Le Tueur de daims/Chapitre XXX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 466-479).



CHAPITRE XXX.


C’est ce que tu crois ; — c’est ce que chacun croit, — distinguant ce qui est de ce qui paraît être. Mais ici une autre moisson que celle que demande la faux du paysan fut faite par des mains plus sévères, à l’aide de la baïonnette, du sabre et de la lance.
Scott.

Il était hors du pouvoir de Deerslayer de savoir quelle cause avait produit cette stagnation subite dans les mouvements de ses ennemis ; ce fut le cours des événements qui le lui apprit. Il s’aperçut que c’était surtout parmi les femmes qu’il régnait une forte agitation, tandis que les guerriers étaient appuyés sur leurs armes, dans une sorte d’attente qui n’était pas sans dignité. Il était évident qu’aucune alarme n’avait été donnée, mais il n’était pas aussi clair que tout dût se passer amicalement. Rivenoak était certainement instruit de tout, et par un geste du bras il parut donner ordre que chacun gardât la place qu’il occupait dans le cercle.

L’explication de ce mystère ne se fit attendre que deux ou trois minutes. Judith parut à l’extérieur de la ligne formée par le cercle, et elle fut admise sur-le-champ dans l’intérieur.

Si Deerslayer fut surpris de cette arrivée inattendue, puisqu’il savait qu’elle n’avait aucun droit à obtenir cette exemption aux peines de la captivité qui avait été si libéralement accordée à sa sœur à cause de la faiblesse de son esprit, il ne le fut pas moins du costume sous lequel elle arrivait. Elle avait quitté la parure simple mais élégante qu’elle portait habituellement, pour se revêtir de la riche robe de brocard dont il a déjà été parlé, et qui avait une fois produit en elle un effet presque magique. Ce n’était pas assez. Accoutumée à voir les dames des forts décorées de tous leurs atours, elle avait complété sa mise de manière à n’en négliger aucun détail, et à ne laisser apercevoir aucun manque de goût, même à ceux qui auraient été initiés dans tous les mystères de la toilette des dames. Sa tête, ses pieds, ses bras, ses mains, son buste, sa draperie, tout était en harmonie ; et le but qu’elle se proposait, et qui était d’imposer aux sens de sauvages ignorants en leur faisant croire qu’ils voyaient en elle une femme de haut rang et d’importance, aurait pu être atteint même devant des gens habitués à distinguer entre les personnes. Indépendamment de sa beauté et de ses grâces naturelles, Judith tenait de sa mère des manières élégantes et distinguées, de sorte que son brillant costume n’aurait pu être porté avec plus d’avantage. Étalée dans une capitale, cette parure splendide aurait pu être essayée par mille femmes avant qu’il s’en trouvât une seule qui pût y faire autant d’honneur que la belle créature dont elle servait alors à décorer la personne.

Elle n’avait pas mal calculé l’effet que produirait son apparition. Du moment qu’elle se montra dans le cercle, Judith se trouva, jusqu’à un certain point, indemnisée des risques effrayants qu’elle courait en voyant la sensation non équivoque de surprise et d’admiration qu’elle produisait. Les vieux guerriers à figure rébarbative firent entendre leur exclamation favorite Hugh ! et elle fit une impression encore plus sensible sur les jeunes gens. Les femmes mêmes laissèrent échapper des exclamations de plaisir. Il était rare que ces enfants de la forêt vissent une femme blanche élevée au-dessus des derniers rangs de la société, et quant au costume, jamais pareille splendeur n’avait brillé à leurs yeux. Les plus beaux uniformes français ou anglais n’étaient rien, comparés au lustre du brocard, et tandis que la rare beauté de Judith ajoutait à l’effet produit par sa parure, cette parure ornait sa beauté de manière à surpasser ses espérances. Deerslayer lui-même parut au comble de la surprise, tant de l’éclat qu’il voyait dans la personne et dans la mise de Judith, que de l’indifférence qu’elle montrait pour les dangers qu’elle avait bravés par suite de la démarche qu’elle venait de faire. Chacun attendit qu’elle expliquât le motif de sa visite, motif qui semblait à la plupart des spectateurs aussi inexplicable que son apparition.

— Lequel de ces guerriers est le principal chef ? demanda Judith à Deerslayer, dès qu’elle vit qu’on attendait qu’elle entamât l’entretien. Ce que j’ai à dire est trop important pour que je m’adresse à un homme d’un rang inférieur. Expliquez d’abord aux Hurons ce que je vous dis, et répondez ensuite à ma question.

