre Hetty avait été trouvée parmi les derniers, le corps traversé par une balle, blessure qui, au premier examen, fut déclarée mortelle. Personne ne put dire comment elle avait reçu cette blessure. C’était sans doute un de ces hasards qui accompagnent toujours des scènes semblables à celle qui a été rapportée dans le chapitre précédent. Le Sumac, toutes les vieilles femmes et quelques jeunes filles avaient péri par la baïonnette dans la confusion, attendu la difficulté de distinguer les sexes, tant le peu de vêtements que portaient les hommes et les femmes étaient à peu près semblables. Quelques guerriers avaient échappé en se jetant à la nage, et il n’y en eut qu’un petit nombre qui furent faits prisonniers, parce qu’ils étaient blessés. Rivenoak était du nombre. Quand le capitaine Warley et l’enseigne entrèrent dans l’arche, ils le trouvèrent assis sur l’avant, la tête et une jambe entourées de bandages, mais ne montrant aucun signe visible d’accablement ou de désespoir. Il était facile de voir qu’il déplorait la perte de ses compagnons ; mais c’était en silence, avec dignité, et d’une manière convenable à un guerrier et à un chef.

Les deux officiers trouvèrent le chirurgien dans la principale chambre de l’arche. Il venait de s’éloigner du lit de la malheureuse Hetty, et ses traits écossais, durs et marqués de petite-vérole, avaient une expression de regret mélancolique qu’on n’était pas accoutumé à y voir. Tous ses soins avaient été inutiles, et il s’était retiré sans aucun espoir qu’elle vécût encore plus de deux à trois heures. Le docteur Graham était accoutumé à voir la mort sous toutes les faces, et cette vue ne faisait, en général, que peu d’impression sur lui. En tout ce qui concerne la religion, son esprit, à force de réfléchir et de raisonner sur les choses purement matérielles, était devenu sceptique : une confiance fondée sur la religion lui paraissait une faiblesse. Mais quand il vit une jeune fille douce et simple comme Hetty, soutenue en un pareil moment par ses sentiments religieux, et cela d’une manière à laquelle des guerriers et des héros auraient pu porter envie, il se trouva touché de ce spectacle à un point qu’il aurait été honteux d’avouer. Édimbourg et Aberdeen fournissaient, comme aujourd’hui, une assez bonne portion des officiers de santé du service britannique, et le docteur Graham, comme son nom et sa physionomie l’indiquaient, était né dans le nord de la Grande-Bretagne.

— C’est un vrai phénomène dans le fond d’une forêt, et dans un être qui n’est qu’à demi doué de raison, dit-il avec un accent décidément écossais, quand Warley entra avec l’enseigne ; et je désire, Messieurs, que, lorsque nous serons tous trois appelés à quitter le régiment d’ici-bas, nous soyons aussi résignés à passer à la demi-paie d’une autre existence, que cette pauvre fille dont l’esprit n’est pas très-sain.

— N’y a-t-il aucun espoir qu’elle puisse survivre à sa blessure ? demanda Warley les yeux fixés sur Judith, dont les joues pâles s’étaient empreintes de deux grandes taches rouges dès l’instant qu’il était entré dans la chambre.

— Pas plus qu’il n’y en a pour Charles Stuart, répondit le docteur. — Approchez, Messieurs, et jugez-en vous-mêmes. Il y a dans l’esprit de cette pauvre fille une espèce de lutte entre la vie et la mort, qui en fait une étude intéressante pour un philosophe. — Monsieur Thornton, je suis à votre service maintenant, et si vous voulez passer avec moi dans la chambre voisine, nous pourrons jeter un coup d’œil sur votre bras, tout en raisonnant autant qu’il nous plaira sur les opérations et les sinuosités de l’esprit humain.

Le chirurgien et l’enseigne se retirèrent, et le capitaine eut le loisir de jeter un coup d’œil autour de lui, et de chercher à connaître la nature des sentiments des individus groupés dans cette chambre. La pauvre Hetty avait été placée sur son lit, moitié couchée, moitié assise, sa physionomie annonçant l’approche de la mort, mais adoucie par l’expression de ses traits, dans lesquels semblait concentrée toute l’intelligence qu’elle avait jamais possédée. Judith et Hist étaient près d’elle, la première assise, et plongée dans une profonde affliction ; la seconde debout, et lui prodiguant des soins malheureusement inutiles. Deerslayer était debout au pied du lit, appuyé sur Killdeer. L’ardeur martiale dont ses traits avaient brillé la veille s’était éclipsée, et il avait repris son air habituel de franchise et de bienveillance, auquel se joignait une expression de regret et de pitié. Le Grand-Serpent était à l’arrière-plan du tableau, droit et immobile, mais observateur si attentif que rien de ce qui se passait ne lui échappait. Hurry complétait le groupe, assis sur une escabelle près de la porte, comme un homme qui se sentait déplacé dans une telle scène, mais qui aurait eu honte de s’y soustraire sans motif.