Deerslayer lui obéit sur-le-champ, et chacun écouta avec la plus vive attention l’interprétation des paroles d’un être si extraordinaire. Sa demande parut très-convenable dans la bouche d’une femme qui leur semblait elle-même du rang le plus élevé. Rivenoak y répondit en s’avançant vers elle, de manière à ne laisser aucun doute qu’il n’eût droit à la distinction qu’il réclamait.

— Je puis croire ce Huron, reprit Judith jouant son rôle avec un air de dignité qui aurait fait honneur à une actrice, car elle cherchait à donner à ses manières cette condescendance courtoise qu’elle avait vue dans la femme d’un officier-général dans une occasion semblable, quoique d’un genre plus pacifique. Il m’est facile de croire que vous êtes ici le principal chef, car je vois sur votre physionomie des traces de pensées et de réflexion. C’est donc à vous que je dois m’adresser.

— Que la Fleur-des-Champs parle, répondit le vieux chef dès que les paroles de Judith lui eurent été expliquées. Si ses paroles sont aussi agréables que ses regards, elles ne sortiront jamais de mes oreilles, et je les entendrai encore longtemps après que l’hiver du Canada aura tué toutes les fleurs et glacé tous les discours de l’hiver.

Tout tribut d’admiration plaisait toujours à Judith, et le discours du vieux chef l’aida à conserver son sang-froid tout en nourrissant sa vanité. Souriant involontairement, en dépit du désir qu’elle avait de maintenir un air de réserve, elle reprit la parole :

— Maintenant, Huron, écoutez-moi bien. Vos yeux vous disent que je ne suis pas une femme ordinaire. Je ne vous dirai pas que je suis la reine de ce pays, car elle habite une contrée bien éloignée ; mais il existe sous nos puissants monarques des rangs de divers degrés, et j’en occupe un. Je n’ai pas besoin de vous dire quel est précisément ce rang, car vous ne pourriez le comprendre. Consultez seulement vos yeux, ils vous apprendront qui je suis, et ils vous diront qu’en m’écoutant, vous écoutez une femme qui peut être votre amie ou votre ennemie, suivant l’accueil qu’elle recevra de vous.

Elle parla ainsi d’un ton ferme et imposant qui était réellement surprenant dans la circonstance où elle se trouvait. Son discours fut traduit en dialecte indien par Deerslayer, et il fut écouté avec un respect et une gravité qui étaient d’un augure favorable. Mais il n’est pas facile de remonter jusqu’aux sources des pensées des Indiens. Judith attendait une réponse avec une inquiétude mêlée de doute et d’espoir. Rivenoak était un orateur exercé, et il répondit aussi promptement que le comportaient les idées des Indiens sur le décorum : car ils pensent qu’un certain délai, avant de répondre, annonce plus de respect, et prouve que les paroles qu’on vient d’entendre ont été mûrement pesées.

— Ma fille est plus belle que les roses sauvages de l’Ontario, et sa voix est aussi agréable à l’oreille que le chant du roitelet, répondit ce chef circonspect et cauteleux qui, seul de tous les Hurons, ne s’en était pas laissé imposer par la parure magnifique et la beauté transcendante de Judith, et dont l’admiration était mêlée de méfiance. L’oiseau-mouche n’est guère plus gros que l’abeille, et pourtant son plumage est aussi brillant que les plumes de la queue du paon. Le Grand-Esprit couvre quelquefois de très-petits animaux d’un vêtement splendide, tandis qu’il n’accorde à l’élan qu’un poil grossier. Toutes ces choses sont au-dessus de l’intelligence des pauvres Indiens, qui ne comprennent que ce qu’ils voient et ce qu’ils entendent. Ma fille a sans doute un très-grand wigwam quelque part dans les environs du lac ; les Hurons ne l’ont pas découvert à cause de leur ignorance.

— Je vous ai dit, chef, qu’il serait inutile de vouloir vous expliquer quel est mon rang, puisque vous ne pourriez me comprendre. Il faut vous fier à vos yeux pour cette connaissance ; quel est l’homme rouge ici qui ne puisse le voir ? Les vêtements que je porte ne ressemblent pas à la couverture que vos squaws jettent sur leurs épaules, et des ornements d’un genre qui approche des miens ne se voient que sur les femmes et les filles des premiers chefs. À présent, écoutez-moi, Huron, et apprenez pourquoi je me suis rendue seule au milieu de vous, et quel est le motif de ma visite. Les Anglais ont des jeunes guerriers aussi bien que les Hurons, et en grand nombre, vous le savez.

— Les Yengeese sont aussi nombreux que les feuilles des arbres. Il n’y a pas un Huron qui ne le sache.

— Je vous comprends, Huron. Si j’avais amené du monde avec moi, il aurait pu en résulter des malheurs. Mes jeunes guerriers et les vôtres auraient pu se regarder de mauvais œil, surtout si les miens avaient vu ce jeune blanc prêt à subir la torture. C’est un grand chasseur estimé dans tous les forts, voisins ou éloignés. Il y aurait eu une querelle, et la piste des Iroquois retournant dans le Canada aurait été couverte de sang.

— Il y en a déjà tant, que nos yeux en sont aveuglés, répondit le chef d’un air sombre ; et mes guerriers se plaignent de ce que tout ce sang est huron.

— Sans doute, et le sang huron aurait encore coulé si j’étais venue entourée de Faces-Pâles. J’ai entendu parler de Rivenoak, et j’ai pensé qu’il vaudrait mieux le laisser retourner en paix dans son village pour qu’il y dépose ses femmes et ses enfants. S’il veut ensuite venir chercher nos chevelures, nous irons à sa rencontre. Il aime les animaux d’ivoire et les petits fusils : voyez, je lui en ai apporté, car je suis son amie. Quand il les aura placés parmi tout ce qui lui appartient, il partira pour son village, et y arrivera avant qu’aucun de mes guerriers puisse l’atteindre. Alors il montrera aux Iroquois du Canada quelles richesses il est venu chercher, maintenant que nos pères, qui sont au-delà du grand lac d’eau salée, se sont envoyé la hache de guerre l’un à l’autre ; et j’emmènerai avec moi ce grand chasseur, dont j’ai besoin pour que ma maison ne manque pas de venaison.

Judith, qui connaissait assez bien le mode d’élocution particulier aux Indiens, avait cherché à exprimer ses idées à leur manière sentencieuse, et y avait réussi au-delà de son attente. Deerslayer avait rendu ses expressions avec une grande fidélité, d’autant plus volontiers qu’elle s’était abstenue avec soin de tout mensonge positif, hommage qu’elle rendait à l’aversion bien connue du jeune chasseur pour toute espèce de fausseté qu’il regardait comme une bassesse indigne d’un homme blanc. L’offre des deux pistolets dont l’un avait été mis hors de service par l’accident qui a été rapporté, et de deux tours ou éléphants du jeu d’échecs, fit une forte sensation parmi les Indiens en général ; mais Rivenoak l’accueillit avec froideur, malgré l’enthousiasme que lui avait causé la première vue de la représentation d’un animal à deux queues. En un mot ce sauvage plein de sang-froid et de sagacité ne se laissa pas éblouir aussi aisément que ses compagnons, et, avec un sentiment d’honneur que la moitié du monde civilisé aurait cru surérogatoire, il refusa d’accepter un présent dont il n’était pas disposé à offrir l’équivalent.

— Que ma fille garde ses pourceaux à deux queues pour les manger quand elle manquera de venaison, dit-il, et qu’elle garde aussi ses petits fusils à double canon. Les Hurons tueront des daims quand ils auront faim, et ils ont de longs mousquets pour combattre leurs ennemis. Ce chasseur ne peut quitter mes jeunes guerriers maintenant. Ils veulent voir s’il a un courage aussi ferme qu’il s’en vante.

— Je nie cela, Huron, s’écria Deerslayer avec chaleur ; je le nie positivement, comme étant contre la raison et la vérité. Personne ne m’a jamais entendu me vanter, et personne ne l’entendra jamais ; quand même vous m’écorcheriez tout vivant, et que vous me feriez rôtir ensuite avec toutes vos cruautés infernales. Je puis être humble et malheureux, je suis votre prisonnier, mais il n’est pas dans mes dons de me vanter.

— Mon jeune ami à Face-Pâle se vante de ne jamais se vanter, dit Rivenoak avec un sourire ironique, — il doit avoir raison. — Mais j’ai entendu chanter un oiseau étranger. Il y a un plumage dont aucun Huron n’a jamais vu le semblable. Nous serions honteux de retourner dans notre village et de dire à nos frères que nous avons rendu notre prisonnier, séduits par le chant et les belles plumes de cet oiseau, sans pouvoir leur dire quel en est le nom. Mes guerriers ne savent s’ils doivent dire que c’est un roitelet ou un oiseau de paradis. Ce serait une honte pour eux. On ne voudrait plus permettre à nos jeunes gens de parcourir les bois sans avoir leurs mères avec eux pour leur apprendre le nom des oiseaux.