— Qui est cet homme en habit écarlate ? demanda Hetty dès qu’elle eut aperçu l’uniforme du capitaine. — Est-ce l’ami de Hurry, Judith ?

— C’est l’officier qui commande le détachement qui nous a sauvés tous des mains des Hurons, répondit Judith à voix basse.

— Suis-je sauvée aussi ? je croyais que j’allais mourir du coup de fusil que j’ai reçu. Au surplus, ma mère est morte, mon père aussi ; mais vous vivez, Judith, ainsi que Hurry. Je craignais qu’il ne fût tué, quand j’ai reconnu sa voix au milieu des soldats.

— Ne vous inquiétez pas, chère sœur, s’écria Judith, craignant en ce moment, peut-être plus qu’en tout autre, que sa sœur ne trahît son secret ; — Hurry se porte bien, ainsi que Deerslayer, et le Delaware aussi.

— Mais comment se fait-il qu’ils aient tiré sur une pauvre fille comme moi, et qu’ils aient laissé aller tant de soldats sans leur faire aucun mal ? Je ne croyais pas que ces Hurons fussent si méchants.

— C’est par accident, ma pauvre Hetty, par un accident bien malheureux. Aucun d’eux ne vous aurait fait le moindre mal volontairement.

— J’en suis charmée. — Cela me semblait étrange. Les hommes rouges ne m’avaient jamais fait aucun mal jusqu’ici ; je serais fâchée de croire qu’ils aient changé de conduite. — Je suis bien contente aussi, Judith, qu’ils n’aient pas blessé Hurry. — Je ne crois pas que Dieu permette jamais qu’il arrive aucun malheur à Deerslayer. Il est pourtant fort heureux que les soldats soient arrivés, car le feu brûle.

— Oui, ma sœur, très-heureux. Que le saint nom de Dieu en soit à jamais béni !

— Je suppose, Judith, que vous connaissez quelques-uns des officiers ; vous en connaissiez tant !

Judith ne répondit rien ; elle se couvrit le visage des deux mains et poussa un profond gémissement. Hetty la regarda avec surprise ; mais, supposant assez naturellement que la situation dans laquelle elle se trouvait elle-même causait le chagrin de sa sœur, son bon cœur la porta à chercher à la consoler.

— Ne songez pas à moi, chère Judith, dit-elle ; je ne souffre pas, et s’il faut que je meure, ma mère et mon père sont morts avant moi, et ce qui leur est arrivé peut bien m’arriver aussi. Vous savez que de toute la famille je suis la personne à qui l’on doit le moins penser ; et quand une fois je serai au fond du lac, tout le monde m’aura bientôt oubliée.

— Non, ma pauvre Hetty ; non, non ! s’écria Judith avec un violent transport de chagrin. — Moi, du moins, je ne vous oublierai jamais. — Oh ! que je me trouverais heureuse si je pouvais changer de place avec vous, et être la créature pure et innocente que vous êtes !

Le capitaine Warley était resté jusqu’alors debout, le dos appuyé contre la porte de la chambre. À l’instant où cet élan irrésistible de chagrin, peut-être de repentir, échappa à Judith, il se retira à pas lents d’un air pensif, et ne fit même aucune attention à l’enseigne quand il passa près de lui pendant que le chirurgien lui pansait le bras.

— Je n’ai pas perdu ma Bible, Judith ; je l’ai ici, reprit Hetty d’un ton de triomphe ; mais je ne puis la lire ; je ne sais ce que j’ai sur la vue aujourd’hui. Vous me semblez couverte d’un brouillard et comme dans l’éloignement, — et il en est de même de Hurry, à présent que je le regarde. — Eh bien ! je n’aurais jamais cru que Hurry March pût paraître à mes yeux sous un jour si terne. — Pourquoi donc vois-je si mal aujourd’hui, Judith ? Ma mère avait coutume de dire que j’avais les meilleurs yeux de toute la famille. — Oui, j’avais l’esprit faible, mais ma vue était excellente.