— Vous pouvez demander mon nom à votre prisonnier ; il vous dira que je me nomme Judith, et il est beaucoup parlé de l’histoire de Judith dans le meilleur livre des Faces-Pâles, la Bible. Si je suis un oiseau portant de belles plumes, je porte aussi un beau nom.

— Non, répondit le chef, laissant voir l’artifice qu’il avait employé en parlant anglais de manière à se faire comprendre, — non ; pas demander au prisonnier, — est fatigué, — a besoin de repos. — Demander à ma fille l’Esprit-Faible. — Près de moi, ma fille ; vous répondre. — Hetty votre nom, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est ainsi qu’on m’appelle, quoique ce nom soit écrit Esther dans la Bible.

— Écrit aussi dans la Bible ! — Tout écrit dans la Bible, donc ? — N’importe ! Son nom à elle ?

— Judith ; c’est ainsi qu’il est écrit dans la Bible, — c’est ma sœur Judith, fille de Thomas Hutter, que vous appeliez le Rat-Musqué, quoiqu’il ne fût pas un rat musqué, mais un homme comme vous. Il demeurait dans une maison sur le lac, et c’était assez pour vous.

Un sourire de triomphe parut sur le visage ridé du vieux chef, en voyant qu’il avait complètement réussi en s’adressant à une jeune fille aussi véridique que l’était Hetty. Quant à Judith, du moment que Rivenoak interrogea Hetty, elle vit que tout était perdu, car nul signe, nulle prière, n’auraient pu engager sa sœur à faire un mensonge. Elle sentit qu’il était impossible de faire passer dans l’esprit des sauvages une fille du Rat-Musqué pour une princesse ou une grande dame ; et elle vit échouer le moyen hardi et ingénieux qu’elle avait imaginé pour sauver le prisonnier, par une des causes les plus simples et les plus naturelles du monde. Elle jeta un coup d’œil sur Deerslayer, comme pour l’inviter à faire un effort pour les sauver tous deux.

— Cela est impossible, Judith, répondit le jeune chasseur à cet appel muet, qu’il comprit, mais dont il sentit l’inutilité, complètement impossible. C’était une idée hardie et digne de la femme d’un général ; mais ce Mingo là-bas, — Rivenoak s’était retiré à quelque distance avec ses chefs, et ne pouvait les entendre, — ce Mingo là-bas est un homme peu commun, et toute ruse qui est contre nature ne peut réussir contre lui ; il faut des choses qui se présentent à lui dans un ordre naturel pour couvrir ses yeux d’un brouillard. C’en était trop d’espérer que vous lui feriez croire que vous étiez une grande dame vivant dans ces montagnes ; et je ne doute pas qu’il ne pense que la parure que vous portez fait partie du butin de votre père, — ou du moins de l’homme qui passait pour l’être, et qui l’est probablement, si tout ce qu’on dit est vrai.

— Dans tous les cas, Deerslayer, ma présence ici sera une sauvegarde pour vous pendant quelque temps ; ils n’essaieront pas de vous torturer sous mes yeux.

— Pourquoi non, Judith ? Croyez-vous qu’ils auront plus de ménagements pour une femme blanche que pour leurs squaws ? Il est probable que votre sexe vous mettra à l’abri des tourments, mais il ne sauvera pas votre liberté, ni peut-être votre chevelure. Je regrette que vous soyez venue ici, Judith ; cela ne peut me faire aucun bien, et il peut en résulter beaucoup de mal pour vous.

— Je puis partager votre destin, répondit-elle avec un généreux enthousiasme. — Ils ne vous feront aucun mal en ma présence, si je puis l’empêcher. — D’ailleurs…

— D’ailleurs quoi ? Judith ? Quel moyen avez-vous d’empêcher la cruauté diabolique des Indiens ?

— Peut-être aucun, répondit-elle avec fermeté ; — mais je puis souffrir avec mes amis, — mourir avec eux, s’il le faut.

— Ah ! Judith, vous pouvez souffrir, mais vous ne mourrez pas avant le terme que Dieu a fixé à vos jours. Il n’est pas probable qu’une femme si jeune et si belle ait un sort plus rigoureux que de devenir la femme de quelque chef, si vous pouvez vous résoudre à prendre un Indien pour mari. Il aurait bien mieux valu que vous fussiez restée sur l’arche ou dans le château ; mais ce qui est fait est fait. — Mais vous alliez dire quelque chose, quand vous vous êtes arrêtée au mot d’ailleurs.

— Il pourrait n’être pas sûr d’en parler ici, répondit-elle à la hâte en passant devant lui nonchalamment pour pouvoir lui dire un mot à voix basse. — Une demi-heure est tout pour nous. Aucun de vos amis n’est resté oisif.

Le jeune chasseur ne lui répondit que par un regard reconnaissant. Il se tourna ensuite vers ses ennemis, connue s’il eût été prêt à braver les tourments. Une courte consultation avait eu lieu entre les chefs, et ils venaient de prendre leur détermination. Le projet miséricordieux de Rivenoak avait été fort affaibli par l’artifice de Judith, qui, venant à manquer, avait produit un effet tout à fait contraire à son attente. Cela était tout naturel, car les Indiens devaient être piqués en voyant qu’ils avaient été sur le point d’être dupes du stratagème d’une jeune fille. Aucun d’eux ne doutait alors qu’elle ne fût réellement fille du Rat-Musqué, le bruit généralement répandu de sa beauté contribuant à les en convaincre. Quant à sa parure extraordinaire, c’était un mystère qui se confondait avec celui des animaux à deux queues, et elle n’eut plus aucune influence sur leurs esprits.

Quand Rivenoak revint près de son prisonnier, sa physionomie n’était plus la même ; il avait renoncé au désir de le sauver, et il n’était plus disposé à retarder plus longtemps les tortures. Ce changement survenu dans ses idées s’était communiqué aux jeunes guerriers, et ils faisaient les derniers préparatifs pour l’ouverture de cette scène. Des branches sèches furent rapidement amoncelées près d’un jeune arbre. Les éclats de racines de pins qui devaient lui être enfoncées dans la chair avant de les allumer furent rassemblés. — Les cordes destinées à l’attacher à l’arbre furent apportées. Tout cela se fit en profond silence. Judith suivait des yeux tous ces mouvements presque sans pouvoir respirer, tandis que Deerslayer n’en paraissait pas plus ému qu’un des arbres de la forêt. Cependant quand des guerriers s’approchèrent de lui avec des cordes, il jeta sur Judith un regard qui semblait lui demander s’il devait résister ou se soumettre. Un geste expressif qu’elle fit lui conseilla ce dernier parti. Il fut donc attaché à l’arbre une seconde fois, exposé à toutes les insultes et à tous les actes de cruauté. Chacun était alors si activement occupé, que pas un mot ne fut prononcé. Le feu fut bientôt mis au bûcher, et l’on en attendit le résultat avec impatience.

L’intention des Hurons n’était pourtant pas d’ôter la vie à leur victime par le moyen du feu ; leur but était uniquement de mettre à l’épreuve son courage moral en l’exposant à la plus forte chaleur que le corps humain puisse supporter sans mourir. Leur dessein était de finir par emporter avec eux sa chevelure, mais ils voulaient d’abord vaincre sa résolution, et arracher de lui des gémissements, des plaintes, des cris de douleur. Dans cette vue, le bûcher avait été placé à une distance convenable de l’arbre, où la chaleur pût bientôt devenir insupportable sans mettre ses jours en danger. Néanmoins, comme cela arrivait souvent en pareilles occasions, la distance n’avait pas été bien calculée, et les flammes commençaient à darder leurs langues fourchues à une proximité du visage de la victime qui lui aurait été fatale un moment plus tard, quand Hetty, armée d’un bâton, se précipita à travers la foule, et dispersa de tous côtés les branches embrasées. Plus d’une main se leva pour punir cette audace ; mais les chefs réprimèrent le courroux de leurs jeunes compagnons, en leur rappelant la faiblesse d’esprit de la coupable. Hetty était insensible au risque qu’elle courait ; mais dès qu’elle eut exécuté cet acte audacieux, elle resta debout au milieu du cercle, regardant autour d’elle, les sourcils froncés, comme si elle eût voulu reprocher aux sauvages leur barbarie.

— Que Dieu vous récompense de cet acte de bravoure et de présence d’esprit, chère sœur ! murmura Judith, abattue à un tel point qu’elle était incapable de tout mouvement. C’est Dieu lui-même qui vous avait donné cette sainte mission.