Judith gémit encore ; mais pour cette fois ce n’était aucun sentiment se rattachant à elle-même ni aucun souvenir du passé qui en étaient cause, c’était le chagrin pur et sincère occasionné par sa tendresse pour une sœur expirante ; et en ce moment elle aurait volontiers donné sa vie pour sauver celle de Hetty. Cet effort de généreux enthousiasme excédant le pouvoir de l’humanité, elle sentit qu’il ne lui restait en partage que l’affliction. En ce moment, poussé par une impulsion secrète à laquelle il ne put résister, Warley rentra dans la chambre, quoiqu’il sentît qu’il aurait volontiers quitté en ce moment pour jamais l’Amérique, si cela lui eût été possible. Au lieu de s’arrêter à la porte, il s’avança près du lit, et Hetty l’aperçut, car elle pouvait encore distinguer les objets qui étaient auprès d’elle.

— Êtes-vous l’officier qui est venu avec Hurry ? lui demanda-t-elle les yeux fixés sur lui. Si cela est, nous devons tous vous remercier, car, quoique j’aie été blessée, vous avez sauvé la vie des autres. Henri March vous a-t-il dit où vous nous trouveriez et combien nous avions besoin de votre secours ?

— La nouvelle de l’incursion des Iroquois, répondit Warley, charmé de pouvoir se soulager le cœur par cette communication amicale, nous a été apportée par un coureur indien d’une tribu qui nous est alliée ; et je reçus l’ordre de marcher à l’instant contre eux. Chemin faisant, nous rencontrâmes Hurry, et certainement cela fut heureux, car il nous servit de guide dans les bois. Un autre bonheur fut que nous entendîmes quelques coups de fusil qui non seulement nous portèrent à accélérer notre marche, mais qui nous dirigèrent vers l’endroit où notre présence était nécessaire. Le Delaware nous vit sur le rivage à l’aide d’une longue-vue, et lui et sa squaw nous rendirent d’excellents services. — Au total, miss Judith, ce fut réellement un heureux concours de circonstances.

— Ne me parlez de rien d’heureux, Monsieur, répondit Judith le visage appuyé sur ses mains ; le monde ne m’offre que misère, et je voudrais ne plus entendre parler de ma vie ni de mousquets, ni de combats, ni de soldats, ni d’hommes.

— Connaissez-vous ma sœur ? demanda Hetty au capitaine avant qu’il eût le temps de préparer une réponse. Comment savez-vous qu’elle se nomme Judith ? Vous ne vous trompez pas, c’est bien son nom ; et moi Je suis Hetty, fille de Thomas Hutter.

— Pour l’amour du ciel, chère sœur, s’écria Judith d’un ton suppliant, ne parlez plus de tout cela.

Hetty parut surprise ; mais, accoutumée à déférer aux désirs des autres, elle cessa d’adresser à Warley des questions qui étaient si pénibles à Judith. Baissant les yeux sur sa Bible, qu’elle tenait entre ses mains comme un avare tiendrait un écrin de pierres précieuses dans un naufrage ou au milieu d’un incendie, son esprit se porta vers l’avenir, et fit disparaître en grande partie le souvenir du passé.

— Nous ne serons pas longtemps séparées, Judith, dit-elle à sa sœur. Quand vous mourrez, il faudra vous faire enterrer dans le lac à côté de notre mère.

— Plût au ciel que j’y fusse en ce moment, Hetty !

— Non, cela ne se peut, Judith : il faut mourir avant qu’on ait le droit d’être enterré. Ce serait un péché de vous enterrer avant que vous soyez morte. J’ai pourtant pensé une fois à m’enterrer moi-même dans le lac. Mais Dieu n’a pas permis que je commisse ce péché.

— Vous ! vous, Hetty ; avoir eu une pareille pensée ! s’écria Judith au comble de la surprise, car elle savait qu’aucune parole ne sortait des lèvres de sa sœur qui ne fût religieusement vraie.

— Oui, Judith, j’ai en cette pensée, répondit la pauvre fille mourante, avec l’air d’humilité d’un enfant qui avoue une faute dont elle se repent ; mais Dieu l’a oublié, — non, car Dieu n’oublie rien, — mais il me l’a pardonné. C’était après la mort de ma mère, et je sentais que j’avais perdu le meilleur ami, sinon le seul que j’eusse dans ce monde. Il est vrai que mon père et vous, vous étiez pleins de bonté pour moi ; mais j’avais l’esprit si faible, que je sentais que je ne pouvais que vous causer de l’embarras. Et vous étiez l’un et l’autre si souvent honteux d’avoir une telle fille et une telle sœur, et il est si dur de vivre dans un monde où chacun vous regarde comme au-dessous de lui, que je pensai que, si je m’enterrais à côté de ma mère, je serais plus heureuse dans ce lac que dans notre hutte.