— L’intention était bonne, Judith, dit la victime ; elle était excellente, et il en était temps ; car si j’avais avalé en respirant une bouffée de ces flammes, tout le pouvoir des hommes ne pouvait me sauver la vie. S’il doit arriver quelque chose, il faut que cela arrive bientôt, sans quoi il sera trop tard. Vous voyez qu’ils ont attaché mon front à l’arbre avec un bandeau, pour ne laisser aucune chance à ma tête. Oui, l’intention était bonne, mais il y aurait peut-être eu plus de pitié à laisser les flammes faire leur devoir.

— Cruels Hurons, Hurons sans pitié ! s’écria Hetty avec indignation ; voudriez-vous brûler un homme, un chrétien, comme vous brûleriez une souche de bois ? Ne lisez-vous donc jamais la Bible ? Croyez-vous que Dieu puisse jamais oublier une telle atrocité ?

À un geste de Rivenoak, on réunit les tisons épars, tandis que les femmes et les enfants s’occupaient avec activité à ramasser et à apporter de nouvelles branches sèches. La flamme se montrait pour la seconde fois, quand une jeune Indienne se fit jour pour entrer dans l’intérieur du cercle, et dispersa avec le pied les branches qui commençaient à s’enflammer. À ce second désappointement, tous les Hurons poussèrent de grands cris ; mais quand l’Indienne leva la tête vers eux, et qu’ils reconnurent les traits de Hist, les cris de fureur firent place à des exclamations de surprise et de plaisir. Pendant une minute personne ne songea au prisonnier, et tous les Hurons, jeunes et vieux, se groupèrent autour de Hist pour lui demander la cause de son retour soudain et inattendu. Ce fut en ce moment critique que Hist dit quelques mots à voix basse à Judith, en lui plaçant dans la main un petit objet sans que personne le vît. Elle se tourna ensuite vers les jeunes Huronnes, qui avaient toutes de l’amitié pour elle, et entra avec elles en conversation. De son côté, Judith reprit son sang-froid et agit avec promptitude. Elle remit sur-le-champ à Hetty le petit couteau à lame bien tranchante qu’elle venait de recevoir de Hist, croyant que c’était le moyen le plus sûr de le faire passer à Deerslayer. Mais l’intelligence bornée de Hetty déjoua les espérances bien fondées des trois autres. Au lieu de lui rendre la liberté des mains, et de lui remettre le couteau pour qu’il s’en servît quand il jugerait le moment favorable, elle commença par couper ouvertement le bandeau qui attachait son front à l’arbre. Les Hurons s’en aperçurent, ils coururent à elle, et ils l’entraînèrent à l’instant où elle coupait une corde passée autour de sa poitrine. Cette découverte fit soupçonner Hist, et quand on la questionna, l’Indienne intrépide, à la grande surprise de Judith, avoua sans hésiter la part qu’elle avait prise à ce qui venait de se passer.

— Et pourquoi n’aurais-je pas cherché à secourir Deerslayer ? demanda-t-elle d’un ton ferme. Il est frère d’un chef delaware, et mon cœur est tout delaware. Avancez, misérable Briarthorn ; effacez de votre visage les couleurs iroquoises, et montrez aux Hurons le lâche que vous êtes, vous qui mangeriez la charogne de vos frères plutôt que de manquer d’aliments. Mettez-le en face de Deerslayer, chefs et guerriers, et je vous ferai voir quel misérable vous avez reçu dans votre tribu.

Ce discours hardi, prononcé dans leur propre dialecte, et d’un air plein de confiance, produisit une forte sensation parmi les Hurons. La trahison fait toujours naître la méfiance, et quoique Briarthorn se fût efforcé de bien servir ses ennemis naturels, ses efforts n’avaient abouti qu’à le faire tout au plus tolérer parmi eux. Son désir d’obtenir Hist pour femme l’avait d’abord porté à la trahir, ainsi que sa tribu ; mais il avait bientôt trouvé des rivaux plus puissants que lui parmi ses nouveaux amis, et à peine lui avait-il été permis de rester dans leur camp, où il était surveillé d’aussi près que Hist l’était elle-même, et où il paraissait rarement devant les chefs. Il avait eu le plus grand soin de ne pas se montrer à Deerslayer, qui, jusqu’à ce moment, avait même ignoré qu’il fût dans le camp des Hurons. Interpellé de cette manière, il lui était impossible de rester derrière les autres. Il n’effaça pourtant pas de son visage les couleurs iroquoises, qui le déguisaient si bien, que lorsqu’il se fut avancé dans le cercle le jeune chasseur ne le reconnut pas. Prenant un ton de bravade, il demanda avec hauteur ce qu’on avait à dire contre Briarthorn.

— C’est à vous-même que vous devez faire cette question, s’écria Hist avec chaleur, quoique ses idées semblassent moins concentrées sur le même objet, et qu’elle en parût distraite par quelque autre chose, comme s’en aperçurent Deerslayer et Judith, sinon d’autres. Demandez-le à votre propre cœur, lâche déserteur des Delawares, et ne venez pas ici avec la face d’un homme innocent. Allez vous regarder dans une source, et reconnaissez sur votre peau menteuse les couleurs de vos ennemis naturels. Revenez ensuite vous vanter de la manière dont vous avez fui de votre tribu, et dont vous avez pris une couverture française pour vous couvrir. Peignez-vous ensuite tout le corps de couleurs aussi brillantes que celles de l’oiseau-mouche, vous n’en serez pas moins aussi noir que le corbeau.

Hist avait montré une douceur si uniforme pendant tout le temps qu’elle avait passé avec les Hurons, qu’ils furent au comble de la surprise en l’entendant parler ainsi. Quant à Briarthorn, le sang lui bouillait dans les veines, et il fut heureux pour Hist qu’il ne fût pas en son pouvoir de faire tomber sa vengeance sur elle, en dépit de l’amour qu’il avait eu.

— Que désire-t-on de Briarthorn ? demanda-t-il avec arrogance. Si l’homme blanc est las de la vie, s’il craint les tourments, parlez, Rivenoak, et je l’enverrai rejoindre les guerriers que nous avons perdus.

— Non, chef ; non, Rivenoak, s’écria Hist avec vivacité ; Deerslayer ne craint rien, ni personne, et moins que personne un corbeau. Faites couper ses liens, placez-le en face de cet oiseau croassant, et nous verrons lequel des deux ira joindre vos guerriers.

Hist fit un mouvement en avant pour prendre le couteau d’un jeune homme et faire elle-même ce qu’elle avait proposé ; mais, à un signe de Rivenoak, un vieux guerrier la retint. Le chef surveillait avec méfiance tous les mouvements de la jeune Indienne ; car, même en parlant du ton le plus animé, elle avait un air d’inquiétude et d’attente qui ne pouvait échapper à un observateur si attentif. Elle jouait bien son rôle, mais deux ou trois vieux chefs étaient convaincus que c’était un rôle qu’elle jouait. Elle se trouva donc trompée dans son espoir au moment où elle se flattait d’avoir réussi. Rivenoak ordonna alors que tout le monde reprît sa place dans le cercle, et qu’on préparât encore une fois le bûcher pour l’allumer, le délai ayant été assez long et n’ayant amené aucun résultat.

— Attendez, Hurons ! Attendez, chef ! s’écria Judith, sachant à peine ce qu’elle disait ; une minute de plus ! un seul instant !

Elle fut interrompue par un nouvel incident, encore plus extraordinaire que les autres. Un jeune Indien, venant à pas précipités, perça à travers le cercle des Hurons, et se trouva au centre en un instant, de manière à montrer ou une entière confiance, ou une témérité voisine de la folie. Cinq ou six sentinelles veillaient sur les bords du lac à différents points plus ou moins éloignés, et la première idée de Rivenoak fut que c’était l’un d’eux qui apportait quelque nouvelle importante. Cependant les mouvements de l’étranger étaient si rapides et la peinture dont était couvert son corps, qui n’avait guère plus de draperie qu’une statue antique, avait si peu de signes distinctifs, qu’il fut impossible, dans le premier moment, de reconnaître s’il était ami ou ennemi. Trois bonds l’avaient porté à côté de Deerslayer, dont il coupa tous les liens en un clin d’œil, avec une précision qui rendit au prisonnier l’usage de tous ses membres. Ce ne fut qu’alors que l’étranger jeta un regard sur quelque autre objet. Il se redressa, se retourna, et montra aux Hurons étonnés le front noble et l’œil d’aigle d’un jeune guerrier portant les couleurs et les armes des Delawares. Il tenait de chaque main une carabine dont la crosse reposait sur la terre, et à l’une desquelles étaient attachés le sac à balles et la poire à poudre ; c’était Killdeer, et il la remit à son maître, tout en lançant des regards assurés et audacieux sur les Hurons qui l’entouraient. La présence de deux hommes armés, quoique au milieu d’eux, fit tressaillir les Hurons. Leurs fusils, la plupart non chargés, avaient été laissés à l’écart sous différents arbres, et ils n’avaient d’autres armes que leurs couteaux et leurs tomahawks. Cependant ils avaient trop de sang-froid pour montrer de la crainte, et d’ailleurs il n’était guère probable que deux hommes osassent attaquer une troupe si nombreuse, et chacun pensait que quelque proposition allait suivre une démarche si audacieuse. L’étranger ne trompa point leur attente, car il leur adressa la parole.