— Pardon, chère sœur ! — pardon, chère Hetty ! — Je vous conjure à genoux de me pardonner, si j’ai pu, par quelque parole ou par quelque action, faire naître dans votre esprit l’idée d’un acte si désespéré !

— Levez-vous, Judith ; agenouillez-vous devant Dieu, mais non devant moi. — Oui, c’est ce que je pensai quand ma mère fut morte. Je me rappelai tout ce que j’avais dit et tout ce que j’avais fait qui lui avait causé quelque peine, et j’aurais volontiers baisé ses pieds pour en obtenir le pardon. Je crois que c’est ce qui doit toujours arriver quand on voit mourir quelqu’un. Cependant, à présent que j’y pense, je ne me souviens pas d’avoir éprouvé la même chose à la mort de mon père.

Judith se leva, se couvrit le visage de son tablier, et pleura. Il y eut un long intervalle de silence, un intervalle de plus de deux heures. Pendant ce temps, Warley entra dans la chambre et en sortit bien des fois. Il semblait être mal à l’aise quand il était absent, et ne pouvait y rester quand il s’y trouvait. Il donna divers ordres qui furent exécutés, et il y avait un air de mouvement parmi les soldats, surtout lorsque le lieutenant, M. Croig, ayant terminé le devoir peu agréable de faire enterrer les morts, envoya demander ce qu’il devait faire avec la partie du détachement qui était sous ses ordres. Hetty sommeilla un peu, et pendant ce temps Deerslayer et Chingachgook sortirent de l’arche pour conférer ensemble. Au bout de deux heures, le chirurgien, qui avait été revoir Hetty, passa sur la plate-forme, et, avec un air de sensibilité qu’on n’avait jamais remarqué en lui, annonça qu’elle approchait rapidement de sa fin. À cette nouvelle, tous ceux qui avaient déjà quitté sa chambre se hâtèrent d’y rentrer. La violence du chagrin avait réduit Judith à l’inaction, et Hist s’acquittait seule de tous les petits soins qui peuvent faire paraître moins dur le lit de la mort, et qui semblent appartenir exclusivement aux femmes. Hetty n’avait subi aucun autre changement visible qu’une faiblesse générale, annonce de l’approche de la dissolution du corps. Tout ce qu’elle possédait d’esprit était aussi lucide que jamais, et son intelligence, sous quelques rapports, était peut-être même plus active qu’elle l’eût jamais été.

— Ne vous affligez pas tant pour moi, Judith, dit Hetty ; je reverrai bientôt ma mère. Je crois la voir déjà, et ses traits sont aussi doux et aussi souriants qu’ils avaient coutume de l’être. Quand je serai morte, Dieu me donnera peut-être tout mon esprit, et alors je serai une compagne plus convenable pour ma mère que je l’aie jamais été.

— Vous serez un ange dans le ciel, Hetty, dit Judith en sanglotant. Nul esprit n’y sera plus digne de ce séjour de toute sainteté.

— Je n’entends pas cela tout à fait ; cependant je sais que ce doit être la vérité ; je l’ai lu dans la Bible. — Mais comme il fait noir ! Est-ce déjà la nuit ? À peine puis-je vous voir. — Où est donc Hist ?

— Moi ici, pauvre fille. Vous pas voir ?

— Je vous vois ; mais je ne pouvais dire si c’était vous ou Judith. — Je crois que je ne vous verrai plus longtemps, Hist.

— Moi bien fâchée, pauvre Hetty ; mais vous tranquille ; — un ciel pour jeune fille à face pâle comme pour guerrier rouge.

— Où est le Serpent ? — je voudrais lui parler. — Qu’il me donne sa main. — Bien, je la sens. — Delaware, chérissez tendrement cette jeune Indienne ; je sais combien elle vous aime, et vous devez l’aimer aussi. Ne la traitez pas comme tant d’Indiens traitent leurs femmes, et soyez pour elle un véritable mari. — Maintenant, faites venir Deerslayer près de moi, et qu’il me donne la main.

Deerslayer s’approcha de son lit, et se soumit à tous les désirs de la pauvre Hetty avec la docilité d’un enfant.

— Je sens, Deerslayer, lui dit-elle, que vous et moi nous n’allons pas nous séparer pour toujours. — C’est une étrange idée ; je ne l’avais jamais eue. Je voudrais savoir d’où elle vient.