— Hurons, dit-il, la terre est grande ; il y a place derrière les grands lacs d’eau douce pour les Iroquois, et de ce côté-ci pour les Delawares. Je suis Chingachgook, fils d’Uncas, et parent de Tamenund. Wah est ma fiancée, et cet homme blanc est mon ami. Mon cœur fut percé quand je vis qu’il me manquait, et je le suivis dans votre camp pour veiller à ce qu’il ne lui arrivât aucun mal. Toutes les jeunes filles delawares attendent Wah, et sont surprises qu’elle soit absente si longtemps. Disons-nous adieu, et partons chacun de notre côté.

— Hurons ! s’écria Briarthorn, cet homme est votre ennemi mortel ; c’est le Grand-Serpent des Delawares. S’il vous échappe, vos moccasins laisseront des traces de sang depuis l’endroit où nous sommes jusqu’au Canada. Moi, je suis tout Huron.

En parlant ainsi, le traître lança son couteau contre la poitrine nue du Delaware. Hist, qui était près de Briarthorn, détourna le coup en lui poussant le bras, et l’arme meurtrière alla s’enfoncer dans un pin. L’instant d’après, une arme semblable brilla dans la main du Grand-Serpent, partit, et perça le cœur du transfuge. Une minute s’était à peine écoulée depuis l’instant où Chingachgook s’était élancé dans le cercle, jusqu’à celui où Briarthorn tomba comme un arbre au dernier coup de hache. La rapidité des événements avait tenu les Hurons dans l’inaction ; mais cette catastrophe leur fit sentir qu’il était temps d’agir : ils poussèrent leur cri de guerre, et tous se mirent en mouvement. En cet instant, un bruit inusité se fit entendre dans la forêt, et tous les Hurons, hommes et femmes, s’arrêtèrent pour écouter. C’était un son sourd et régulier, comme si l’on eût frappé la terre avec des marteaux de paveurs. Quelque chose se montra dans le lointain à travers les arbres ; on distingua ensuite une troupe de soldats marchant d’un pas mesuré ; ils avancèrent au pas de charge dès qu’ils aperçurent l’ennemi, et l’on reconnut l’uniforme écarlate des Anglais.

Il serait difficile de décrire la scène qui suivit : un ordre admirable régnait d’un côté ; de l’autre, ce n’étaient que confusion, efforts frénétiques et désespoir. Les Hurons poussèrent des cris de fureur, les soldats y répondirent par des acclamations joyeuses ; Pas un coup de fusil ne fut tiré, mais la troupe continuait à marcher, la baïonnette en avant. Les Hurons se trouvaient dans une position très-désavantageuse : ils étaient entourés de trois côtés par l’eau du lac, et de l’autre un détachement d’environ soixante soldats bien armés et bien disciplinés leur coupait la retraite. Les guerriers indiens coururent chercher leurs armes, et tous, hommes,

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femmes et enfants, ne songèrent plus qu’à chercher un couvert. Au milieu de cette scène de confusion, Deerslayer agit avec un sang-froid et une présence d’esprit que rien ne pouvait surpasser. Après avoir placé Hist et Judith derrière deux gros arbres, il chercha Hetty pour la mettre également en sûreté ; mais elle avait été entraînée par un groupe de femmes huronnes. Se plaçant ensuite sur le flanc des Hurons qui fuyaient vers le sud de la pointe dans l’espoir de se sauver à la nage, il vit deux de ceux qui s’étaient montrés les plus acharnés contre lui, marchant à côté l’un de l’autre. Ce fut de sa carabine que partit le premier coup de feu qui se fit entendre, et la même balle les fit tomber tous deux. Les Hurons firent alors une décharge générale. Le Grand-Serpent y répondit par son cri de guerre, joint à un coup de sa carabine ; mais les soldats continuèrent à avancer sans faire feu ; un seul coup de mousquet partit de leurs rangs, et il avait été tiré par Hurry, qui avait été leur guide et qui les suivait comme volontaire. Bientôt après, on entendit pourtant les cris, les gémissements et les exécrations qui accompagnent ordinairement l’emploi de la baïonnette, et la scène devint une de celle dont nous avons vu de notre temps un si grand nombre dans les guerres contre les sauvages, et où ni l’âge ni le sexe ne mettent à l’abri de la mort.