— C’est Dieu qui vous encourage dans cette extrémité, Hetty. C’est de lui que vient cette idée, et il faut la respecter. — Oui, nous nous reverrons ; mais il se passera encore du temps, et ce sera dans un pays éloigné.

— Avez-vous dessein aussi d’être enterré dans ce lac ? Si cela est, c’est une explication de ce que je sens.

— Cela est peu probable, Hetty, très-peu probable. Mais il y a pour les âmes chrétiennes une contrée où il ne se trouve, dit-on, ni lacs ni bois, quoique je ne voie pas de raison pour que les bois en soient bannis ; puisque on doit y trouver tout ce qui est agréable. Il est plus vraisemblable que mon corps sera enterré dans une forêt ; mais j’espère que mon esprit ne sera pas loin du vôtre.

— Soit ! Mon esprit est trop faible pour comprendre tout cela ; mais je sens que vous et moi nous nous reverrons. Mais où êtes-vous donc, ma sœur ? — Où êtes-vous tous ? — Je ne vois plus que des ténèbres. La nuit est donc tout à fait tombée ?

— Je suis ici, chère sœur, — à vos côtés ; ce sont mes bras qui vous entourent. — Parlez, Hetty, désirez-vous quelque chose en ce cruel moment ?

Hetty avait alors entièrement perdu le sens de la vue. Cependant la mort, en s’approchant d’elle, s’était dépouillée de la moitié de ses horreurs, comme par compassion pour une créature qui n’avait reçu en partage que la moitié des facultés mentales. Elle était pâle comme un cadavre ; mais sa voix, quoique basse, était claire et distincte, et sa respiration n’avait rien de pénible. Néanmoins, quand sa sœur lui fit cette question, une rougeur presque imperceptible se répandit sur ses joues décolorées. Judith fut la seule qui remarqua cette douce expression de la sensibilité d’une femme, même à l’article de la mort, et elle en comprit aisément la cause.

Approchant sa bouche de l’oreille de sa sœur assez près pour n’être entendue que par elle, Judith lui dit : — Hurry est dans cette chambre, ma chère Hetty ; le ferai-je approcher pour recevoir vos souhaits pour lui ?

Un léger serrement de main lui répondit affirmativement. Judith alla chercher Hurry et l’amena près du lit de sa sœur. Il est probable que jamais cet habitant grossier des frontières ne s’était trouvé dans une situation qui le fit paraître si gauche ; quoique le penchant que Hetty avait conçu pour lui fût d’une nature trop pure et trop céleste pour qu’il eût jamais pu en avoir le moindre soupçon. Il laissa Judith placer ses mains dans celles de la mourante, et attendit le résultat en silence.

— Voici Hurry, chère sœur, dit Judith penchée sur sa sœur, osant à peine parler assez haut pour s’entendre elle-même ; parlez-lui, et laissez-le se retirer.

— Que lui dirai-je, Judith ?

— Tout ce que la pureté de votre cœur vous portera à lui dire, Hetty ; fiez-vous-y, et vous n’avez rien à craindre.

— Adieu, Hurry ! murmura Hetty en lui serrant doucement la main. — Je voudrais que vous fissiez tous vos efforts pour ressembler davantage à Deerslayer.

Elle prononça ces mots avec difficulté ; une rougeur encore plus faible que la première parut sur son visage ; elle laissa aller la main de Hurry, et tourna la tête de l’autre côté comme si elle n’eût plus rien de commun avec le monde. Le sentiment mystérieux qui l’avait attachée à ce jeune homme, sentiment qui lui était presque inconnu à elle-même, et qu’elle n’aurait jamais conçu si elle avait eu l’usage complet de sa raison, disparut pour toujours, perdu dans des pensées d’un caractère plus élevé, mais à peine plus pur.

— À qui pensez-vous, chère sœur ? lui demanda Judith à voix basse ; désirez-vous quelque chose ?

— Je vois ma mère ; — je la vois dans le lac, — entourée d’une foule d’êtres brillants. — Mais pourquoi n’y vois-je pas mon père ? — cela est bien étrange ! je vois ma mère ; et vous, je ne puis vous voir. — Adieu, Judith !

Elle ne prononça ces derniers mots que quelques minutes après les autres, et Judith resta encore quelque temps courbée sur sa sœur, avant de s’apercevoir que son esprit s’était envolé. Ainsi mourut Hetty, un de ces liens mystérieux entre le monde matériel et immatériel, qui, tout en paraissant privés d’une partie de ce qui semble nécessaire à notre état d’existence sur la terre, offrent un si beau modèle de la pureté de celui qui doit le suivre.